Des pompiers juifs ont sauvé la synagogue portugaise d’Amsterdam des nazis
Un jeune de 16 ans "chutzpan" a convaincu les nazis de ne pas utiliser l'Esnoga pour la déportation, pendant que ses amis la sauvaient du pillage et des bombes
AMSTERDAM – Lorsqu’on lui a demandé pourquoi les nazis n’avaient pas détruit la synagogue portugaise, chère à sa famille, Bram Palache a parlé d’une décision « un peu mystérieuse ».
Cependant, de l’avis des historiens hollandais de la Shoah, le propre père de Palache – feu Leo Palache – a été l’un des principaux artisans de la préservation de cette synagogue historique pendant la Seconde Guerre mondiale.
Bien que Leo Palache n’eût que 14 ans lorsque l’occupation allemande commença, il contribua à dissuader les nazis de transformer « l’Esnoga » – synagogue en portugais – en un centre de déportation juif. L’adolescent a également gardé le complexe jusqu’en 1944, lorsque lui et d’autres pompiers volontaires ont dissimulé des objets rituels entre le plafond du sanctuaire et le plancher du grenier.
« Pendant la guerre, mon père était membre des pompiers pour protéger le bâtiment, s’il y avait quelque chose à protéger », explique Bram Palache, aujourd’hui biochimiste réputé pour ses recherches sur la grippe.
Fin novembre, Bram Palache et moi-même avons obtenu un accès spécial au grenier et à la cave voûtée de l’Esnoga, tous deux interdits aux touristes. Obscurci par des poutres en bois, le faux plafond du grenier où le père du biochimiste avait caché des objets religieux et les listes de membres de l’Esnoga nous a été ouvert par un agent de sécurité.
Comme pour la synagogue en dessous, il n’y a jamais eu d’électricité dans le grenier. Depuis l’érection du bâtiment en briques au cours de l’âge d’or, des lustres contenant 1 000 bougies éclairent encore la synagogue chaque fois que nécessaire.
Le complexe d’Esnoga s’inspire vaguement de la conception du complexe du Temple de Jérusalem de Salomon, avec un cadre de bâtiments entourant une cour et un imposant sanctuaire central. Dans les années qui ont suivi la consécration de la synagogue portugaise en 1675, sa conception a été copiée dans le monde entier.
« Mon père aimait ces histoires »
À la veille de l’invasion des Pays-Bas par l’Allemagne, l’Esnoga a obtenu un statut historique particulier de la part du gouvernement néerlandais.
Ce statut a été assorti d’un financement pour des rénovations visant à protéger le bâtiment des incendies attendus lors de raids aériens, notamment l’ajout de conduites d’eau de secours et d’escaliers de secours. Le grenier a été recouvert d’épaisses couvertures de laine de roche et le heikhal – l’arche de la Torah – a été protégé par une structure de protection et des sacs de sable.
Une autre décision déterminante prise en 1939 fut lorsque les dirigeants de la synagogue se sont mis d’accord pour assurer une « surveillance » en temps de guerre. En 1940, au moins 40 hommes juifs – dont Leo Palache – patrouillaient le complexe en tant que pompiers volontaires.
La famille Palache a des racines néerlandaises qui remontent à avant la fondation de la synagogue. D’origine espagnole et marocaine, certains des ancêtres de Bram Palache étaient diplomates auprès des rois du Maroc, a-t-il expliqué.
Pendant les années qui ont précédé la guerre, son grand-père – Judah Lion Palache – était professeur de langues sémitiques et dirigeant de la communauté juive portugaise.
En ce qui concerne ce que Leo Palache a raconté à sa famille de la garde de l’Esnoga, il semble qu’il y ait eu beaucoup de parties de jeux de société et de repas uniquement constitués de pommes de terre rôties. Pendant la moitié de la décennie d’occupation nazie, aucune bombe n’est tombée sur la synagogue ou ses environs immédiats, et les nazis ont laissé le complexe intact.
« Mon père aimait ces histoires sur son rôle de pompier », confie Bram Palache. « Cela ne semblait pas être très ennuyeux ».
« Destructeurs culturels barbares »
En juillet 1942, l’administrateur nazi Ferdinand Hugo aus der Funten – connu sous le nom de Funten, pour faire court – fit une visite décisive de la synagogue portugaise.
En tant que chef de l’Office central de l’émigration juive à Amsterdam, Funten était responsable de l’expulsion de la population juive des Pays-Bas vers les camps de transit. De là, la plupart des Juifs néerlandais – plus de 100 000 personnes – ont été conduits dans des camps de la mort et assassinés.
Alors que les nazis systématisaient la « Solution finale », Funten cherchait un « enclos » pour les Juifs avant la déportation. Le bâtiment devait être situé au centre, près d’une ligne de tramway, et être suffisamment grand pour accueillir plusieurs centaines de victimes.
La monumentale Esnoga se trouvait dans le quartier juif le plus densément peuplé d’Amsterdam, à proximité des principales lignes de tramway et non loin de la gare centrale. De là, des trains de déportation partirent pour les camps de transit.
Entre en scène le pompier volontaire Leo Palache, fils du chef de la communauté. Comme l’un des nombreux Juifs interrogés par Funten lors de sa visite à l’Esnoga, Leo Palache lui a indiqué que la synagogue serait « très mal adaptée » comme centre de déportation, selon Bram Palache.
Plus précisément, Leo Palache a informé Funten que le bâtiment n’avait pas d’électricité. Et même si le sanctuaire était éclairé, a expliqué le jeune homme de 16 ans au fonctionnaire nazi, les nombreuses grandes fenêtres n’étaient pas faciles à masquer en cas de coupure de courant du fiat d’un raid aérien.
