Y aura-t-il de quoi honorer la table du Seder ?
Les établissements de nourriture casher tentent de rassurer les clients. Enquête
À quelques semaines de Pessah, l’inquiétude de la communauté juive monte : les produits casher de Pessah seront-ils à la table du Seder ? Les magasins auront-ils été livrés ? Et si oui, y en aura-t-il pour tout le monde ? Petit tour d’horizon dans quelques supérettes casher de Paris et sa banlieue.
Ce dimanche 15 mars, Bruno Lemaire l’a martelé : « Il n’y a pas de pénurie alimentaire. » Après la ruée des derniers jours dans les magasins, le ministre de l’Économie avait du pain sur la planche pour tenter de convaincre les Français de faire leurs courses « comme d’habitude », assurant qu’aucune mesure de rationnement n’était prévue. Déjà chahutée par la frénésie d’achats dont témoignent à l’unisson les rayons dévalisés, la chaîne d’approvisionnement risque de fonctionner à flux tendu ces prochains jours.
Alors que le coronavirus se propage, que les mesures restrictives se succèdent, que le confinement total se profile et que les annulations se multiplient dans les hôtels casher, nul doute que pour les consommateurs juifs, les produits casher de Pessah ont déjà remplacé les pâtes et la farine, ces « achats de panique » pointés par les psychiatres.
À quelques semaines des Fêtes, l’inquiétude monte dans la communauté juive, sommée de changer ses projets. En fonction de l’organisation des magasins, les clients, de plus en plus nombreux à porter un masque, piaffent devant l’entrée régulée ou courent d’un rayon à l’autre, les bras chargés de leur butin.

La question est sur toutes les lèvres : y aura-t-il de quoi honorer la table du Seder ? Les enfants auront-ils de quoi goûter ? Et, visiblement, c’est LA question qu’il ne faut pas poser ces jours-ci, après que le Premier ministre Edouard Philippe a sévèrement réprimandé les Français, surpris trop nombreux et trop serrés aux terrasses des cafés. L’accueil est tantôt poliment réservé, tantôt quelque peu hostile.
Dans une supérette de Boulogne-Billancourt (92), le responsable balaie, d’un revers de main, la question « qui ne l’intéresse pas ». Une façon d’éluder, dans un premier temps, le flou dans lequel la propagation exponentielle du virus plonge les gestionnaires les plus aguerris qui veillent à ne pas faire monter l’inquiétude.
Dans le 17e arrondissement de Paris, Daniel se prête plus volontiers à l’interview. « Pour l’instant, nos fournisseurs ont toutes les marchandises nécessaires. Tout est prêt. Les galettes de pains azyme, l’épicerie, etc… »

Même optimisme affiché aux Lilas (93) où Thierry, stylo en main, se veut rassurant : « Nos fournisseurs sont formels : les livraisons se feront comme prévu. J’attends des produits. Je suis d’ailleurs en train de faire une commande, pour être livré dans la semaine. Ils sont au taquet. Il n’y a pas lieu de s’inquiéter. » Dans une autre enseigne du 17e, les premières réticences dépassées, Jacky assure, derrière son masque : « La marchandise est là à 80 %. Il n’y a pas de quoi alerter la population. » S’agissant des produits israéliens, nos interlocuteurs affirment en avoir déjà reçu et ajoutent que d’autres sont en douane et attendent d’être contrôlés. « Pour le moment, on a les stocks mais quand il n’y en aura plus, il n’y en aura plus », nous assure-t-on avec un bon sens irréfragable. Bissli et Bamba devraient donc rapidement déserter les présentoirs puisque le ravitaillement n’aura pas lieu, faute de liaisons avec Israël. En revanche, nous assure-t-on, la viande, qui vient de France, devrait être en quantité suffisante. À moins que… « À chaque jour son lot d’informations et de restrictions », explique Eric, celui qui d’emblée avait rechigné à nous répondre. Les propos de ses concurrents vont dans le même sens et cultivent la même prudence : « À moins que, d’ici là, les routes soient coupées et que les camions ne puissent plus nous livrer. » Ou que les abattoirs soient obligés de fermer.
Dans le 19e arrondissement parisien, la réponse du responsable est claire en ce qui concerne le ravitaillement en viande : « Toutes les commandes que nous avons passées vont être honorées, il y a les stocks. Pour la suite, nous ne savons pas. Tout dépend des consignes qui seront données et de la façon dont la chaîne pourra fonctionner. » Il faut aussi prendre en compte la gestion du personnel qui ne pourra peut-être plus venir sur le lieu de travail pour garder leurs enfants. « Vont-ils tenir le coup à ce rythme ? », s’interroge l’un de nos interlocuteurs. Le problème semble donc relever pour l’instant davantage d’une question de logistique et de comportement que d’un problème de marchandises.
Cette année, les clients s’y sont pris très longtemps à l’avance, alors même que les magasins n’avaient pas encore prévu d’entamer leur stock de produits de Pessah. « Les gens veulent de tout : un peu de hametz, un peu de Pessah. Tout ce que vous mettez, ils l’achètent », constate l’un des gérants dont les propos sont confirmés par le ballet incessant des caddies vers les caisses submergées de produits en tout genre. Les vitrines réfrigérées sont déjà ornées d’étiquettes « Casher de Pessah ».

