Les Juifs US collectent des fonds pour Israël, mais quid des causes locales ?
Certains craignent que l'attention ne se détourne des besoins des communautés alors que les organisations juives font don de millions de dollars pour aider les Israéliens touchés par la guerre
JTA — Moving Traditions est une petite organisation juive au nom surprenant et à la mission difficile à décrire en quelques mots. Par le biais des synagogues, des écoles juives et de ses propres programmes d’études, elle aide les enfants juifs à vivre leur adolescence de manière saine et sûre, appropriée et consciente des réalités sociales.
Le 7 octobre, lorsque les attaques du Hamas en Israël ont plongé le monde juif dans la crise, Moving Traditions a défini des programmes pour aider les enseignants et adolescents à parler du conflit. Sa directrice, Shuli Karkowsky, a mis en place un plan « de secours » au cas où certains de ses bailleurs de fonds décident de ne plus les financer et de diriger les fonds vers Israël.
« Nous devons faire preuve d’humilité et avoir conscience que nous sommes une organisation au service des populations nord-américaines. Je ne pense pas que nous puissions nous revendiquer comme des personnes capables de résoudre la crise au Moyen-Orient », a-t-elle déclaré plus tôt cette semaine.
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À son grand soulagement, au moment où la communauté philanthropique juive se mobilise autour de la guerre, ses bailleurs de fonds ont décidé « d’agrandir le gâteau », c’est-à-dire de continuer à soutenir des organisations comme la sienne tout en augmentant les dons à Israël.
Comme lors des précédentes crises en Israël, les Juifs américains donnent abondamment à Israël pour aider les personnes déplacées par la guerre, les ONG dont les employés s’activent au front et – c’est une nouveauté – pour défendre Israël dans l’opinion publique et les Juifs de la diaspora confrontés à un regain de l’antisémitisme.
La guerre a éclaté suite au massacre perpétré par le Hamas le 7 octobre dernier, lorsque quelque 3 000 terroristes ont traversé la barrière avec Israël depuis la bande de Gaza pour tuer pas moins de 1 200 personnes et faire quelque 230 otages. La grande majorité des personnes tuées dans les communautés limitrophes étaient des civils, bébés, enfants et personnes âgées.
Les Jewish Federations of North America ont recueilli 638 millions de dollars grâce à leur réseau. La Fédération UJA, la plus importante d’entre elles, a jusqu’à présent alloué plus de 38 millions de dollars au travail de terrain en Israël. Israel Bonds dit pour sa part avoir vendu pour plus de 200 millions de dollars d’obligations dans la semaine qui a suivi les attaques du Hamas.
Les dirigeants d’ONG juives se réjouissent de cette effusion mais sont malgré tout un peu inquiets. A mesure que les priorités se déplacent vers la défense et le soutien d’Israël, qu’adviendra-t-il des écoles, agences de services sociaux, centres culturels et autres institutions juives sans identité israélienne évidente ?
Une question connexe est celle de la discrétion, voire du tact : en effet, de nombreuses ONG dépendent des dons de fin d’année, qui permettent aux donateurs de bénéficier d’avantages fiscaux. Devraient-elles procéder elles aussi à leurs propres appels de fonds et joindre leurs « demandes » à la crise actuelle ?
« Ce qui m’énerve au plus haut point, ce sont les campagnes d’urgence déconnectées de la crise », explique Andres Spokoiny, à la tête du Réseau des bailleurs de fonds juifs. « Si vous êtes une école et que vous n’êtes pas affectée par la crise, dites simplement la vérité, à savoir que malgré la crise, vous devez continuer à fonctionner, et qu’une communauté forte suppose des institutions et organisations comme la vôtre fortes et saines. »
Spokoiny, dont la page de l’organisation « Comment aider » en Israël répertorie « les agences et ONG de confiance », recommande aux fondations privées et philanthropes sous l’égide de son organisation de donner « au-delà des attentes », en soutenant leurs bénéficiaires traditionnels ainsi que les campagnes d’urgence pour Israël. « Sinon, a-t-il dit, cela revient à déshabiller Paul pour habiller Pierre. »
Spokoiny sait aussi que la manne n’est pas inépuisable. Il espère que la crise actuelle servira de « signal d’alarme aux nombreux donateurs juifs qui font des dons symboliques à la communauté juive et d’énormes cadeaux à leur alma mater ou à l’hôpital, et que cela les incitera à donner davantage aux causes juives et israéliennes ».
