A 75 ans, la société israélienne face au défi de la fragmentation
La crise actuelle autour de la réforme judiciaire reflète la fragmentation sociale du pays, liées à l'histoire mouvementée du pays
En 75 ans d’existence, la société israélienne a connu des transformations majeures liées à l’histoire mouvementée du pays et fait face aujourd’hui au défi d’une fragmentation croissante.
Le kibboutz Yiron, dans le nord, illustre en partie les mutations qui se sont opérées depuis la proclamation de l’Etat, le 14 mai 1948, et notamment le passage d’une société socialiste idéale voulue par certains des pères fondateurs à une société plus libérale et multiculturelle.
Villages collectivistes, les kibboutz sont indissociables de l’image d’Israël et ils « ont joué un rôle essentiel dans la construction du pays », même s’ils n’ont représenté au plus fort que 7,5 % de la population juive en Israël, selon le sociologue Youval Achouch, enseignant-chercheur au Western Galilee Academic College à Akko (nord).
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Yiron a été fondé en 1949, à quelques kilomètres de la ligne de démarcation avec le Liban, sur les ruines d’un village palestinien détruit par les forces juives pendant la première guerre israélo-arabe (1948-1949).
Sa création procède de la volonté des autorités de défendre les frontières du jeune Etat sorti vainqueur de ce conflit qui l’a opposé aux armées de cinq pays arabes l’ayant envahi dès le 15 mai 1948.
Agée de 69 ans, Efrat Pieterse, née à Yiron, se souvient avec nostalgie de la « vie en collectif avec les autres enfants de (son) groupe ».
Confiés à des éducateurs, les enfants « voyaient leurs parents en fin d’après-midi et regagnaient les maisons d’enfants », pour la nuit, dit-elle. « Nous étions neuf, tout le temps ensemble comme une famille ».
Aujourd’hui, Yiron a bien changé : l’ancienne étable abrite une société agro-technologique, les habitations modestes et identiques ont laissé place à des pavillons bourgeois séparés par des clôtures, et les enfants y vivent avec leurs parents.
Explosion démographique
La crise économique des années 1980 et la chute du communisme en URSS ont contribué à remettre en cause le modèle coopératif des kibboutz avant que l’apparition de nouvelles valeurs individualistes et familiales n’achève de faire prendre à la majorité de ces villages un virage libéral au début du XXIe siècle, explique M. Achouch.
En 75 ans, la population d’Israël a crû plus rapidement que celle de la planète. Elle a été multipliée par 12 et compte aujourd’hui plus de 9,7 millions d’habitants, dont 7,1 millions de Juifs (soit 73,5 % de l’ensemble), 2 millions d’Arabes (21 %), le solde étant constitué principalement d’immigrés non juifs, selon le Bureau central des statistiques israélien.
Cette explosion démographique due à l’immigration de Juifs venus de différentes régions du monde – avec un apport massif de l’ex-Union soviétique au tournant de la décennie 1990 – et à un taux de fécondité élevé, explique aussi les profondes mutations de la société israélienne.
Passage obligé pour la jeunesse, l’armée est un facteur d’intégration et de construction de l’identité nationale, mais une grande part de la population y échappe (la quasi-totalité des juifs ultra-orthodoxes – soit 12 % de la population, et de la minorité arabe).
Dans un discours ayant fait date, l’ancien président israélien, Reuven Rivlin, avait identifié en 2015 quatre « tribus » composant selon lui la société israélienne, sans jamais vraiment se mélanger.
Les trois tribus juives – laïcs, religieux nationalistes et ultra-orthodoxes – et la tribu arabe ne se fréquentent pas, n’habitent pas dans les mêmes villes, ne lisent pas les mêmes journaux, ne vont pas dans les mêmes écoles, avait-il déclaré.
« Visions différentes »
M. Rivlin ajoutait que ces différentes tribus partageaient « des visions différentes » de ce que doit être l’Etat d’Israël et que « l’ignorance mutuelle et l’absence de langage commun ne fait qu’accroître la tension, la peur, l’hostilité et la compétition » entre elles.
« La société est très fragmentée sur le plan ethnique mais aussi sur celui des classes sociales », déclare à l’AFP Sylvaine Bulle, sociologue au CNRS, spécialiste d’Israël.
