Le Musée Impérial de la Guerre à Londres met en « lumière » la Shoah
Contrairement à d'autres expositions, celle-ci est inhabituellement bien éclairée - ce qui permet aux auteurs très humains du génocide des Juifs d'Europe de sortir de l'ombre
LONDRES – Il y a un rituel auquel les visiteurs se soumettent souvent lorsqu’ils vont voir une exposition sur la Shoah. Ils se taisent et laissent place à un silence de deuil. Leurs pas ralentissent, feutrés comme ceux d’un pèlerin dans un lieu saint. Leur expression se fait légèrement plus grave en découvrant l’impensable, l’esprit aux prises avec les pires preuves de la dépravation humaine.
Ces réactions sont naturelles, conditionnées par le design qui est, à juste titre, omniprésent dans les musées et les sites de commémoration consacrés aux Juifs assassinés en Europe et qui a pour éléments centraux l’obscurité, les ombres, l’usage du sépia.
En cela, l’Imperial War Museum de Londres [Musée Impérial de la Guerre] tente quelque chose de nouveau. En faisant entrer l’histoire de la Shoah dans des salles lumineuses, il s’efforce d’éclairer et de réexaminer les éléments du récit de la Shoah qui sont parfois « mal compris ».
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« Le gros problème avec les espaces sombres et les musées de la Shoah », explique James Bulgin, spécialiste de la Shoah et curateur de la Galerie de la Shoah dont il a supervisé le projet depuis sa conception jusqu’à son achèvement, « c’est que dès qu’on entre dans un espace sombre, on a l’impression que le récit se dirige inexorablement dans une seule direction, ce qui n’était pas le cas. »
« Cela suggère que la seule réponse appropriée est le silence », poursuit-il. « Le sujet est bien sûr excessivement tragique, mais on veut que les gens s’autorisent à poser des questions et à développer leur compréhension – et cela passe par le dialogue et le questionnement. »
« On suggère ainsi aussi tacitement que ces choses se sont produites dans l’ombre, ou dans des espaces sombres invisibles, et non dans le monde dans lequel nous vivons tous », ajoute-t-il. « Ce qui les confine à un passé lointain. »
Le musée a ouvert au public deux nouvelles galeries permanentes – l’une sur la Shoah, l’autre sur la Seconde Guerre mondiale plus généralement – le 20 octobre, après un projet de rénovation de 30,7 millions de livres (environ 127 millions de shekels) qui a duré des années et qui a remplacé l’exposition existante sur la Shoah, ouverte en 2000.
Le 10 novembre, la duchesse de Cambridge a officiellement inauguré les deux expositions, ainsi qu’une exposition temporaire de photos sur les survivants de la Shoah et leurs familles qui sera ouverte jusqu’à début janvier.
Les nouvelles galeries occupent deux étages et s’étendent sur 3 000 mètres carrés. La galerie de la Shoah compte à elle seule quelque 2 000 photos, affiches et objets, dont une section des baraquements du camp de concentration de Velten – un sous-camp de Ravensbrück et Sachsenhausen – qui serait la dernière partie restante du camp.
Bulgin a étudié tardivement la Shoah. Il a fait ses armes dans la production théâtrale dans le West End londonien, et son expérience professionnelle est immédiatement perceptible dans son utilisation de l’espace et dans ses choix de conception qui rendent la galerie à la fois avant-gardiste et pleine de tact.
« Il s’agit de concevoir l’espace et le ton de l’exposition », explique Bulgin. « Nous ne saurons jamais ce que ces personnes ont vécu, mais nous pouvons aisément comprendre l’environnement dans lequel tout cela s’est produit. »
Alors que les visiteurs serpentent dans une série de salles imbriquées, de grands écrans vidéo diffusent des images et des sons contemporains provenant des sites où des millions de personnes ont été assassinées.
« Nous utilisons des images contemporaines des environnements tels qu’ils sont aujourd’hui, non pas pour essayer de les recréer, mais pour raconter ce que sont les forêts ou le chant des oiseaux – ce sont des sentiments sensoriels complexes à travers lesquels nous faisons l’expérience de la réalité », explique Bulgin. « Le petit moment de connexion entre les deux est important. »
Les choix en termes de conception, au Musée Impérial de la Gguerre, peuvent être simultanément audacieux et imperceptibles.
Les photos ont tendance à être placées à hauteur des yeux, de sorte que « les gens vous regardent dans les yeux tout au long de la galerie », explique Bulgin. Le sépia, « qui évoque le passage du temps plutôt que l’authenticité de l’image telle qu’elle existait », a été banni, dit-il.
Les objets sont placés là où ils se trouveraient dans le monde réel et les livres sont positionnés comme s’ils étaient tendus aux visiteurs. « Il y a une logique ici », dit Bulgin.
Ces petits choix alimentent l’objectif central de l’exposition : refléter les récentes avancées de la recherche sur la Shoah et corriger les malentendus qui existent dans la commémoration de la Shoah en Grande-Bretagne.
« J’étais préoccupé par le fait que la Shoah était mal comprise et qu’elle était présentée d’une manière qui n’était pas toujours particulièrement exacte du point de vue historique, et par le fait que son narratif ne traite pas non plus de manière appropriée les Juifs et les communautés juives », explique Bulgin.