« Leo Palache a empêché que l’Esnoga ne soit utilisée comme Umschlagplatz [point de ramassage des déportations] », a confirmé l’historienne Annemiek Gringold dans une interview réalisée à la synagogue.
Bram Palache, Annemiek Gringold et moi étions assis à une table de cuisine non loin de l’endroit où Leo Palache et les autres pompiers étaient cantonnés pendant la guerre.
Selon l’historienne, qui est conservatrice du quartier culturel juif durant la Shoah, Leo Palache a joué un rôle « essentiel » pour convaincre Funten de renoncer à la synagogue portugaise comme centre de déportation.
« Les nazis ne voulaient pas passer pour des destructeurs culturels barbares auprès des Néerlandais », nous a-t-elle expliqué. « Ils ont ordonné que la synagogue soit préservée, peut-être pour en faire un musée ».
« Pas une seule inscription en hébreu »
Avant même la visite décisive de Funten à la synagogue portugaise, le bâtiment avait échappé à une tentative d’attentat.
En février 1941, la rumeur se répand que le Weerafdeling – ou WA – a prévu de faire sauter l’Esnoga. En tant que bras paramilitaire du mouvement national-socialiste néerlandais, les bandes du WA encerclaient les quartiers juifs pour attaquer les victimes en toute impunité cet hiver-là.
Selon les historiens David Cohen Paraira et Jos Smit, les pompiers ont répondu aux rumeurs d’attaque de la WA en empêchant l’accès à la cave voûtée de l’Esnoga. Craignant que de la dynamite n’y soit placée pour faire tomber le bâtiment, ils ont cloué la trappe.
Entre la fin 1943 et le 2 février 1944, Léo Palache et les autres pompiers ont été déportés – mais pas avant d’avoir caché les derniers trésors de la communauté et les listes de membres entre le plafond du sanctuaire et le plancher du grenier. Immédiatement, une brigade de pompiers municipaux non juifs les ont remplacés.
Après que la synagogue portugaise a été vidée de ses Juifs, le maire d’Amsterdam, E.J. Voute, a visité le complexe en compagnie de deux directeurs d’importants musées néerlandais. Les hommes ont été « profondément impressionnés » et ont demandé aux autorités allemandes si la ville pouvait acheter la synagogue et son contenu pour l’utiliser comme musée.
Dans sa lettre de février 1944 à l’occupant nazi, le maire fait l’éloge des architectes « aryens » de la synagogue. De plus, il écrit : « il n’y a pas une seule inscription en hébreu » sur les lustres ou les bancs en cuivre, qui étaient parmi les plus beaux de l’âge d’or encore existants.
On ne sait pas exactement comment les autorités allemandes ont répondu à la demande d’achat, mais l’Esnoga a continué à être surveillée. Même pendant la famine « Hunger Winter » aux Pays-Bas, lorsque les maisons des victimes juives et les synagogues ont été démantelées pour servir de combustible, les pompiers néerlandais ont gardé le complexe intact.
Selon les historiens Cohen Paraira et Smit, les bancs, balcons et autres éléments en bois de l’Esnoga auraient disparu sans la présence ininterrompue des pompiers.
« Tout son passé lui manquait beaucoup »
Grâce à l’accès aux archives néerlandaises de l’époque de la guerre dont elle bénéficie, l’historiennne Annemiek Gringold a pu montrer pour la première fois à Bram Palache une partie importante du passé de son père. Après que nous avons tous les deux visité le grenier et la cave de l’Esnoga, l’historienne est arrivée avec une copie du dossier de guerre de Leo Palache tel que conservé par le Conseil juif, ou Joodse Raad.
Nommé par les nazis pour exécuter leurs ordres, le conseil préparait des cartes avec le nom de chaque Juif, les membres de sa famille et son adresse personnelle. Ces fiches servaient à garder une trace des personnes et à correspondre sur d’éventuelles exemptions temporaires de déportation. Les Allemands et la municipalité d’Amsterdam tenaient chacun un ensemble de registres similaires, à partir desquels les listes de déportation étaient établies.
La carte agrandie du Joodse Raad concernant Leo Palache regorge de signatures, de timbres rouges et de numéros d’identification écrits à la main. Une des marques indique sa déportation à Westerbork, nous a expliqué l’historienne. Une autre, de la Croix-Rouge, indique sa libération de Buchenwald.
Peu après avoir retrouvé la liberté, il apprend que toute sa famille a été envoyée à Auschwitz-Birkenau et assassinée. La présence de la famille sur la « liste portugaise » l’avait protégée pendant deux ans, période pendant laquelle les nazis ont exercé un jeu du chat et de la souris tout en divisant la population juive entre eux.
Après avoir terminé ses études et fondé une nouvelle famille, Leo Palache dirigea l’Esnoga comme son père avant lui. Il fut l’un des principaux collecteurs de fonds pour les rénovations indispensables, un sioniste passionné et le fondateur d’un institut au nom de son père à l’université d’Amsterdam.
Pour Bram Palache, l’Esnoga fut le cadre de son enfance et de sa bar mitzvah, une seconde maison dont le sol est recouvert de sable – à la hollandaise – afin que les chaussures massives ne fassent pas trop de bruit.
Outre les souvenirs heureux, Bram Palache se rappelle de sa mère Léa assise seule au balcon des femmes. De là, elle observait les bancs vides où des proches s’asseyaient et la regardaient autrefois.
« Tout son passé lui manquait beaucoup quand elle était là-haut », confie Bram Palache, dont la famille et la Esnoga partagent des siècles d’histoire.