Ouvrir le débat halakhique sur la place des femmes dans la vie juive en France
Alors que le judaïsme accorde une place prépondérante à l'étude et à la pratique de chaque individu, tous ne sont pas encouragés à accéder aux textes et aux rituels
Alors que le judaïsme accorde une place prépondérante à l’étude et à la pratique de chaque individu, tous ne sont pas encouragés à accéder aux textes et aux rituels.
Les événements récents nous ont montré qu’une réflexion est nécessaire pour que chaque juif et chaque juive puisse s’épanouir dans son judaïsme en France.
Un week-end organisé par l’Amitié Judéo-Chrétienne de France consacré au dialogue interreligieux s’est déroulé à Paray-le-Monial en juillet dernier, événement auquel ont participé de nombreuses personnalités de la communauté juive. Lors de l’office du Shabbat matin mené par un rabbin orthodoxe en présence de 400 personnes, deux femmes sont montées à la Torah.
Suite à une virulente polémique lancée notamment sur les réseaux sociaux, le grand rabbin de France a répondu le 13 septembre dans une interview au journal Actualité Juive : “J’ai donc adressé à l’ensemble du rabbinat une mise au point très claire. Il n’est absolument pas question de changer ce que la halakha et la ‘hanhaga’, la conduite traditionnelle de nos communautés, nous font vivre depuis toujours. Je me bats pour la place des femmes dans la vie communautaire mais je refuse de déroger à la halakha.”
Il est surprenant que le seul argument invoqué en réponse à la montée à la Torah par des femmes soit l’argument d’autorité. Certes, cette possibilité de participation des femmes au rituel synagogal ne fait pas consensus au sein du monde orthodoxe actuel. Néanmoins, affirmer sans précision que cette pratique dérogerait à la halakha masque la complexité d’une question qui anime aujourd’hui les communautés orthodoxes dans le monde entier.
Bien que la montée à la Torah n’ait pas été chose commune au cours des générations, cette pratique s’est pourtant largement répandue ces dernières décennies, au sein du monde orthodoxe en Israël, aux États-Unis, et même en France grâce à des initiatives telles que LectureSefer. Cela se fait suivant l’autorisation de principe posée par la Tosefta du traité Meguila 3:5 : Tous entrent dans le compte des sept [appelés à la Torah], y compris un mineur, y compris une femme.
Sans aucun doute, une telle pratique soulève un certain nombre de questions halakhiques ; mais des solutions existent sous l’angle de la loi juive. Différents décisionnaires ont ainsi conclu que la lecture de la Torah par les femmes ne pose pas de problème d’acquittement (Piskei Ha-Rosh sur Berakhot 7:20), de promiscuité à cause de la voix féminine (r. Ovadia Yossef, Responsa Yehave Daat 15), d’impureté (TB Berakhot 22a) ou de déshonneur (r. Henkin, Responsa Benei Banim 11).
Suivant ces décisions, des responsa de rabbins orthodoxes contemporains autorisent désormais la montée des femmes à la Torah. Citons, entre autres, l’éminent rav et dayan Daniel Sperber, (Darka shel halakha: qeri’at nashim la-torah, Jerusalem, 2007), rav Ysoscher Katz, Yeshivat Chovevei Torah (NYC) (Aliyat-torah-l’nashim, Lindenbaum Center for Halakhic Studies), rav Mendel Shapiro ( Qeri’at ha- Torah by Women: A Halakhic Analysis, The Edah Journal), ou encore rav Yonathan Rozensweig (Aliyat Nashim La-Torah). Alors, pourquoi interdire aussi catégoriquement aux femmes de monter à la Torah dans les synagogues orthodoxes en France ?
On voit bien que la vraie question soulevée par la montée des femmes à la Torah n’est pas tant la légalité de cette pratique que la question, plus politique, de donner l’opportunité aux femmes d’exercer dans la vie synagogale et communautaire.
Tout changement, certes, inquiète ; toute évolution implique une prise de risque de la part des tenants de la tradition. Mais se focaliser exclusivement sur les risques inhérents au changement pourrait masquer les dangers de la paralysie sociale.
Nous voulons au contraire affirmer que le risque consiste à empêcher les femmes d’accéder aux droits qui leur reviennent en matière de prises de responsabilités dans la communauté et à la synagogue. Les plus jeunes d’entre nous ont des possibilités infinies en matière professionnelle et personnelle. Comment resteraient-elles attachées à un judaïsme qui limite leurs possibilités ? Comment des jeunes femmes qui lisent, écrivent, enseignent, soignent, créent et dirigent accepteraient-elles d’être reléguées à un second rang dans l’espace synagogal ? Le prix à payer serait nécessairement la fuite des cerveaux, non seulement de ces femmes, mais encore de tous les juifs rebutés par cette vision du judaïsme, qui les conduiraient à voter avec leurs pieds et à quitter la communauté.
La question de la place des femmes dans la vie juive s’est déjà posée précédemment. Dans les années 1940 à Strasbourg, les responsables du mouvement de jeunesse Yechouroun avaient contacté le poseq et rabbin Yechiel Yaakov Weinberg, auteur du Sridei Eish, quant à la possibilité que les jeunes filles chantent aux côtés des jeunes garçons. Il avait répondu la chose suivante (Sridei Eish 2:8) :
“J’ai donc instruit les organisateurs du mouvement de jeunesse Yechouroun qu’ils peuvent se prévaloir des autorités rabbiniques allemandes, qui sont des experts pédagogiques et comprennent la nature des jeunes femmes de cette génération, éduquées aux langues et à la science et qui ont un esprit d’indépendance.