« Tous les grands musées de la Shoah ont présenté ce récit comme celui d’un génocide industrialisé, sur la base d’Auschwitz et nulle part ailleurs. Pour moi, l’idée qu’il s’agirait d’un processus mécanisé est vraiment trompeuse », dit-il. « À bien des égards, la Shoah est très sale, basique. Brutale, sanglante et barbare. »
Les ghettos et les massacres de la « Shoah par balles » d’Europe de l’Est se retrouvent placés au centre du récit du Musée Impérial de la Guerre, à côté des images plus connues et plus horribles des camps de la mort.
Bulgin cherche également à mieux faire prendre conscience aux visiteurs qui étaient les auteurs de la Shoah et quelles étaient leurs motivations. Bulgin était préoccupé par le fait que « beaucoup de nos visiteurs avaient une image conditionnée des auteurs de la Shoah, définie par des personnages comme Amon Göth dans « La liste de Schindler » ».
« Ce qui est bien plus terrifiant », dit-il, « c’est que ce sont des gens relativement normaux qui ont fait ça, et d’une certaine manière, à cause de la frilosité affichée à l’idée d’humaniser les auteurs de crimes, cette normalité a été poussée en marge du récit. »
La façon de présenter leurs atrocités a été soigneusement étudiée. Les photos ont été conservées à leur taille originale. Les bordures noires indiquent quand elles ont été prises par les photographes nazis.
Les archives des journaux britanniques et le niveau de connaissance contemporain de la Shoah en Grande-Bretagne sont également présentés pour rejeter l’idée communément admise que l’ampleur de la Shoah n’avait pas été pleinement comprise avant 1945.
L’establishment juif britannique a fait un éloge quasi-unanime de l’exposition.
« Elle ne se concentre pas exclusivement sur Auschwitz. Elle aborde la Shoah de manière holistique », déclare Ben Fuller, éducateur à l’Holocaust Educational Trust (HET). « Dans l’enseignement de la Shoah, nous disons qu’il faut essayer d’élargir les modèles d’apprentissage centrés sur Auschwitz, et c’est ce qu’a fait l’exposition – en fait, elle est allée au-delà. »
L’inquiétude était réelle face à la possibilité que le récit de la Shoah, raconté ainsi dans un musée militaire britannique, ne s’oriente rapidement vers la seule horreur du génocide.
Cependant, dès l’entrée des visiteurs, ces derniers découvrent des centaines d’images vacillantes et une présentation des Juifs dans l’Europe d’avant-guerre. Des Juifs néerlandais riant sur une plage de la mer du Nord. Des Juifs grecs s’ennuyant devant une synagogue. Des Juifs roumains prenant un café sur une terrasse de Bucarest.
Il est évident que faire découvrir aux visiteurs britanniques tout le spectre et l’étendue géographique de la vie juive dans l’Europe d’avant-guerre joue un rôle important dans l’exposition, qui comprend également une section sur la Shoah en Hongrie.
« Dans l’enseignement de la Shoah, nous commençons par parler de la vie juive d’avant-guerre, par faire comprendre qui étaient les Juifs d’Europe avant la Shoah », dit Fuller. « C’est ce que fait cette exposition. Elle humanise et elle met l’accent sur les personnes qui ont été les victimes du génocide en tant qu’êtres humains avant tout, plutôt que de les appréhender purement à travers le spectre de leur statut de victimes ».
Simon Bentley, le président de Yad Vashem UK, la branche britannique du mémorial et du musée de la Shoah d’Israël, déclare que le travail effectué par le Musée Impérial de la Guerre est « sensationnel ».
« C’est le genre d’exposition que l’on va visiter en sachant que l’on va y retourner plusieurs fois – car si l’on veut rendre justice à tout le travail fourni, cela nécessite de nombreuses visites », explique M. Bentley.
« Cela en vaut vraiment la peine. La qualité de l’exposition est incroyablement bonne – le nombre d’artefacts et d’objets à voir, la manière d’exposer, l’importance inhabituelle qui est accordée à la lumière », dit-il.
Malgré ces éloges, certains membres de la communauté juive estiment que l’approche du Musée Impérial de la Guerre a peut-être été trop limitée.
Ivor Perl, un survivant hongrois de la Shoah qui a survécu à Auschwitz, aux sous-camps de Dachau et à une marche de la mort avant d’être libéré en avril 1945, déclare que si l’exposition a été conçue « avec beaucoup de goût et de tact », « l’horreur de toute cette histoire est si énorme qu’il est très difficile de la couvrir d’un seul jet ».
Perl, qui s’exprime dans l’un des témoignages enregistrés à découvrir à la fin de l’exposition, ajoute que « l’horreur était si énorme qu’on ne pourra être à la hauteur ».
Perl, qui enseigne la Shoah en Grande-Bretagne, s’inquiète du fait que cette initiative visant à raconter un récit plus large s’est faite au détriment de la véritable horreur de la Shoah. Il a survécu à la Shoah avec son frère, mais il a perdu ses parents et sept frères et sœurs.
« Cela suffira-t-il à transmettre l’information aux générations futures ? Cela reste à voir. Personnellement, je pense que quelques petites choses de plus sur les chambres à gaz ou sur les camps eux-mêmes auraient pu améliorer l’exposition », dit-il.
« C’est une petite exposition, agréable et aseptisée. C’est bien, c’est soigné. Vous pouvez aller prendre un café ou un thé après », ajoute-t-il. « Mais le sujet est tellement difficile. L’énormité de la chose – A quel moment peut-on considérer en avoir fait suffisamment et avoir inclus tous les éléments, absolument tout ? », s’interroge-t-il.
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