L’Albanie a sauvé les Juifs des nazis. Aujourd’hui, les enseignants parlent de la Shoah aux nouvelles générations
Peu de jeunes savent que l'Albanie est le seul pays européen dont la population juive a augmenté lors de la Guerre. Une conférence entend changer la donne en parlant de l'héroïsme de ce pays
ELBASAN, Albanie (JTA) – La visite d’Isaac Herzog en Albanie, la semaine dernière, est la première d’un dirigeant israélien dans ce qui est le seul pays européen ayant fini la Seconde Guerre mondiale avec plus de Juifs qu’à son commencement.
Le rôle de l’Albanie dans le sauvetage des Juifs pendant la Shoah a été l’un des sujets clés de la brève visite du président israélien composée d’une cérémonie au mémorial de la Shoah à Tirana et de rencontres avec les descendants de certains des 75 musulmans, catholiques et chrétiens orthodoxes auxquels Yad Vashem a reconnu le caractère de Justes – à savoir celles et ceux qui ont risqué leur vie pour sauver les Juifs de la déportation vers les camps de la mort nazis suite à l’occupation de l’Albanie par l’Allemagne, dès septembre 1943.
« Les Albanais cachaient les Juifs sans se soucier de leur origine ou de leur état de fortune », explique Petrit Zorba, chef de l’Association d’amitié albano-israélienne à la Jewish Telegraphic Agency d’Elbasan, petite ville située à environ une heure de route au sud de Tirana, la capitale.
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Zorba estime à 3 000 le nombre de Juifs étrangers qui ont trouvé refuge en Albanie pendant la Seconde Guerre mondiale. « À une centaine de mètres d’ici vivait la famille Kurmaku, l’une des familles qui ont protégé les Juifs », poursuit-il. « Ces maisons sont devenues depuis des lieux de visite très courus des Israéliens et d’autres visiteurs. »
Pourtant, les jeunes de ce pays autrefois marxiste, fort d’une population de 2,6 millions d’habitants, ne savent presque rien de cette histoire unique au monde, explique Florenca Stafa, directrice du Centre de recherche sur l’Albanie et les Balkans à l’Université d’Elbasan, la principale et plus ancienne université d’Albanie.
« Du temps du communisme, personne ne parlait de la Shoah. On n’en parlait pas à l’école », explique Stafa, 41 ans, dont le père a été emprisonné durant deux ans, à la fin des années 1960, pour s’être plaint qu’il n’y avait pas de pain. « Même après l’effondrement du régime, dans les années 1990, le sujet restait méconnu. Pour moi qui suis professeure, il est important de faire bouger les choses. »
C’est dans ce but que Stafa a contribué à l’organisation d’une conférence au profit de 25 enseignants, la semaine dernière à Elbasan. Coparrainée par l’Association des professeurs albanais d’histoire et l’Institut Olga Lengyel – TOLI -, ONG new-yorkaise à but non lucratif qui promeut l’enseignement de la Shoah aux États-Unis et en Europe, elle a duré cinq jours.
Oana Nestian-Sandu, directrice du programme international de TOLI, explique que l’Albanie est le 14e pays – hors États-Unis – à accueillir, depuis 2012, un séminaire de TOLI pour les professeurs, et le seul où l’antisémitisme – endémique dans une grande partie de l’Europe de l’Est – n’ait jamais été un véritable problème.
« Nous sommes des enseignants et il nous faut trouver la meilleure façon de présenter cet énorme sujet à nos élèves », poursuit-elle. « Pour eux, ça s’est passé il y a presque 100 ans. Mais des recherches ont montré que grâce aux journaux intimes, les élèves pouvaient se sentir liés à cette histoire. Et au final, non seulement ils s’y intéressent, mais en plus ils ont envie d’en savoir davantage – quitte à le faire sur leur temps libre – et de s’en inspirer. »
Albana Ndoja, 47 ans, est professeure d’histoire depuis longtemps et aussi directrice adjointe du lycée Kolë Idromeno de Shködra, ville majoritairement catholique. Elle a, pour la première fois, entendu parler de la Shoah lors d’une visite collective d’une semaine à Yad Vashem en 2016, organisée par le ministère albanais de la Culture.
« Nous enseignions la Seconde Guerre mondiale et le monde antique, mais pas la Shoah », explique Ndoja, qui est musulmane. Elle précise que dans sa ville natale, la famille d’Agostin et Gysepina Çiftja a hébergé une famille juive pendant un an, alors même que leur maison se trouvait à côté d’une caserne nazie.
« Les évêques de Shködra leur ont donné une identité catholique, sans jamais essayer de les convertir. Au bout d’un an, ils leur ont obtenu de nouveaux passeports et les ont aidés à se rendre en Macédoine. Avec mes élèves, j’essaie de compiler l’histoire des familles de notre ville qui ont agi de la sorte », poursuit-elle en ajoutant : « Si nous ne tirons pas les leçons du passé, nous ne pouvons pas apprendre à nous protéger pour l’avenir ».
Klodeta Cane, juive albanaise et enseignante de la Shoah, explique que l’autobiographie d’Adolf Hitler, « Mein Kampf », s’est très bien vendue en Albanie ces derniers temps. En découvrant, il y a peu, un exemplaire de cet ouvrage ouvertement antisémite dans la voiture d’un fonctionnaire de la ville de Vlora, elle l’a questionné et le fonctionnaire lui a répondu : « Nous étions curieux : nous voulions le lire. »
Cane ajoute qu’Hitler a exploité le désarroi économique allemand d’après la Première Guerre mondiale pour faire des Juifs des boucs émissaires. Elle craint une contagion un peu similaire dans les Balkans, là où « l’islam radical gagne du terrain et où les organisations versent de l’argent pour acheter des âmes » – entendre que les fidèles se voient offrir des incitations financières pour venir à la mosquée.
