Un « nouveau poison » : pourquoi le rabbin de GB s’est confronté à Jeremy Corbyn
Conscient que le chef du Labour pourrait bien triompher et entrer au 10 Downing Street, le 13 décembre, Ephraim Mirvis a décidé que le silence n'était pas une option

David est le fondateur et le rédacteur en chef du Times of Israel. Il était auparavant rédacteur en chef du Jerusalem Post et du Jerusalem Report. Il est l’auteur de « Un peu trop près de Dieu : les frissons et la panique d’une vie en Israël » (2000) et « Nature morte avec les poseurs de bombes : Israël à l’ère du terrorisme » (2004).

« Les élections devraient être une célébration de la démocratie. Néanmoins, quelques semaines seulement avant que nous nous rendions aux urnes, l’écrasante majorité des Juifs britanniques est saisie d’anxiété. Au fil des ans, de mes déplacements partout au Royaume-Uni et plus loin encore, la question qui m’a été le plus fréquemment posée est : que deviendront les Juifs et le judaïsme en Grande-Bretagne si le parti travailliste doit former le prochain gouvernement ? »
C’est ainsi que commence un article remarquable (ici en anglais) et qui a été d’abord publié mardi dans le Times of London, écrit par le grand-rabbin britannique Ephraim Mirvis – une intervention sans précédent, de l’avis de tous, dans la politique partisane, survenue quinze jours avant les élections générales dans le pays.
Au cœur de l’article, l’assertion – contestée avec ferveur par le leader du Labour, Jeremy Corbyn – que le « racisme antijuif » a dorénavant pénétré le principal parti d’opposition. Mirvis estime ainsi : « un nouveau poison – consacré par la haute hiérarchie – s’est enraciné » au sein du parti travailliste. »
Et son objectif extraordinaire, qui n’est pas explicitement établi, est de décourager l’électorat britannique de voter pour la formation : « Ce n’est pas mon rôle de dire à qui que ce soit pour qui voter. Je regrette terriblement de me trouver dans cette situation », écrit Mirvis vers la fin de son article, résumant la difficulté de la situation.
« Je pose simplement la question suivante : que dira le résultat de cette élection concernant la boussole morale de notre pays ? Quand arrivera le 12 décembre, je demanderai à tout un chacun de voter en son âme et conscience. Mais c’est indubitable – l’âme même de notre nation est en jeu », ajoute-t-il.
Un effort si flagrant de la part d’un grand-rabbin, invoquant l’autorité morale, d’écarter l’électorat d’une formation politique classique dans une démocratie et à l’apogée d’une campagne électorale, est évocateur et dramatique, et ce quel que soit le pays.
Dans une Grande-Bretagne connue pour sa tolérance, dans une Grande-Bretagne où, depuis des décennies, garder un profil bas est devenu une seconde nature pour la communauté juive (formée d’environ 300 000 personnes soit moins de 0,5 % de la population), le recours à une lettre d’opinion sous forme de mise en garde a fait l’effet d’une bombe.
Alors pourquoi Mirvis a-t-il fait cela ?
Le grand rabbin, né à Johannesburg, d’une nature plutôt douce, a dû longtemps et énormément souffrir avant de se livrer à cette sortie.
Son bureau a eu des associations politiques dans le passé – la Première ministre britannique conservatrice Margaret Thatcher considérait l’un de ses prédécesseurs, Lord Jakobovits, comme l’un de ses conseillers déterminants et comme une autorité morale incontestable – mais il n’a rien d’une institution prônant la confrontation.
Quelles que soient les préférences de vote privées d’un grand-rabbin, ce dernier interagit systématiquement avec les politiciens du gouvernement et de l’opposition – et il n’adopte tout simplement pas de positionnement partisan.
Mais l’époque qui est la nôtre est celle d’une ère politique totalement atypique pour la Grande-Bretagne et pour ses Juifs – elle l’est tellement que les institutions les plus importantes de la communauté juive du royaume ont organisé un rassemblement aux abords du parlement pour protester contre l’antisémitisme au sein du parti travailliste, au mois de mars 2018.
Corbyn est, depuis des décennies, une personnalité en marge de l’extrême-gauche britannique mais, en 2015, une série d’événements a contribué à le propulser au poste de numéro un du Labour – le foyer politique traditionnel des Juifs de la classe ouvrière et, jusqu’à une époque récente, le parti des Premiers ministres Tony Blair et Gordon Brown, tous deux chaleureux et bien disposés envers la communauté juive et envers Israël.
Mais Corbyn n’est absolument pas bien disposé envers Israël. J’ai détaillé ici, l’année dernière, l’obsession anti-israélienne qui l’a poursuivie pendant toute sa vie et affirmé que cette obsession singulière, parmi toutes les iniquités perçues dans le monde, du seul Etat juif basculait clairement dans l’antisémitisme. Il clame énergiquement, toutefois, qu’il n’est pas antisémite – et il insiste sur le fait qu’il a effectivement passé toute sa carrière politique, à combattre le racisme.
Comment expliquer cette déconnexion ? Et comment expliquer que son ascension à la barre du Labour ait encouragé le fléau de l’antisémitisme dans son parti ?
Comme l’écrit Mirvis, « nous assistons, impuissants, incrédules, à la manière dont les partisans des responsables du Labour ont pourchassé les parlementaires, les membres du parti et même leurs personnels, allant jusqu’à les exclure, pour avoir défié le racisme anti-juif… Maintenant, et c’est étonnant, nous attendons le résultat d’une enquête officielle menée par la Commission de l’Egalité et des droits de l’Homme qui déterminera si la discrimination anti-juive dans la formation est en effet devenue un problème institutionnel… La manière dont le leadership du parti travailliste a pris en charge l’antisémitisme est incompatible avec les valeurs britanniques dont nous sommes si fiers – de respect et de dignité pour tous. Il a entraîné la honte de tant de membres et parlementaires du Labour, juifs et non-juifs, face à ce qu’il s’est passé ».
On peut partir du postulat que Corbyn ne peut pas se permettre de faire sienne l’idée que les Juifs puissent être victimes du racisme – ce qui peut paraître absurde au vu des événements survenus il y a 80 ans.
Mais son refus insistant de présenter ses excuses à la communauté juive pour l’antisémitisme au sein de son parti, notamment lors d’une interview diffusée mardi soir par la BBC – une interview motivée par le cri du cœur de Mirvis qui avait fait la Une de la majorité des quotidiens britanniques, mardi matin – a fait les gros titres de l’information pendant 24 heures supplémentaires.
Il est tout simplement dans l’incapacité de voir une communauté blanche dans son écrasante majorité et relativement aisée comme étant victime potentielle de discrimination.
Dans la vision du monde de Corbyn et de ses acolytes, qui dominent dorénavant le Labour, après tout, les grands maux du siècle passé sont le colonialisme et le capitalisme et les symboles de ces deux mots sont les banquiers et les financiers, les propriétaires terriens et les barons des médias – et certains parmi eux sont Juifs.
Des victimes ? Selon lui, les Juifs – et très certainement les sionistes et les riches Juifs – sont dans le camp des oppresseurs.
De manière notable, Corbyn est un homme qui avait initialement pris la défense d’une fresque réalisée à l’est de Londres dépeignant, comme l’avait décrit (ici en anglais) Robert Philpot du Times of Israel, « un groupe d’hommes – apparemment des caricatures de banquiers et d’hommes d’affaires juifs – comptant leur argent sur un plateau de Monopoly posé en équilibre sur le dos nu et recourbé de travailleurs ».
De manière intéressante, ayant de toute évidence conclu que Corbyn pouvait ne pas considérer l’antisémitisme comme un racisme, les leaders de la communauté juive anglaise, et notamment Mirvis dans son article, se sont attelés à mettre en lumière le « racisme antijuif » du Labour.

