Lutte contre le trafic sexuel: la nouvelle voix des femmes « invisibles » d’Israël
Des centaines de femmes séjournant illégalement dans l'État juif sont victimes d'abus et n'ont personne vers qui se tourner ; plusieurs ONG tentent aujourd'hui de les aider
Amani est une Palestinienne de 39 ans et mère de 7 enfants. Elle est victime de violences domestiques. Quand elle était jeune, son père la frappait. À 14 ans, son père l’a forcée à épousée un Arabe israélien.
« Quand j’avais 15 ans, mon beau-frère a commencé à me violer. Mon mari et sa mère, qui vivait avec nous, m’agressaient aussi régulièrement », a-t-elle raconté au site Zman Yisrael, la version en hébreu du Times of Israël.
« Après 18 ans de mariage, mon mari est décédé, et j’ai dû retourner chez mon père, avec mes enfants. Trois ans plus tard, il m’a forcée à me remarier, cette fois avec un homme de 64 ans, également originaire d’un village arabe en Israël. Il m’enfermait, me violait et appelait même mon père pour qu’il vienne me battre si je refusais les rapports sexuels avec lui. Il me traitait comme une esclave sexuelle », a confié Amani.
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Le cycle des violences, de l’humiliation et du désespoir ont conduit Amani à tenter de mettre fin à ses jours. Elle a été prise en charge dans un hôpital, avant d’être placée dans un foyer pour femmes en Israël.
« Je ne voulais pas retourner à mon ancienne vie », a-t-elle dit. « Je ne pouvais pas retourner à cet enfer, je craignais pour ma vie. Je savais que mon père me tuerait s’il savait ou j’étais, qu’il viendrait me chercher à l’instant où je serais sans protection. Alors j’ai quitté le foyer. Je dormais dans les rues, ou chez des amis… Tout pour éviter de retourner au village. »
« Mon père avait tous mes papiers d’identité et je ne pouvais pas travailler. J’ai souffert de la pauvreté, de la faim, et des hommes qui ont tiré profit de ma situation », a ajouté Amani.
Amani a fini par réussir à fuir le cycle des violences grâce à l’aide du Isha LeIsha – Haifa Feminist Center, et vit actuellement dans un endroit sécurisé. Elle n’a pourtant toujours pas de statut légal en Israël et, sans papiers, elle ne peut subvenir à ses besoins.
Créé en 1983, le centre basé à Haïfa est devenu l’une des principales voix pour la défense des droits des femmes en Israël. L’énoncé de mission du centre, tel qu’il apparaît sur son site web, indique « qu’actuellement, nos principaux domaines d’activité comprennent la lutte contre la traite des femmes et la prostitution ; les femmes et les technologies médicales ; et la construction d’une communauté de femmes autonomes ».
Selon Amani, « l’Autorité de la population et de l’immigration en Israël a ignoré [ses] demandes d’octroi du statut de victime en Israël », ce qui est prévu par l’article 203A du code pénal israélien qui régule le traitement des femmes victimes de trafics sexuels et autres délits du même acabit, et qui souhaitent rester en Israël pour leur réinsertion.
« Je ne veux plus rester silencieuse – je déposerais une plainte à la police s’il le faut », a affirmé Amani. « Je veux étudier, je veux devenir assistante sociale et aider les femmes dans des situations similaires à la mienne. Mais malheureusement, sans papiers, je ne peux qu’en rêver. »
« Je suis une victime des Israéliens »
Lena, 36 ans, n’a également pas de statut légal en Israël, même si sa fille de 8 ans est citoyenne israélienne.