Gadi Luzzetto-Voghuera, directeur de la Fondazione Centro di Documentazione Ebraica Contemporanea en Italie, est du même avis – surtout depuis le 7 octobre et la montée phénoménale des sentiments antisionistes et pro-Hamas dans tout l’Occident et au sein-même des milieux dits intellectuels.
Certains orateurs et participants ont évoqué de fréquentes et sévères critiques de la guerre menée par Israël à Gaza dans les médias albanais.
« L’antisémitisme n’est pas un gros problème pour la société albanaise, mais il est important sur le plan politique pour le reste du monde, et en particulier pour l’Europe », explique Luzzetto-Voghuera, qui a pris la parole lors de la conférence d’Elbasan. « Il est utilisé comme un outil politique, même dans des pays comme l’Albanie où vivent peu de Juifs. »
Elda Dermyshi, 54 ans, enseigne l’histoire dans un lycée d’Elbasan depuis 32 ans. Elle explique que la Shoah est récemment devenue « une question très sensible » en Albanie a cause du conflit à Gaza, déclenché par l’invasion d’Israël par le Hamas, le 7 octobre, au cours de laquelle les terroristes ont massacré 1 200 personnes et fait 251 otages à Gaza.
« Tout le monde à la télévision parle de cette guerre, qu’ils relient à la Shoah et à l’antisémitisme. À l’époque, ce sont les Juifs qui étaient persécutés. Maintenant, ce sont les Juifs que l’on accuse de persécuter », explique Dermyshi, qui ne souhaite pas parler de ses propres opinions. « Ce que je comprends de cette conférence, c’est que nous devons traiter la Shoah comme une question pluridimensionnelle étroitement liée aux droits de l’homme et à la diversité culturelle, refuser d’accepter les stéréotypes et pratiquer la tolérance. »
Aujourd’hui, l’ancienne dictature marxiste compte peut-être 60 Juifs – presque tous à Tirana – alors même que son gouvernement est plutôt pro-israélien. Le Premier ministre Edi Rama, qui a rencontré Herzog au moment de sa visite, supervise en ce moment la construction de deux musées à la mémoire de l’histoire juive et du sauvetage des Juifs par l’Albanie pendant la guerre : l’un de ces musées est à Tirana, l’autre à Vlora.
Alket Shehaj, 39 ans, est l’un des rares hommes à avoir assisté à la conférence TOLI. Professeur d’histoire et de géographie dans un collège de Fier, dans le sud du pays, Shehaj fait le constat de la montée de l’extrémisme violent dans les Balkans mais estime que l’éducation et une vie de famille stable sont de bons moyens de lutter contre ce phénomène.
« Nous, Albanais, avons montré tout au long de notre histoire que nous étions un pays animé de valeurs et de traditions, à la recherche de relations pacifiques avec nos voisins », explique-t-il. « Nous entendons parler de la Shoah depuis que nous sommes petits. C’est un sujet qu’il faut étudier avec une grande attention. »
Chaque enseignant participant à la conférence TOLI a reçu trois livres : « Fleur de Vlora : Grandir en tant que juif dans l’Albanie communiste », l’autobiographie de la dentiste retraitée en Floride Anna Kohen, une traduction en albanais du « Journal d’Anne Frank » et de « Izraelitët në Shqipëri » (« Juifs en Albanie ») de Josef Jakoel.
Felicita Jakoel est la fille de Josef Jakoel, patriarche de ce qui était à l’époque une communauté juive forte de 300 membres qui a émigré en masse en Israël en 1991 à la chute du communisme.
« Mon père craignait que, parce que nous vivions dans un pays fermé, on en oublie qu’une communauté juive avait autrefois vécu et été prospère ici. Il aimait l’histoire, était économiste et parlait plusieurs langues : il était donc de son devoir moral d’écrire sur l’histoire des Juifs en Albanie », dit-elle.
Jakoel, qui vit en Israël depuis 1991, a expliqué aux enseignants que la présence juive en Albanie remontait à 2 000 ans – comme en témoignent les ruines d’une ancienne synagogue à Saranda, le long de la côte adriatique, près de la frontière albano-grecque. Les Juifs étaient également prospères à Berat et Elbasan, mais ils ont surtout été nombreux à Vlora, où une classe marchande a prospéré jusqu’à l’occupation italienne en 1939.
La détermination du peuple albanais à cacher les Juifs des nazis au prix d’énormes risques a porté ses fruits. À la fin de la guerre, les nazis n’avaient tué qu’une seule famille albanaise sur une population juive de 300 personnes, sans parler des milliers de réfugiés des pays voisins. En revanche, sur les quelque 2 000 Juifs qui, avant-guerre, vivaient sur l’île grecque de Corfou – au large des côtes albanaises – seuls 187 ont survécu. Les autres ont été déportés à Auschwitz.
« Ce qui s’est passé ici, en Albanie, ne s’est produit dans aucun autre pays d’Europe », souligne Jakoel, 67 ans. « Au Danemark, les Juifs danois ont été sauvés. Mais en Albanie, les Juifs venus d’autres pays aussi. C’est un sujet très important qu’il faut évoquer dans les écoles. Il faut que les nouvelles générations sachent ce que nous avons fait pendant la Shoah. »
Mme Nestian-Sandu, de TOLI, espère que ce séminaire se tiendra à l’avenir chaque année en Albanie, l’année prochaine, avec des enseignants albanophones du Kosovo voisin.
« Il ne suffit pas de raconter l’histoire de ces personnes merveilleuses qui ont sauvé tant de Juifs », conclut-elle. « Il est tout aussi important d’inciter les élèves à être des citoyens impliqués et d’aider ceux qui les entourent. »
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