Au sein mêmes des « tribus » identifiées par M. Rivlin se dessinent des clivages subtils, entre juifs séfarades et ashkénazes, nouveaux immigrants et « sabra » (nés en Israël), et, côté arabe, entre musulmans, chrétiens et druzes.
Pendant longtemps, les ashkénazes, juifs des pays d’Europe centrale et de l’Est dont sont issus les fondateurs du mouvement sioniste, « ont tenu les manettes politiques, judiciaires et économiques » du pays.
Au cours des décennies 1950 et 1960, des juifs d’Irak, du Yémen, du Maghreb, (nommés « Mizrahim » en hébreu), gagnent Israël, où ils s’installent dans des villes nouvelles.
Ils vont être « largement défavorisés par l’Etat », note Mme Bulle en faisant référence à la politique du Parti travailliste, maître incontesté de la politique israélienne jusqu’en 1977, année de la première victoire de la droite, dont ils constituent la base électorale.
« En 75 ans ce qui a changé c’est que l’élite ashkénaze est démographiquement vieillissante, elle n’est plus représentative de l’électorat et n’est plus ressentie comme légitime par les Mizrahim qui sont en quête d’ascension sociale », dit Mme Bulle.
« Ces dernières années, on observe un glissement à droite de l’opinion publique », note M. Achouch, pour qui les attentats suicide à répétition de la Seconde Intifada (le soulèvement terroriste palestinien de 2000-2005), l’échec du processus de paix, mais aussi le « noyautage du ministère de l’Education par la droite religieuse depuis des dizaines d’années » ont forgé l’identité politique des jeunes générations.
Depuis janvier, le pays est profondément divisé sur la question du projet de réforme de la justice voulu par le gouvernement, l’un des plus à droite de l’histoire d’Israël.
Ce projet que la majorité politique juge nécessaire pour rééquilibrer les pouvoirs en diminuant les prérogatives de la Cour suprême, est au contraire perçu comme une menace pour la démocratie israélienne par ses détracteurs et a suscité un des plus grands mouvements de contestation populaire qu’ait connu le pays.
« Identité israélienne »
Pour Mme Bulle, la crise actuelle autour de la réforme judiciaire reflète la fragmentation sociale du pays, mais dans le même temps, remarque-t-elle, la « mobilisation populaire », va d’une certaine façon « à l’encontre de la fragmentation extrême de la société israélienne ».
En effet, juge-t-elle, ce mouvement « montre que les Israéliens dans leur ensemble restent attachés aux valeurs démocratiques, au sens de la justice, de l’éthique et de l’égalité », et en ce sens, « les gens qui se mobilisent aujourd’hui expriment une certaine nostalgie des racines socialistes d’Israël ».
Mme Bulle note cependant que la minorité arabe reste en retrait de ce débat qui agite la société.
« Pour eux, la démocratie a toujours été défaillante », dit-elle, en résumant l’état d’esprit de ceux qu’elle appelle les « Palestiniens d’Israël », communément appelés « Arabes israéliens » en Israël.
Certaines « lois ont fragilisé la notion de démocratie et d’égalité entre les citoyens », relève Mme Bulle en citant celle adoptée en 2018 définissant Israël comme l' »Etat nation du peuple juif », qui a notamment fait de l’hébreu la seule langue officielle du pays, ne conférant plus à l’arabe qu’un statut « spécial ».
Constatant lui aussi la fragmentation de la société, Avner Ben-Zaken, historien et président de l’Institute for Israeli Thought (IIT), centre de recherche à Tel-Aviv, estime que le système électoral, fondé sur la proportionnelle intégrale, en est en partie responsable car il favorise le clientélisme et la compétition entre les différents groupes de la société qui en viennent à se « haïr ».
Pour autant, estime-t-il, « ce n’est pas la présence de ces différents groupes qui pose problème, mais la structure même de l’Etat ».
En l’absence de Constitution, « on ne sait pas ce qu’est cet Etat », dit-il à l’AFP, jugeant impératif de « définir l’identité du pays comme israélienne » (et non pas seulement juive et démocratique), dans le cadre d’une Constitution, car c’est « le point commun » entre tous ces groupes.
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