Elles se sentiraient affligées et repoussées de la communauté juive si on les empêchait de participer à des chants religieux avec des hommes. (…) Nous savons que les autorités rabbiniques allemandes ont réussi dans l’éducation des jeunes filles, mieux que les grandes autorités d’autres pays. Nous avons vu des femmes érudites, accomplies académiquement, qui rencontrent le judaïsme avec frémissement et accomplissent les commandements avec passion. Ainsi, je ne saurai interdire ce qui est permis.
Certes, je comprends les sentiments des ultra-orthodoxes qui protestent contre Yechouroun, parce qu’ils perçoivent leurs pratiques comme déviant des pratiques qu’ils suivent dans leur vie en Pologne et en Hongrie. (…) Les ultra-orthodoxes de la « vieille garde » n’ont pas d’influence sur le mode de vie [des jeunes].”
Saisissant la réalité changeante dans laquelle vivaient ces jeunes gens, le rabbin Weinberg prenait des décisions halakhiques en accord avec son temps. Pour lui, le fait que la vie juive offrait aux jeunes filles des perspectives au moins aussi larges que celles qui s’ouvraient à elles dans les autres cercles de la société était non seulement une possibilité sociale mais encore un impératif halakhique. C’est à ce même impératif que nous souhaitons que notre communauté réponde actuellement.
Au-delà de la lecture de la Torah par des femmes, nous voulons saluer la volonté du grand rabbin de France de se battre « pour la place des femmes dans la vie communautaire ». Mais ici aussi, il y aurait tant à faire !
Nous proposons ainsi que plus de femmes occupent des positions de leadership dans les institutions juives en France, hors du domaine religieux, en tant que présidentes de communauté par exemple.
D’autre part, certaines synagogues pourraient aménager leur espace synagogal afin de permettre aux femmes de suivre activement l’office. Cela pourrait se faire en divisant la salle à égalité, dans le sens de la largeur ou en évitant de placer une mehitsa hermétique qui bloque la vue des femmes.
Les synagogues qui le souhaitent pourraient également permettre aux femmes de prendre part à des offices plus égalitaires. Elles auraient ainsi la possibilité de lire certains passages de la prière ou de monter à la Torah. Toutes choses qui se font déjà dans le monde orthodoxe hors de France.
Enfin, nous souhaitons que les femmes puissent accéder au principal : à l’étude de la Torah. Nous souhaitons que, accompagnées des rabbins français, les femmes juives puissent étudier et obtenir un accès direct aux textes, qu’elles puissent suivre des cours de haut niveau pour se préparer à la bat-mitsva et au-delà, qu’elles puissent dispenser un dvar Torah ou un cours à la communauté.
Le patrimoine intellectuel et légal juif s’est transmis, génération après génération, au moyen d’un contact direct avec le texte. Cet exercice individuel a permis l’émergence des plus belles questions et des plus grands esprits de notre tradition. Il est aussi devenu le rite initiatique par lequel des générations d’étudiants de tous âges ont rejoint cette immense conversation juive, ininterrompue à travers les siècles et les continents.
C’est l’idée énoncée par rabbi Yohanan dans le Talmud de Babylone : “La couronne de la prêtrise, Aaron a mérité de la prendre. La couronne de la royauté, David a mérité de la prendre. La couronne de la Torah est toujours à sa place. Quiconque veuille la prendre, qu’il vienne et qu’il prenne” (TB Yoma 72b). Les juifs et juives français du XXIème siècle sont les héritiers de ce legs et ont droit à un accès direct au texte.
Nous souhaitons un judaïsme français qui offre à tous ses membres les voies pour poursuivre leur chemin avec exigence et engagement. Nous souhaitons que la vitalité démographique qui est la nôtre se traduise en productions intellectuelles, en structures communautaires innovantes, que les questions apportées par le XXIème siècle soient prises comme une opportunité et non comme une menace.
Nous souhaitons que la richesse religieuse des communautés en Israël, aux Etats-Unis et ailleurs nous instruise et nous pousse à créer nos propres modèles français.
Nous souhaitons que le Consistoire de France représente le judaïsme dans sa pluralité, permettant à ses rabbins d’exercer leurs fonctions avec plus d’autonomie, selon les besoins de leurs communautés respectives. Nous souhaitons que le judaïsme français soit garant des valeurs du passé, à la hauteur des défis présents et visionnaire pour préparer le futur.
Nous appelons les rabbins en France à accompagner chacun et chacune dans une démarche d’étude, et à permettre aux femmes de s’impliquer davantage dans l’espace synagogal et dans la prière. Il s’agit là d’enjeux cruciaux pour l’avenir du judaïsme en France, et nous espérons que notre demande sera entendue.
Appendices :
Sources sur la montée des femmes à la Torah
Liste des synagogues orthodoxes où les femmes montent à la Torah dans le monde (2017)
SIGNATAIRES :
Johanna Abbou
Armand Abécassis
Eliette Abécassis
Emile Ackermann
Evelyn Askolovitch
Yaffa Azogui-Bajer
Jean-Christophe Attias
Noémie Benchimol
Clémence Boulouque
Ilana Cicurel
Janick Dahan
Janine Elkouby
Elsa Fitouchi
Evelyne Gougenheim
David Isaac Haziza
Gad Ibgui
Eva Illouz
Evelyne Oliel-Grausz
Ruth Ouazana
Laura Kwiatowski
Avidan Kogel
Muriel Kottek Toledano
René Levy
Franklin Rausky
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