L’Eurovision ne serait pas la seule victime des efforts visant à mettre fin à la diffusion publique
Alors que le ministre des Communications relance son projet de faire fermer Kan, les experts du secteur avertissent que l'initiative mettra un terme à la participation à cette fête annuelle de la chanson et réduira le contenus originaux en hébreu
Pour la majorité des Israéliens, il est presque impossible d’imaginer un monde où Israël ne prendrait pas part au concours annuel de l’Eurovision. Mais si la Knesset devait adopter un projet de loi visant à fermer Kan, la Société publique israélienne de diffusion, à la pousser à la marge ou à la réduire de manière considérable, de nombreux fans israéliens de ce concours de chant emblématique pourraient bientôt se retrouver plongés en plein désarroi.
En réalité, c’est tout le réseau télévisuel et radiophonique de Kan qui a été attaqué depuis sa création.
Au cours des huit dernières années, les députés et les ministres successifs, au sein des gouvernements de droite, ont cherché à exercer un plus grand contrôle sur la Société publique israélienne de diffusion, aussi appelée IPBC, qui exploite plusieurs chaînes de télévision, un certain nombre de stations de radio et qui maintient une présence importante sur internet – s’ils n’ont pas cherché à la faire purement et simplement fermer.
Ces dernières semaines, alors même que la coalition tente de relancer certaines de ses lois controversées d’avant-guerre, les efforts visant à changer le visage de Kan tel que nous le connaissons sont revenus sur le devant de la scène. Et le mois dernier, la Knesset a adopté en lecture préliminaire, par 49 voix « Pour » contre 46 « Contre », un projet de loi exigeant que le réseau soit privatisé ou fermé – ce qui mettrait un terme définitif à la radiodiffusion publique en Israël.
En même temps, les ministres ont également voté le mois dernier en faveur d’une législation qui accorderait au gouvernement un contrôle direct – et non plus indirect – sur le budget de l’IPBC. Un autre projet de loi qui a été débattu au mois de décembre exigerait de Kan la soumission d’un rapport annuel devant la commission économique de la Knesset sur ses activités. Le texte prévoit également que ses dirigeants pourront être convoqués lors d’une audience si les membres de la commission ont des plaintes à formuler sur les potentiels contenus.
L’avenir de ces projets de loi reste incertain – à cause de querelles intérieures au sein même de la coalition et du dégoût ressenti par certains membres minoritaires au gouvernement, qui s’insurgent face à la promotion d’une législation controversée en temps de guerre. Mais le ministre des Communications, Shlomo Karhi, qui a placé sa promesse de fermer Kan au cœur de ses projets depuis son entrée en fonction il y a deux ans, n’a pas renoncé à ses efforts – des efforts qui, disent les observateurs, pourraient entraîner un effet boule de neige de grande ampleur pour les médias, pour le cinéma et pour la société israélienne dans son ensemble.
En plus de mettre au chômage un millier d’employés, les personnes du secteur affirment que les mesures envisagées par Shlomo Karhi nuiraient à la démocratie, qu’elles étoufferaient la liberté de la presse en Israël, qu’elles mettraient un terme à l’adhésion d’Israël à l’Union européenne de radio-télévision et qu’elles réduiraient considérablement la création de programmes originaux de qualité en hébreu.
« Les séries télévisées israéliennes qui sont produites par Kan nous honorent et elles nous donnent du prestige dans le monde entier », a affirmé l’actrice Naomi Levov, qui a joué dans un certain nombre de productions Kan, au cours d’une audience qui s’est tenue mercredi à la Knesset, audience qui a été l’occasion d’examiner la liste des projets de loi envisagés. « Encore récemment, la série ‘The Lesson’ a été désignée [par le New York Times] comme l’une des meilleures séries au monde de l’année 2024″.
Levov a ajouté que « pour moi, pour nous en tant que pays, c’est un sceau d’honneur qui est octroyé à la créativité, à la qualité… c’est quelque chose qui doit être préservé ». De leur côté, l’Union des journalistes en Israël (UJI), la Foreign Press Association (FPA), l’Association israélienne de la communication et le bureau de la procureure-générale ont tous mis en garde contre les dégâts qui pourraient être essuyés par la démocratie, par la liberté de la presse et par la capacité à produire des contenus d’information exempts de toute considération commerciale.
Michal Gera Margaliot, directrice de l’UJI, a dénoncé ces initiatives qui, selon elle, « font partie intégrante d’un vaste plan qui a été orchestré en vue d’affaiblir et de piétiner la presse libre en Israël » lors d’une audience à la Knesset, au début du mois. Le bureau de la procureure-générale a déclaré que la législation concernant Kan semblait entrer dans le cadre d’un plan ourdi par le gouvernement, un plan dont l’objectif est de prendre le contrôle des médias et du marché des médias – et qui le ferait d’une manière qui contredirait en leur cœur les valeurs démocratiques fondamentales. La FPA, de son côté, a estimé que ces efforts paraissaient être « vindicatifs et motivés par des considérations d’ordre politique ».
La fin de l’ère de l’Eurovision ?
L’impact culturel des mesures qui ont été récemment évoquées devrait se faire largement ressentir.
Tout d’abord, pour rester membre de l’Union européenne de radio-télévision – une Union à laquelle le pays appartient depuis 1957 – Israël doit conserver un radiodiffuseur public indépendant. Son statut au sein de l’UER lui permet non seulement de diffuser, mais aussi de participer au concours annuel de l’Eurovision.
Dans une lettre qui a été adressée cette semaine à la commission économique de la Knesset, Noel Curran, le directeur de l’UER, a averti que la fermeture – ou la privatisation – de Kan « ne mettrait pas seulement en péril le paysage médiatique israélien mais elle pourrait également avoir des répercussions importantes sur les fondements démocratiques et sur la réputation à l’international du pays ». Il a noté que tous les pays d’Europe disposaient, pour leur part, d’un radiodiffuseur public.
