Lorsque l’Irlande a rejeté les orphelins juifs français qui fuyaient les nazis, cet homme en a sauvé des douzaines
Un nouveau film qui fait la chronique de l'antisémitisme irlandais met en vedette un héros de la Deuxième guerre mondiale, l'essayiste Hubert Butler, qui avait été frappé d'ostracisme pour s'être exprimé contre l'église catholique
LONDRES — Le 9 juillet 1943, le nouveau membre élu du Parlement irlandais Oliver Flanagan a fait son discours inaugural.
« Il y a une chose qu’a faite l’Allemagne et cela a été de repousser les Juifs de son pays », a-t-il déclaré, disant que l’Irlande devait faire de même. « Ils ont crucifié notre sauveur il y a 1 900 ans et ils nous crucifient tous les jours de la semaine ».
Personne ne s’est opposé aux paroles de Flanagan. Et ses électeurs n’ont pas paru inquiets outre-mesure. Une année plus tard, Flanagan a été réélu au Dáil Éireann – la chambre basse du Parlement irlandais – avec le double de voix que ce qu’il avait précédemment reçu.
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Il allait continuer à occuper son fauteuil pendant les quatre décennies suivantes et, s’élevant dans les rangs du parti Fine Gael, il allait entrer au gouvernement et occuper brièvement le poste de ministre de la Défense irlandais dans les années 1970.
Peu après son discours devenu célèbre, Flanagan s’est trouvé encore une fois devant la chambre basse, questionnant le Premier ministre irlandais sur un programme qui prévoyait de faire venir 500 enfants juifs de France.
Sous la pression, Éamon de Valera a d’abord nié que ces enfants étaient juifs. Toutefois, l’intervention de Flanagan a eu l’effet désiré et la querelle politique qu’il avait aidé à alimenter a permis de garantir que l’Irlande choisirait finalement d’abandonner ces enfants à leur triste sort.
Tandis que la virulence affichée par l’antisémitisme de Flanagan peut avoir été inhabituelle, l’Irlande, qui avait opté pour un positionnement de neutralité pendant la guerre, n’avait affiché que peu de sympathie envers les Juifs persécutés en Europe. Comme Fintan O’Toole, du journal Irish Times, l’a affirmé, la politique irlandaise était alors « infectée par un mélange toxique d’antisémitisme et d’apitoiement sur elle-même ».
Dans les années 1930, le gouvernement avait placé la responsabilité des réfugiés entre les mains du judicieusement nommé Comité de coordination irlandais pour le secours aux réfugiés chrétiens. Les Juifs convertis au christianisme avaient la permission de s’établir dans le pays. Ceux qui n’avaient pas d’autorisation étaient rejetés. Ces Juifs restés juifs, avait suggéré le secrétaire du comité, seraient bien pris en charge par la communauté juive américaine.
Lors d’une conférence européenne sur les réfugiés juifs au mois de juillet 1938, un membre de la délégation irlandaise, se référant aux persécutions subies par les catholiques du pays à l’époque de la gouvernance britannique, avait suggéré : « N’avons-nous pas souffert de la même façon à l’époque des lois pénales et personne n’était venu à notre secours ? »
Pendant ce temps, à Berlin, l’ambassadeur violemment antisémite du pays, Charles Bewley, avait oeuvré à saborder toute chance qu’un Juif puisse passer à travers les mailles du filet que l’Irlande avait tissé. Les rapports qu’il avait écrit et renvoyés à Dublin notaient que les Juifs étaient impliqués dans la pornographie, l’avortement et le « trafic international d’esclaves blancs ». Il niait également la « cruauté délibérée » mise en oeuvre par le gouvernement allemand contre les Juifs, et répétait tel un perroquet des lois de Nuremberg, telles que Hitler les justifiaient.
Même après la guerre, comme l’a souligné le docteur Byran Fanning dans son livre de 2002, « Racism and Social Change in the Republic of Ireland » (« Racisme et changement social dans la république d’Irlande »), les ministres irlandais et les fonctionnaires ont considéré les Juifs comme des « ennemis de la foi et de la patrie », une population qui serait rejetée du pays.
Il y a bien eu une proposition visant à accueillir environ 100 orphelins juifs de Bergen-Belsen qui avait été initialement bloquée, et n’a seulement été mise en oeuvre qu’après l’intervention personnelle de Valera. Peut-être que cela a été le moyen trouvé par le Premier ministre d’expier sa décision de l’année précédente de rendre visite à l’ambassadeur allemand pour offrir ses condoléances à l’occasion de la mort de Hitler.