Barry Finestone, président et directeur de la Fondation Jim Joseph, s’est prononcé en faveur d’une approche semblable dans un essai récent, paru dans eJewish Philanthropy. Finestone préfère « oui, et » à « au-dessus et au-delà », et il appelle également les donateurs juifs à affecter une plus grande part de leurs dons laïcs vers des causes juives.
« Oui, nous devons absolument soutenir Israël et les Israéliens. Nous devons contribuer puissamment à la multitude de besoins d’Israël », écrit-il. « Mais à moins que la philanthropie n’intervienne également aux États-Unis, il y a de fortes chances qu’une grande partie de la structure organisationnelle que nous avons mis des générations à construire atteigne ses limites. »
Habituellement, la Fondation Jim Josephs, basée à San Francisco, finance l’enseignement juif aux États-Unis. (70 Faces Media, la société mère de la JTA, a bénéficié d’une subvention.). Dans une interview, Finestone a expliqué avoir écrit l’article en réponse à ses collègues et amis, qui le consultent, ces dernières semaines, sans savoir à qui donner.
« Elles risquent d’être oubliées », a-t-il dit à propos des organisations juives qui ne servent pas directement Israël. « Et si Dieu le veut, quand tout cela sera terminé et que nous saurons qu’il y aura des effets de long terme, littéralement et psychologiquement, nous retournerons dans notre pré carré, dans notre synagogue, vers notre centre communautaire juif et il faudra alors nous assurer qu’ils sont bien là, sinon le tissu de la vie juive que nous avons construit au fil des ans pourrait s’effondrer. »
Yehuda Kurtzer, président de l’Institut Shalom Hartman, estime que l’élan de générosité en faveur d’Israël est une source d’inspiration, mais il craint lui aussi que le passage à ce qu’il qualifie, dans une publication sur Facebook, de causes « défensives, protectrices et solidaires » se fasse au détriment d’une philanthropie « fondamentale » et « constructive ».
Le don de base, a-t-il expliqué dans une interview, a pour but « qu’il y ait de la lumière dans les synagogues et les institutions juives qui font le travail essentiel de la vie juive. Ce qui est tout sauf sexy. »
À titre d’exemple, il évoque les généreux dons attendus pour contrer l’activisme pro-palestinien et antisémite sur les campus universitaires. « Les étudiants juifs se sentent vulnérables sur les campus universitaires, donc les dollars vont aller, entre guillemets, à la lutte contre l’antisémitisme sur le campus », a déclaré Kurtzer.
« Mais Hillel a besoin d’argent pour d’autres choses en ce moment : ils ont eu un taux de participation record pour le dîner de Shabbat ce dernier mois. Ils sont à la recherche de fonds pour le financer, ça ou des services de soin psychologique, bref tout ce dont les étudiants ont besoin. »
Les dons constructifs, quant à eux, ont vocation à développer de nouvelles idées.
« Quel peut être le prochain grand projet pour les étudiants », demande Kurtzer, « susceptible de les aider à renforcer leur résilience, leurs connaissances, leurs relations et tout ce qui pourrait naître d’un moment de crise comme celui-ci ? »
Depuis des générations, ce sont les crises qui façonnent les priorités juives. Au moment de la guerre des Six Jours, en 1967, les Juifs américains ont fait don de plus de 100 millions de dollars – près d’un milliard de dollars actuels – en un peu plus de deux semaines. Six ans plus tard, lorsque la guerre du Kippour fracassait l’image d’invulnérabilité d’Israël, les Juifs américains ont contribué à hauteur de 700 millions de dollars, soit 6,4 milliards de dollars d’aujourd’hui. Les deux guerres ont également mis Israël au centre de l’identité, de la politique et de la philanthropie juives américaines.
À l’époque, pourtant, Israël était encore considéré comme un pays en développement, souligne l’historienne Lila Corwin Berman.