Seuls les pays dotés de radiodiffuseurs publics indépendants – qui diffusent à la fois des programmes d’actualité et de divertissement – peuvent être membres de l’UER, et peuvent donc participer à l’Eurovision. Ce concours de musique kitsch reste très populaire en Israël et, en particulier dans un contexte d’attaques soutenues contre la participation d’Israël au cours de l’édition de cette année, de nombreux Israéliens considèrent qu’il est dorénavant plus important que jamais d’y prendre part et de faire sentir leur présence.
Kan détient également les droits exclusifs – via l’UER – nécessaires pour la diffusion de la Coupe du monde 2026. Si le réseau est privatisé ou fermé, difficile de dire comment et si les Israéliens pourront regarder les matchs.
« La privatisation de l’IPBC mettrait en péril cette relation et conduirait presque certainement à l’exclusion de Kan de notre Union », a ajouté Curran, « ce qui diminuerait le rôle de la nation dans les événements audiovisuels déterminants et ce qui réduirait l’accès des citoyens israéliens à de tels contenus ».
L’IPBC était lui-même né dans un contexte de longue querelle politique portant sur l’idée de télévision publique en Israël. La Société avait commencé ses émissions en 2017 après des années d’efforts livrés par le gouvernement qui cherchait alors à modifier les opérations de l’instance qui lui avait précédé, l’Autorité israélienne de radiodiffusion.
Depuis son lancement, les députés de la droite de l’échiquier politique cherchent à exercer un plus grand contrôle sur la société – notamment en tentant de séparer la division chargée de l’actualité et les autres contenus, un projet qui avait été abandonné après la victoire remportée par l’État juif à l’Eurovision, en 2018, et une prise de position claire de l’UER.
Qui a besoin de plus de télé-réalité ?
Le projet de loi central qui est actuellement examiné par la Knesset stipule que le gouvernement lancera un appel d’offres pour trouver un acheteur pour les émissions télévisées de Kan et que, si aucun acquéreur n’est trouvé, le radiodiffuseur sera complètement fermé dans un délai de deux ans, sa propriété intellectuelle revenant au gouvernement. Toutes les stations de radio de l’IPBC seront également fermées dans les deux ans à venir, précise le texte, à l’exception de la station Reshet Bet, qui jouit d’une grande popularité et qui sera, elle aussi, proposée à la vente.
Aujourd’hui, le réseau Kan exploite sa principale chaîne de télévision, Kan 11, ainsi que la chaîne arabophone Makan 33, la chaîne Kan Education avec des programmes pour les enfants, huit stations de radio, un site internet et de nombreuses plateformes numériques – avec parmi elles des podcasts, des applications et des vidéos en ligne.
Depuis longtemps, Karhi déclare que son objectif est de diversifier les médias et de libérer au maximum le marché, en cherchant à écarter le gouvernement de tout rôle dans l’industrie. Lors de l’audience de mercredi, le ministre a soutenu que « le marché privé est étouffé par trop de séries » et que « le radiodiffuseur public n’est pas public et il est parfois nuisible ».
Il a ajouté que sa « vision » de la radiodiffusion publique consistait à continuer à financer « des programmes originaux et des contenus israéliens », sans informations ni actualités, ainsi qu’à maintenir la chaîne éducative de Kan ainsi que cinq de ses stations de radio.
Le principal projet de loi visant toutefois à fermer le réseau – le texte avait été rédigé par Karhi avant qu’il ne devienne ministre, mais il a été une nouvelle fois présenté à par Tally Gotliv, membre du Likud, en tant que projet de loi privé – ne vise qu’à vendre l’ensemble du réseau à un acquéreur commercial. Il est difficile de dire, par ailleurs, si Karhi a l’intention de soumettre un nouveau projet de loi à l’examen ou de réécrire en profondeur la législation qui a déjà fait l’objet d’une première lecture.
Les personnes proches de l’industrie disent qu’un autre réseau entièrement commercialisé a peu de chances de survivre sur le petit marché israélien et qu’il ne sera jamais en mesure de produire le même niveau de programmation originale en hébreu qu’a pu le faire Kan au fil des années.
Les N12 et la Treizième chaîne, les deux principales chaînes commerciales en Israël, proposent essentiellement toute une série de programmes de téléréalité peu coûteux à produire et qui attirent de nombreux téléspectateurs – mais qui n’offrent que peu de valeur ajoutée à un public averti, ajoutent-elles.
« Personne n’achètera Kan », selon une lettre écrite par Editors Guild of Israel qui a été soumise aux membres de la commission parlementaire. « La Treizième chaîne est sur la sellette depuis des années, luttant pour sa survie, et jusqu’à récemment, personne n’a voulu l’acheter ».
Et même si un acquéreur pouvait être finalement trouvé, a précisé le courrier, une telle décision « rendrait la chaîne absolument similaire à toutes les autres chaînes commerciales – avec des émissions consacrées au style de vie et autres sujets du quotidien, des émissions basées sur les placements de produits rémunérés, qui offriraient au public un contenu promotionnel, qualitative inférieur, avec beaucoup d’émissions télévisées achetées à l’étranger », a poursuivi la missive.
Si Kan devenait une chaîne commerciale, « les programmes documentaires qui explorent l’Histoire d’Israël, les fictions qui portent à l’écran la diversité de la société israélienne et les contenus en ligne qui expriment la voix des Israéliens seraient remplacés par des contenus achetés en anglais qui sont déconnectés de l’Histoire et de la vie actuelle des Israéliens ».
Sam Sokol a contribué à cet article.
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