Mais toute la population n’a pas voulu se conformer à cette ligne d’indifférence froide affichée par l’état irlandais. Et sûrement pas Hubert Butler, le grand essayiste et auteur irlandais qui a été qualifié de « George Orwell irlandais ».
Récemment, la télévision irlandaise a diffusé un documentaire d’une heure intitulé « The Nuncio and the Writer » (« le nonce et l’écrivain »).
Ce film s’intéresse aux efforts menés avant la guerre par Butler au nom des Juifs de Vienne et à son combat, après la guerre, pour exposer certains des secrets obscurs que son pays, sous la forte influence de l’Eglise catholique, était bien déterminé à conserver dans l’ombre.
Nationaliste irlandais dévot, Butler était également un européen et un aventurier. Après avoir fait ses études à Oxford, il avait enseigné l’anglais à Leningrad, après la révolution, et avait plus tard développé une passion et une fascination pour les Balkans. Après avoir vu les réfugiés juifs échapper aux nazis à travers la Yougoslavie à la fin des années 30, il était parti à Vienne peu après l’Anschluss – l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie.
Il était devenu bénévole auprès des Quakers, travaillant aux côtés de la militante américaine Emma Cadbury pour aider à sauver des Juifs de l’étau des nazis qui ne cessait de se resserrer. Butler obtenait des visas de sortie tandis que son épouse, Peggy Guthrie, rencontrait des réfugiés à Londres et les accompagnait en Irlande. Certains étaient accueillis au domicile de Butler, à Bennettsbridge. Des amis étaient sollicités pour en héberger d’autres.
Les actes de Butler « ont, dans une certaine mesure, sauvé l’Irlande de la honte éternelle »
Avec le temps, et avec l’aide du couple Butler, les réfugiés sont parvenus à se rendre en Amérique. La loi irlandaise ne les autorisait pas à rester dans le pays.
Butler a décrit plus tard cette période passée à Vienne comme étant le moment le plus heureux de son existence. Le nombre exact de Juifs sauvés par Butler et son épouse ne sera jamais connu, mais dépasserait la centaine, un chiffre bien plus élevé que le nombre total de Juifs admis en Irlande par le gouvernement. Pour O’Toole, les actes de Butler « ont, dans une certaine mesure, sauvé l’Irlande de la honte éternelle. »
Observer à la loupe les « efforts » catholiques en Croatie
Après la guerre, Butler est retourné en Yougoslavie. Il s’est alors penché avec détermination et rigueur sur le régime fasciste d’Ante Pavelić dans l’état « indépendant » de Croatie – établi par les nazis après leur invasion et le démembrement de la Yougoslavie en 1941.
L’Holocauste, a écrit Butler plus tard, a été le plus grand crime de l’histoire humaine. En Croatie, il a décimé la population juive presque toute entière, avec un grand nombre de victimes qui ont été assassinées dans le camp de concentration de Jasenovac.
Mais Butler était également déterminé à ce que les autres atrocités commises par le mouvement Oustacha de Pavelić ne soient pas oubliées. Parlant couramment le serbo-croate, il a donc assisté à des procès pour crimes de guerre à Zagreb et s’est intéressé, grâce à la bibliothèque municipale de la ville, aux journaux publiés par l’église catholique durant le règne de Pavelić. Butler voulait découvrir si l’église s’était opposée aux horreurs qui avaient été perpétrées.
Ce n’était pas une question purement théorique. Durant la gouvernance du mouvement des Oustachis, pendant quatre ans, environ 250 millions d’orthodoxes serbes ont été contraints de se convertir au catholicisme et environ 300 000 auraient été massacrés.
L’église, qui avait toujours encouragé les conversions, clamait ne rien savoir des crimes qui avaient été commis en son nom. Mais, comme Butler a commencé à l’établir avec minutie, c’était un mensonge et Pavelić, a-t-il écrit, était « le symbole, la personnification de l’alliance extraordinaire de la religion et du crime ».
Toutefois, de retour en Irlande, peu de gens ont voulu entendre le récit de Butler. Alors que la guerre froide gagnait en intensité, l’église catholique était devenue une combattante de taille dans le combat contre le « communisme impie ».