La rumeur de confinement, relayée sur les réseaux sociaux (et qualifiée ce lundi 16 mars par la porte-parole du gouvernement de « fake news »), a précipité les clients dans les magasins.
Annette et son mari Félix, tout en s’interrogeant sur la présence de leurs enfants à Pessah, « font comme si tout le monde allait être réuni, comme chaque année ». Rosine sait que les fêtes se dérouleront cette année en comité réduit. « Il y aurait trop d’enfants et ma petite-fille ne veut pas me faire courir ce risque », nous dit-elle. D’ores et déjà interdite de sortie par ses fils, elle a confié à chacun une longue liste de courses pour l’épicerie.
« Par contre, j’irai moi-même chez le boucher. J’ai besoin de paleron, de pointe et d’entrecôtes. Je congèlerai afin de ne pas être prise de court. On ne sait jamais. » Elle est loin d’être la seule à avoir choisi l’option congélation qui lui permettra de préparer des quantités en fonction du nombre de convives.
Dernière étape de l’enquête : un appel au Consistoire de Paris, service « Abattage viande » avec toujours cette question dont on pressent qu’elle ne va pas être très bien accueillie : y aura-t-il de la viande à Pessah ? La réponse fuse : « Pensez-vous trouver aujourd’hui une personne capable de savoir ce qui va se passer exactement ? Nous vivons quelque chose d’inqualifiable, qui rend fou le monde entier. Nous avons de grosses équipes, entièrement dévouées à la communauté. Nos chohatim [abatteur juif certifié] font tout pour que tout le monde ait de la viande à Pessah. Mais qui sait, à ce jour, ce que l’avenir nous réserve ? »
L’heure, on le voit, est à l’incertitude, car tout change d’heure en heure. La liberté d’accès aux différents sites se réduit comme peau de chagrin. Difficile, dès lors, d’arrêter un état des lieux…
En attendant l’enseigne HyperCacher prévient ses clients de ses horaires d’ouverture allongées sur son compte Facebook en se voulant rassurant auprès de ses clients.
Selon un technicien du marché casher en France, il est impossible d’établir des chiffres précis concernant le secteur, tant ceux-ci sont en constante évolution. Il explique néanmoins que, concernant la viande et la volaille, leur origine est essentiellement française – si le marché reste de niche, beaucoup d’acteurs sont en concurrence, et il s’agit du plus grand marché casher européen. La viande casher peut venir également des pays de l’est (Pologne, Roumanie, Bulgarie) ou d’Amérique du sud.
Il estime à environ 20 000 le nombre de Juifs français qui consomment exclusivement de la viande casher, sur les 550 000 Juifs que compte le pays.
La viande vendue en France ne provient jamais d’Israël, tant cet import coûterait cher – et n’a aucun intérêt. En revanche, de la viande d’origine française peut être importée en Israël. Le marché israélien n’étant pas auto-suffisant, de la viande étrangère y est importée – les sociétés qui importent cette viande pourront alors faire appel à des abateurs juifs israéliens, qui exerceront toujours sous le strict contrôle des normes françaises et de vétérinaires français. Ces exportations vers Israël pourraient d’ailleurs être impactées par la crise du coronavirus : alors qu’El Al a réduit ses vols commerciaux, passant de 4 à 1 par jour entre Tel Aviv et Paris, la compagnie achemine normalement environ 35 % de toutes les importations et exportations aériennes d’Israël.
Le professionnel du secteur rappelle néanmoins lui aussi qu’en France, les stocks de viande pour Pessah sont déjà prêts, et qu’il n’y aura donc aucun risque de pénurie.
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