« Pendant un certain temps, Israël a été une nation assez aisée économiquement, qui n’avait pas autant besoin des dollars juifs américains », estime Corwin Berman, titulaire de la chaire d’histoire juive américaine à l’Université Temple. A mesure qu’Israël a prospéré et que les menaces militaires ont semblé s’estomper, les priorités des donateurs se sont déplacées vers la « crise des mariages mixtes » juifs américains, ce qui a conduit à la création des voyages Birthright pour les jeunes et à une poussée en faveur d’un enseignement juif à des prix abordables.
Corwin Berman reconnait que les Israéliens ont toujours des besoins bien réels – c’est le cas de ceux qui ont perdu leur maison et leurs proches dans les massacres du 7 octobre -. Mais elle est d’avis que les fonds consacré à des besoins moins importants – comme la lutte contre l’antisémitisme – finira par façonner les priorités juives, peut-être de manière inattendue ou malvenue. Certains éléments de la gauche juive se plaignent d’ores et déjà que de nombreux groupes luttant contre l’antisémitisme aient un programme de droite, tandis que d’autres s’inquiètent du fait que trop d’organisations mènent le même combat.
« Ce qui m’inquiète à l’idée d’investir beaucoup, beaucoup d’argent dans cette lutte contre l’antisémitisme, c’est qu’elle pourrait développer des outils au final très peu efficaces », analyse Corwin Berman, qui a écrit une critique de ce qu’elle qualifie de « complexe philanthropique juif américain ». « Je dirais que les outils à ce stade sont bien en deçà de ce qui serait nécessaire pour faire face à un phénomène extraordinairement complexe. »
La Fédération UJA, par exemple, alloue 600 000 dollars à la lutte contre l’antisémitisme sur les campus, ce qui est habituellement considéré comme un montant conséquent même si elle ne représente qu’une mince fraction des sommes collectées pour la campagne d’urgence. Mark Charendoff, président du Fonds Maïmonide, ajoute que le Conseil d’administration de son organisation donatrice se concentre certes sur la lutte contre l’antisémitisme mais aussi sur ce qu’il appelle la « crise interne des réfugiés » – les Israéliens déplacés et traumatisés par la guerre – et les « communications stratégiques », c’est-à-dire la défense d’Israël auprès des politiciens et du public.
Charendoff explique que le Conseil d’administration de Maimonide n’a pas l’intention de réduire ses subventions envers l’enseignement ou les programmes liés aux problèmes en Amérique du Nord et en Israël, comme l’Institut Hadar pour l’apprentissage juif, organisation de Los Angeles qui favorise la réalisation de films juifs et son journal d’idées nouvelles, Sapir. Mais qu’il entend bien s’impliquer dans « tout ce qui peut être fait pour répondre à la crise. Il nous faut travailler ces options de part et d’autre de l’océan. Cela s’ajoutera à notre budget actuel ».
Il sait pourtant que l’adoption de nouvelles priorités peut se faire au détriment d’autres besoins. « Les êtres humains n’ont qu’une bande passante limitée ».
« De part et d’autre de l’océan, nos membres travaillent à la crise actuelle, évidemment. Ce qui signifie que nous ne nous intéressons pas à de nouvelles opportunités, de nouvelles façons de nous engager dans des projets déconnectés de la guerre ou qui ne sont pas directement affectés par celle-ci. »
Karkowsky, de Moving Traditions, assure que son organisation n’a pas l’intention de faire de collecte de fonds importante autour de l’urgence en Israël, ce qui ne signifie pas qu’elle n’a rien à offrir à un monde juif en crise.
« Je pense qu’il y a un énormément de travail à faire avec les adolescents juifs nord-américains, qui se sentent en ce moment confus et seuls ».
« Ils ne sont pas sûrs de leurs opinions politiques, ou alors ils prennent position puis se sentent abandonnés par leurs amis. Parfois ils prennent position et ne sont pas du tout d’accord avec leurs parents qui leur disent : ‘Comment communiquer avec mon enfant quand il me dit des choses avec lesquelles je suis en total désaccord ?’ Je pense qu’il y a un petit rôle à jouer pour nous en la matière, mais ce travail, nous l’aurions fait de toute façon. »
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