Assis dans son bureau de grand-rabbin, conscient du caractère imprévisible de la politique britannique, que Corbyn pourrait entrer triomphalement au 10, Downing Street, le 13 décembre, Mirvis a estimé, à l’évidence, qu’il se trouvait dans une situation d’impasse.
S’il prenait la parole et avertissait des dangers que représenterait un Premier ministre Corbyn – et peut-être encore davantage les dangers incarnés par certaines personnalités plus lisses mais plus dangereuses qui se trouvent dans le sillage de Corbyn – Mirvis pouvait être fustigé, qualifié de conservateur et de faire-valoir sioniste, accusé d’avoir trahi l’impartialité politique de son bureau et dorénavant persona-non-grata dans les couloirs du pouvoir, dans l’hypothèse où le leader du Labour remporte le scrutin.
Mais s’il gardait le silence et qu’il ne tirait pas la sonnette d’alarme, et que la communauté juive – une partie d’entre elle a d’ores et déjà évoqué l’émigration – se trouvait à faire face à davantage d’hostilité encore dans une Grande-Bretagne placée sous la direction de Corbyn, ne regretterait-il pas sa passivité, n’aurait-il pas eu le sentiment d’avoir abandonné son devoir moral et religieux, et serait-il jugé par l’histoire pour avoir abandonné sa communauté ?
A l’évidence, Mirvis a conclu qu’il y avait davantage à gagner en publiant son article – en disant que si un parti d’opposition où domine l’antisémitisme est un problème alors, clame-t-il, « que devrons-nous attendre de lui au gouvernement ? »
Il vaut mieux, si c’est possible, ne pas avoir à le découvrir.
Le grand-rabbin avait dû réaliser que son article entraînerait la fureur – même s’il a probablement résonné encore plus fort que ce à quoi il a dû s’attendre. Une semaine plus tôt, il aurait pu ne pas recevoir l’attention dont il a bénéficié, mis de côté par l’actualité du Prince Andrew qui, lors d’un entretien froid et hautain accordé à la BBC, a tenté de se dissocier de l’affaire Jeffrey Esptein.
Que l’article ait un impact sur le scrutin est une autre question. La Grande-Bretagne va se rendre aux urnes en se focalisant sur la question du Brexit, et les services nationaux de santé et l’économie britanniques sont également des questions prioritaires.
L’antisémitisme au sein du parti travailliste est bien quelque part là-dedans, mais il est impossible d’évaluer de manière crédible comment il sera susceptible d’influencer les choix de vote des électeurs.
Si le Labour l’emporte, la communauté juive britannique pourrait trouver devant un 10, Downing Street, porte closes. Mais là encore, ses responsables – Mirvis est le dernier et non le premier à s’être exprimé – se refuseraient à y entrer dans tous les cas.
Si le parti travailliste perd, la communauté juive pourrait se trouver au centre des blâmes des loyalistes de Corbyn et affronter encore davantage d’hostilité que ce n’est le cas aujourd’hui.
Mais ce prix vaut la peine d’être payé, a peut-être soupiré Mirvis avant d’appuyer sur le bouton « envoyer ».
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David Horovitz, rédacteur en chef et fondateur du Times of Israel