« Je suis née en Moldavie dans une famille avec un père maladivement alcoolique », a-t-elle expliqué à Zman Yisrael. « J’étais une fille sans défense et j’avais l’impression que je n’avais aucune chance. Une amie de ma mère m’a présentée à un Israélien, un homme qui m’a assuré que si je venais avec lui [en Israël], il me trouverait du travail. »
« Comme une idiote, je l’ai cru. Il y a 18 ans, avec ses amis, il m’a fait entrer illégalement en Israël via l’Egypte. Il m’ont ensuite emmenée chez un homme de 70 ans qui avait besoin d’une soignante. Peu après, j’ai réalisé que j’avais commis la plus grosse erreur de ma vie. [L’homme qui m’a fait venir en Israël] a pris mon passeport, m’a fait travailler d’arrache-pied et m’agressait sexuellement. Je n’avais personne vers qui me tourner, ni aucune façon de fuir et de rentrer dans mon pays, alors je suis restée avec lui et j’ai fait tout ce qu’il me demandait », a expliqué Léna.
Au fil du temps, Lena a rencontré un autre homme qui lui a proposé de vivre avec lui, mais une fois qu’elle est tombée enceinte, il est également devenu violent. Elle est restée avec lui durant sa grossesse, mais à la naissance de sa fille, Lena s’est enfuie dans un refuge pour femmes.
« Ma fille est le seul bonheur de ma vie et j’ai juré de lui consacrer ma vie et de faire en sorte qu’elle soit heureuse, qu’elle ne souffre jamais comme j’ai souffert dans mon enfance », a déclaré Lena.
Si la fille de Lena a obtenu la citoyenneté israélienne après qu’un test ADN a prouvé que son père était Israélien, Lena a reçu l’ordre de quitter le pays. Depuis huit ans, elle tente d’obtenir un statut légal en Israël en tant que mère d’un mineur israélien, mais sans succès. Sans statut légal ni permis de travail, elle entretient sa fille en travaillant comme aide ménagère.
« Je sais que je suis arrivée illégalement, mais je sais aussi que ce sont des Israéliens qui m’ont fait venir, ont fait de la traite d’humains et m’ont exploitée », a déclaré Léna. « Je suis une victimes d’Israéliens qui ont des papiers israéliens et qui ont tous les droits que je n’ai pas. Tout ce que je demande, c’est d’avoir le droit de travailler, de gagner ma vie et d’élever ma fille, qui en fin de compte, souffre le plus de ma situation – et elle est citoyenne ici. »
Des femmes invisibles
Les témoignages d’Amani et de Lena offrent un rare aperçu de la vie des femmes victimes d’abus domestiques et n’ayant aucun statut légal en Israël.
Les données reçues de l’Autorité de population et d’immigration (PIA) – obtenues seulement après une bataille juridique menée par la Hotline for Refugees and Migrants, une ONG dédiée à la protection des droits des réfugiés, des travailleurs migrants et des victimes de la traite des êtres humains – montrent qu’entre 2010 et 2018, la PIA a été sollicitée par 93 femmes battues cherchant à obtenir un statut légal en Israël.
Quarante-huit des demandes ont été satisfaites, ce qui signifie que seule la moitié environ des femmes ont reçu un permis les autorisant à séjourner en Israël – et même parmi les permis délivrés, la majorité avait une validité d’un an ou moins.
« Les chiffres brossent un tableau sombre », a déclaré l’avocat de la hotline Stav Paskay à Zman Yisrael. « Au fil des ans, on a constaté une baisse constante et drastique du nombre de demandes acceptées : Alors qu’en 2010, 73 % des demandes soumises par des femmes battues cherchant un statut légal en Israël ont été approuvées, en 2018, seulement 37 % de ces demandes ont été accordées. »
« De plus, alors qu’en 2010 deux demandes de femmes sans enfants ont été approuvées, toutes les demandes de statut déposées ces dernières années provenaient de femmes qui sont mères d’enfants israéliens. En d’autres termes, les femmes sans enfants ne reçoivent aucune réponse, de sorte qu’elles endurent simplement les abus et restent silencieuses parce que l’État ne leur offre pas de véritable issue », a déclaré Mme Paskay.
Mais les données officielles semblent ne révéler qu’une fraction du nombre réel de cas d’abus. Il s’avère que si le comité spécial formé par le PIA pour examiner ces requêtes étudie des dizaines de cas par an, il y a des dizaines – potentiellement des centaines – de requêtes supplémentaires qui sont rejetées d’emblée et ne font pas l’objet d’une enquête.
