Un réalisateur israélien s’en prend au ministère de la Culture dans son nouveau film
Le long-métrage de Nadav Lapid s'inspire des expériences du réalisateur dans un pamphlet contre les mesures visant à amener les artistes à se conformer aux idéologies partisanes
JTA — Avant que le héros du « Genou d’Ahed », un réalisateur israélien qui n’est identifié que sous la lettre « Y », ne soit autorisé à participer à la projection de l’un de ses films dans la bibliothèque publique d’une ville du désert d’Arava, il a dû signer un document du ministère de la Culture israélien. La signature est obligatoire. L’accord qui lui est présenté établit que, pendant sa visite, il ne discutera avec son public que de sujets préalablement approuvés, notamment de « l’histoire d’Israël », « de la Shoah », « de la famille », « de l’amour » et de « ses frères d’armes ».
Il y a par ailleurs des sujets ne sont pas approuvés. Parmi eux, les Palestiniens, l’occupation et toute suggestion que les Israéliens pourraient tolérer la dissension de la part des artistes.
Dans le film, cela pose problème à « Y » (incarné par Avshalom Pollak). Non seulement l’homme est enclin à tenir de longs monologues sur l’état malheureux de la culture israélienne contemporaine mais de surcroît, il est aussi en train de préparer un nouveau film – consacré à l’activiste palestinienne bien réelle Ahed Tamimi. Emprisonnée après avoir giflé un soldat israélien en 2017 pendant un affrontement en Cisjordanie, l’adolescente est devenue un symbole de la résistance palestinienne (le titre du film s’inspire des propos tenus par un politicien israélien qui avait déclaré que Tamimi « aurait mérité une balle, au moins au genou », ce qui aurait permis, grâce à ce handicap, de l’assigner à domicile pour le restant de ses jours).
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Lauréat du Prix spécial du jury après sa Première au festival de Cannes en 2021 (le film est projeté aujourd’hui pour la première fois au Film at Lincoln Center, et il devrait sortir dans les prochaines semaines dans les cinémas de tout les États-Unis), « Le genou d’Ahed » est une œuvre de fiction même si son scénariste et réalisateur, Nadav Lapid, y transmet manifestement les frustrations qu’il ressent lui-même dans son travail de cinéaste en Israël. Les films de Lapid – souvent critiques à l’égard du nationalisme et de l’identité israélienne – sont largement salués dans les festivals et dans les salles d’art et d’essai du monde entier. Son film « The Kindergarten Teacher » avait fait l’objet d’un remake aux États-Unis avec Maggie Gyllenhaal dans le premier rôle.
Mais sur la base de son dernier long-métrage, il semble que Lapid a également rencontré des difficultés à se connecter avec le public israélien lui-même.
Dans « Le Genou d’Ahed », l’alter-ego de Lapid, « Y », erre dans la ville de Sapir, dans le désert, avant la projection de son film. Il envoie des photos et des textos qui se succèdent à sa mère et collaboratrice qui est en train de mourir d’un cancer et qui n’apparaît à aucun moment à l’image. (La mère de Lapid, Era Lapid, avait fait le montage de tous ses films jusqu’à sa mort des suites d’un cancer en 2018 ; son père, Haim Lapid, a aidé au scénario du « Genou d’Ahed » en tant que consultant.) Tout en désespérant de tout un travail fait pour rien, avec des flash-backs sur des expériences traumatiques vécues au sein de l’armée – réelles ou inventées, il est difficile de le dire – « Y » entre dans un flirt difficile avec une jeune fonctionnaire du ministère de la Culture qui doit convaincre le réalisateur de signer le document portant sur les sujets de débat approuvés.
Même si le nom du ministre, dans le film, n’est jamais prononcé, il est probable que Lapid se réfère dans son œuvre à Miri Regev, l’ex-ministre de la Culture qui, pendant son mandat au sein de l’ancien gouvernement du Premier ministre Benjamin Netanyahu, avait insisté pour que le pays ne finance pas d’œuvres d’art qui seraient « déloyales » à l’égard de l’État. Quand « Synonymes », le film de Lapid consacré à un expatrié israélien à Paris qui tentait d’effacer son identité nationale, avait remporté l’Ours d’or au festival du film de Berlin, en 2019, Regev avait fait savoir que personne, dans son ministère, n’avait vu le long-métrage.
Un grand nombre des événements racontés dans « Le Genou d’Ahed » sont vrais, selon Lapid : dans le dossier de presse du film, il explique avoir rencontré une situation impliquant un formulaire de « sujets approuvés » lorsqu’il avait été invité lors d’une projection de « The Kindergarten Teacher » à Sapir – une situation qui avait entraîné chez lui un dilemme similaire à celui dont il fait part dans « Le Genou d’Ahed ». Comme son avatar, « Y », Lapid raconte qu’il s’était alors entretenu avec une jeune adjointe du ministère de la Culture qui avait fait part de ses propres doutes et appréhensions au sujet du formulaire qu’elle s’efforçait de lui faire signer et, comme dans le film, un ami journaliste avait tenté d’obtenir de lui un enregistrement de la jeune femme en train de tenir ces propos. Il y a une touche d’auto-dérision dans la manière dont Lapid dépeint « Y », vantard, égocentrique, tout en établissant clairement que le réalisateur et son alter-ego partagent les mêmes principes politiques.
Le film explore la tension qui existe entre l’artiste et l’État – une tension dont le signification est forte en Israël, pays qui aspire à être une démocratie malgré une réalité constante de sécurité renforcée et de crispations idéologiques. Alors que « Y » réfléchit à faire exploser sa carrière toute entière pour simplement faire respecter son point de vue, son éventuel suicide professionnel contraste avec d’autres images de destructions à grande échelle, comme une récolte de poivrons doux flétris – ces mêmes cultures qui soutenaient le village, dans le passé, jusqu’à ce que le changement climatique vienne anéantir le gagne-pain des agriculteurs.
Dans le même esprit qu’un grand nombre d’autres réalisateurs de films qui présentent des œuvres qui parlent d’eux-mêmes (Federico Fellini, Woody Allen, Hong Sang-soo et d’autres), Lapid ne place aucune séparation entre ce qui relève du personnel et de la politique. Tandis que « Y » fulmine en affirmant que « le seul objectif » du ministère de la Culture « est de réduire l’âme à l’impotence et à l’incompétence de manière à ce qu’elle s’effondre sous l’oppression de l’État », les deux réalisateurs, le réel et le fictif, résument leurs frustration en un seul message : celui que le moment de faire preuve de nuance est définitivement passé.
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