Lorsque le régime communiste de Tito a traduit en justice l’archevêque Aloysius Stepinac pour collaboration avec le mouvement Oustache, 150 000 personnes se sont rassemblées pour protester à Dublin, apparemment peu intéressées ou inconscientes du rôle profondément ambigu tenu par l’archevêque de Zagreb sous Pavelić.
Stepinac avait écrit à plusieurs occasions à Pavelić pour protester contre les massacres commis par les Oustachis et avait finalement condamné la persécution des Juifs.
Toutefois, il n’était pas parvenu à rompre les liens avec un régime auquel il avait offert de prime abord un fort soutien, tandis que son approche envers la conversion forcée des serbes – a écrit John Cornwell dans sa biographie du Pape Pie XII – avait montré un « bouleversement moral » qui « englobait un mépris pour la liberté religieuse équivalent à une complicité avec la violence ».
Lors d’une rencontre avec l’Association irlandaise des Affaires internationales à Dublin, en 1952, Butler a répondu à un discours portant sur la persécution de l’église catholique derrière le rideau de fer en se référant aux crimes dont elle avait été complice en Croatie, pendant la guerre.
Butler avait à peine commencé à s’exprimer lorsque le nonce papal, Gerald O’Hara, était sorti de la pièce. Dans le retour de flammes qui avait suivi, Butler avait été attaqué dans les médias et ostracisé dans sa ville natale de Kilkenny. Et comme la journaliste Olivia O’Leary l’avait suggéré, « être catholique, c’était être Irlandais. C’était être loyal à la tribu et il a semblé que Butler avait insulté un prince de la tribu ».
A huis-clos, le président irlandais, Seán T. O’Kelly, avait émis une « mise en garde » secrète contre Butler, le plaçant effectivement sur liste noire. L’écrivain était considéré comme tellement dangereux que lorsque, sept ans après, il était allé réclamer un renouvellement de son passeport, les responsables avaient débattu pour savoir s’ils devaient refuser sa requête, référant même cette demande au chef des services secrets irlandais.
‘Etre catholique, c’était être Irlandais… Il a semblé que Butler avait insulté un prince de la tribu’
Butler, toutefois, ne s’était pas laissé dissuader. Il avait commencé à examiner le rôle tenu par le gouvernement irlandais qui avait aidé à soustraire à la justice des criminels de guerre allemands, belges et croates. L’un d’entre eux, en particulier, l’obsédait : C’était le ministre de l’Intérieur de Pavelic, Andrija Artuković.
Artuković était profondément impliqué dans les crimes meurtriers du gouvernement. Sa promesse d’anéantir les Juifs, qu’il qualifiait de « parasites insatiables et empoisonnés », avait précédé une campagne d’extermination systématique à leur encontre en 1943. Le département de la Justice américain devait plus tard le surnommer « le boucher des Balkans ».
Butler a minutieusement assemblé des informations montrant comment Artuković était parvenu à se réfugier en Irlande, en 1947, y avait vécu pendant un an sous le nom d’Alois Anich avant de partir aux Etats-Unis avec l’aide des responsables de Dublin.
« Ce processus grâce auquel un grand auteur de persécutions est transformé en martyr », devait écrire Butler dans son essai de 1966 intitulé « The Artuković File » (Le dossier Artuković), « est sûrement intéressant et nécessite l’enquête la plus approfondie ».
Deux ans plus tard, il avait écrit « les enfants de Drancy,” tournant son regard impitoyable sur les actions de ceux qui avaient collaboré à la déportation des Juifs parisiens en 1942, ou simplement détourné les yeux.
Une grande partie des écrits de Butler sont restés largement inconnus jusqu’aux années 1980, lorsque ses essais ont été découverts par un jeune éditeur indépendant. Alors que les collections de ses ouvrages étaient publiées, la reconnaissance internationale est arrivée, avec des parutions à New York, Londres et Paris.
Butler est décédé en janvier 1991. Il n’aura pas vécu suffisamment pour voir le ministre de la Justice, de l’Egalité et de la Réforme des lois de son pays, Michael McDowell, reconnaître publiquement, lors de la première journée de commémoration de l’Holocauste en 2003, que l’Irlande s’était révélé « antipathique, hostile et insensible » envers les Juifs. Mais il n’aura pas non plus été témoin des effusions de sang et de la sauvagerie qui devaient s’abattre encore une fois sur la population de la Yougoslavie six mois seulement après sa mort.
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