« Les requêtes sont déposées auprès de l’un des dizaines de bureaux d’évaluation de l’impact sur la vie privée dans tout le pays, où sont conservés les dossiers physiques de chaque femme », a expliqué Mme Paskay. « Des dizaines de demandes sont rejetées à ce stade précoce. Si une requête passe, elle est examinée par le chef du bureau des visas, qui rejette également des dizaines de requêtes non déposées pour des raisons humanitaires, même si la Cour suprême a décidé qu’à ce stade, seules les requêtes qui n’ont absolument aucune chance d’être accordées par le comité devraient être rejetées. La réalité est que seuls un ou deux cas par mois parviennent au comité. »
Selon Paskay, son organisation a demandé à la PIA d’accéder à ses dossiers dès 2017, conformément à la loi sur la liberté de l’information. La hotline, dit-elle, a cherché à comprendre comment l’agence met en œuvre ses propres procédures en ce qui concerne la réglementation du statut des immigrants victimes de violence domestique – réglementation que la PIA elle-même a mise en place une décennie plus tôt.
La PIA a rejeté la demande, affirmant que la production des données nécessiterait « un investissement déraisonnable de ressources » de sa part, a-t-elle déclaré. « Malheureusement, la PIA a préféré nous combattre en justice afin de préserver sa capacité à opérer sans être tenue pour responsable. »
Paskay a déclaré que la réponse de la PIA à la requête a détaillé les raisons pour lesquelles la demande entraverait ses activités, « c’est ainsi que nous avons découvert que l’agence ne faisait aucun effort pour préserver les données relatives aux demandes déposées auprès de son comité des affaires humanitaires. En réalité, la PIA elle-même n’a aucune idée de ce qu’elle fait. Il n’y a pas de conservation des données, pas d’autorégulation et aucun moyen de savoir si la procédure actuelle de prévention des abus atteint ses objectifs ».
L’incapacité de l’État à s’occuper de ces femmes a des conséquences tragiques pour elles et pour leurs enfants. Une étude d’Isha LeIsha dirigée par la Dr Ruth Preser, spécialiste des études sur le genre, qualifie le phénomène de suppression de l’État de droit et de sa protection sur des vies humaines.
Les études de cas incluses dans la recherche de Mme Preser montrent comment les protections juridiques de base ne semblent pas s’appliquer à ces femmes : si elles parviennent à trouver du travail, elles sont payées moins que le salaire minimum ; elles n’ont aucune sécurité alimentaire ; et les droits de leurs enfants à la protection et aux soins sont régulièrement violés.
L’étude a noté que la police a omis de déposer des rapports d’accident de la route au nom de ces femmes, et que leurs droits en tant que patientes médicales sont violés car, dans de nombreux cas, les hôpitaux ne leur fournissent pas d’interprète. Elles sont donc incapables de comprendre les détails des procédures médicales qu’elles subissent ou de donner leur consentement en connaissance de cause. Dans de nombreux cas, elles sont privées de leurs droits fondamentaux lorsqu’elles sont en garde à vue.
L’étude a en outre montré que les mères privées de statut légal en Israël ont une capacité limitée à élever correctement leurs enfants. Nombre des femmes interrogées ont décrit les menaces quotidiennes de leurs agresseurs de contacter la police ou les services de protection de l’enfance et de se voir retirer la garde de leurs enfants.
L’intimidation constante limite la capacité de ces femmes à fixer des limites ou à faire valoir leurs droits, et la majorité d’entre elles sont trop effrayées pour agir. Dans de nombreux cas, les femmes n’osent pas intenter de procès pour obtenir une pension alimentaire, déposer des plaintes pour harcèlement sexuel contre leurs employeurs ou risquer toute autre action qui pourrait inciter leurs agresseurs à mettre leurs menaces à exécution.
Les témoignages d’Amani et de Lena ont été inclus dans une audience publique organisée en décembre par la Hotline pour les réfugiés et les migrants et Isha LeIsha. L’audience visait à rendre public l’incapacité de l’État à traiter le phénomène des femmes maltraitées qui sont ignorées par le système en raison de leur absence de statut juridique.
La juge à la retraite Saviona Rotlevy, anciennement vice-présidente du tribunal de district de Tel Aviv, a présidé les débats.
« Ce sont des femmes qui ont enduré toute leur vie des difficultés et des violences de toutes sortes », a déclaré Mme Rotlevy lors de l’audition. « Ces femmes et leurs enfants sont victimes de la situation mondiale et politique, et de l’utilisation de la violence dans le cadre d’une vision du monde qui considère les femmes comme des biens – et maintenant elles sont devenues les victimes de la politique d’immigration israélienne et de sa bureaucratie subséquente. »
Rotlevy a en outre critiqué l’État en disant qu’étant donné qu’Israël est signataire de la Convention internationale des droits de l’enfant, « il doit, en tant qu’État éclairé qu’il prétend être, respecter les articles de ce traité, ainsi que les autres traités pertinents ».
Mme Rotlevy a déclaré qu’elle se référait spécifiquement à l’article 6 de la convention, qui stipule que « tous les enfants et les jeunes ont le droit de survivre et le droit de se développer ». Elle dit également que le gouvernement devrait « s’efforcer de prévenir la mort des enfants et des jeunes ».
Israël est également signataire de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, qui traite également de la violence à l’égard des femmes. Le traité stipule explicitement qu’aucune législation ne peut être adoptée pour empêcher ou décourager les femmes de signaler les abus – en particulier les lois sur l’immigration qui empêchent les femmes de signaler les violences.
« La justice doit être rendue »
À l’issue de l’audition, une demande détaillée a été formulée, énumérant les actions nécessaires pour mettre fin à cette défaillance systémique et protéger la vie et le bien-être des femmes les plus abandonnées de la société israélienne.
La principale exigence était que l’État respecte les ordres détaillés dans les conventions internationales desquelles il est membre, rationalise la bureaucratie interminable qui empêche ces femmes de subvenir aux besoins de leurs enfants et d’assurer leur bien-être, et réduise considérablement le traitement des demandes de statut. La demande précisait que cela concernait surtout les demandes concernant des enfants, que l’État devrait automatiquement classer comme « cas humanitaires ».
D’autres demandes portent sur l’accès des femmes à l’information dans leur langue, l’obligation pour la police d’affecter des agents de sexe féminin à ces cas d’abus et de veiller à ce que des interprètes soient présents lors des procédures pertinentes, le maintien d’un contact régulier et permanent avec les groupes de défense des droits de l’homme qui s’occupent de la violence contre les femmes, et l’autorisation pour les requérants d’être présents lors de toute audience de leur affaire.
Les organisations ont également demandé que les audiences soient correctement enregistrées et que leurs protocoles soient rendus publics.
Une déclaration de l’Autorité de la population et de l’immigration, en réponse aux revendications de Zman Yisrael, a déclaré : « L’affirmation selon laquelle l’Autorité de la population et de l’immigration travaille et/ou se prête à infliger un préjudice et une injustice continus qui mettent en danger la vie des femmes et de leurs enfants indique un manque de connaissance et de sensibilisation aux efforts du PIA. »
« Chaque plainte de ce type est traitée par le PIA avec la plus grande sensibilité et responsabilité, et en collaboration avec la majorité des organismes compétents qui peuvent aider dans de tels cas », indique la déclaration.
« La PIA a mis en place une procédure unique pour de tels cas (‘Fin du processus de regroupement familial pour cause de violence’), dans le cadre de laquelle nous nous efforçons de porter les cas d’abus devant le Comité humanitaire aux fins d’une révision de la loi [sur la résidence légale]. De plus, dans les cas graves, nous encourageons l’octroi d’un statut légal même sans convoquer le comité », a-t-il déclaré.
La version originale de cet article a été publiée en hébreu sur Zman Yisrael, le site jumeau du Times of Israel.
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