En Terre sainte, les Croisades ont donné lieu à des échanges culturels fructueux
Une exposition au College of the Holy Cross (Massachusetts) révèle comment les violentes guerres de religion ont eu un impact artistique et esthétique indélébile sur les Européens
Le roi d’Angleterre Richard Ier Cœur de Lion et le sultan ayyoubide Saladin d’Égypte foncent l’un sur l’autre à cheval. Le combat est terminé avant même d’avoir commencé : Saladin, sans casque, est blessé par une lance.
Cette scène saisissante est tirée de deux morceaux de mosaïques en céramique qui ornaient une importante abbaye anglaise au XIIIe siècle. Leur(s) auteur(s) a (ont) eu recours à une interprétation artistique considérable : la collision n’a jamais eu lieu.
Les légendaires ennemis Richard et Saladin ne se sont pas rencontrés personnellement lorsque leurs armées se sont opposées lors de la Troisième Croisade, qui visait à reconquérir Jérusalem pour la chrétienté. Et, contrairement aux images des carreaux, Saladin a survécu à la rencontre avec l’Occident et s’est accroché à Jérusalem.
Ce que les images révèlent, ce n’est pas une collision, mais une coalescence. Les croisés sont rentrés en Angleterre avec des cadeaux de Terre sainte, notamment des soieries provenant des puissances byzantines et islamiques de la région. Ces œuvres complexes ont eu un impact palpable sur les artisans d’Europe occidentale. Il s’avère que l’un des sols, commandé en Angleterre pour commémorer une nouvelle croisade, était orné d’images tirées de l’art du Moyen Orient.
Telle est la thèse présentée à « Bringing the Holy Land Home : The Crusades, Chertsey Abbey, and the Reconstruction of a Medieval Masterpiece » (« La Terre sainte à la maison : les Croisades, l’abbaye de Chertsey et la reconstruction d’un chef-d’œuvre médiéval) », une nouvelle exposition à la Iris and B. Gerald Canter Gallery du College of the Holy Cross, ouverte au public, aux États-Unis, jusqu’au 6 avril.
« Beaucoup de gens ont tendance à penser que l’Europe occidentale est très insulaire et nombriliste », a déclaré la commissaire de l’exposition, Amanda Luyster, professeure d’arts visuels du College of the Holy Cross. « En regardant ces objets, on s’aperçoit qu’ils apportent de l’hybridité, qu’il y a beaucoup d’inter-culturalisme dans la collection d’objets. »
Les visiteurs trouveront d’autres objets anciens reflétant les échanges culturels entre l’Orient et l’Occident, notamment des objets métalliques islamiques, des icônes byzantines et la plus ancienne bible de l’époque des Croisades, la Bible Morgan.
Commandée en France à la même époque que les mosaïques, la Bible présente des personnages de l’Ancien Testament tels que Gideon et Chimchon, représentés de manière anachronique en tenue de croisés. Le texte a finalement été ajouté en trois langues – latin, persan et judéo-persan – reflétant la vie ultérieure du manuscrit : au XVIe siècle, le pape en a fait don à l’empire safavide en Perse, où il a été annoté par un Juif. L’exposition aborde également des questions troublantes sur les Croisades, qui ont été marquées par des atrocités à l’encontre des Juifs et des musulmans, ce qui reste un sujet encore sensible aujourd’hui.
La vedette de l’exposition n’est autre que la mosaïque de Chertsey qui ornaient autrefois le sol de l’abbaye de Chertsey, dans le sud de l’Angleterre, ou plus précisément un ensemble de ces mosaïques connu sous le nom de « série de combat ». Leur élément le plus célèbre est l’affrontement entre Richard et Saladin, mais on y trouve aussi des scènes apparemment sans rapport les unes avec les autres, comme un Chimchon biblique déchiquetant un lion et un chasseur à cheval en tenue classique affrontant un autre lion. Selon Luyster, ces mosaïques constituent en fait une série sur les Croisades, influencée par l’art et la culture du Moyen-Orient.
« Il m’est apparu clairement que Richard et Saladin étaient vraiment la partie essentielle de la mosaïque, et que toutes les autres images jouaient un rôle de soutien », a déclaré Luyster.
La série contient « de très beaux parallèles avec les textiles islamiques et byzantins », a-t-elle déclaré. « Des gens qui combattent des lions, des hommes à cheval qui se battent… tout cela se retrouve dans les soieries islamiques et byzantines. Lorsque les croisés sont rentrés chez eux – j’ai des traces de leur retour en Angleterre – ils ont apporté des textiles avec ce type d’iconographie. »
Les artisans qui ont créé les carreaux de Chertsey ont appliqué une approche anglaise aux traditions esthétiques du Moyen-Orient.
« Les chercheurs précédents ne comprenaient pas comment les combats de lions pouvaient faire partie du récit [des Croisades] », explique Luyster. « Les croisés se sont rendus en Terre sainte et ont combattu et tué des animaux à l’aide d’arcs et de flèches. Il existe une très longue histoire biblique des lions en Terre sainte », notamment l’histoire de Chimchon.
« Dieu est la source de la force de Chimchon. Il a inspiré Richard et ses soldats, qui se considéraient ‘approuvés par Dieu’ pour aller conquérir des terres en Méditerranée orientale », a-t-elle ajouté.
Même le dessin de la série reflète l’art du Moyen Orient et son incorporation de rondeaux, ou panneaux circulaires, dans un motif de grille. Une proposition de reconstitution de la série est présentée sur l’un des murs de l’exposition.
« C’est la première tentative de reconstitution d’un ensemble de fragments », a déclaré Luyster.
Les tuiles de Chertsey ont suscité son intérêt en 2000, lorsqu’elle s’est rendue en Angleterre dans le cadre d’une bourse d’études à l’Université de Harvard, où elle a obtenu un doctorat.
Selon Luyster, les tuiles ont été conçues pour le roi Henri III et la reine Éléonore d’Angleterre, qui avaient prévu de lancer une croisade. Les chercheurs, dont Luyster, affirment que la destination initiale des œuvres était le palais de Westminster, mais qu’elles ont fini à l’abbaye de Chertsey, stratégiquement située à 32 km à l’ouest de Londres, sur la Tamise. Le transport par voie fluviale était essentiel au transport médiéval, et des endroits comme Chertsey devenaient des points d’arrêt importants la nuit. L’abbaye disposait même d’une section où les visiteurs importants, tels que le roi et la reine, pouvaient mener des affaires séculières sur des terrains sacrés.
L’année 1250 est une mauvaise année pour les croisés. Le roi de France Louis IX – également connu sous le nom de Saint Louis – venait d’être capturé alors qu’il tentait de récupérer Jérusalem en frappant l’Égypte. Les espoirs des croisés se sont alors tourné vers l’Angleterre. C’est dans ce contexte que les tuiles ont été commandées.
Henri et Éléonore « voulaient une croisade menée par les Anglais », explique Luyster. « Mais ils ne pouvaient pas la financer… Ils ont donc lancé la machine de propagande et de collecte de fonds. »
« Les tuiles n’étaient pas peintes, mais plutôt fabriquées à partir de moules en argile », a déclaré Luyster, les moules étant transportés depuis le lieu initial de la commande des tuiles, qui était le palais de Westminster à Londres.
Plus tard, au XVe siècle, l’abbaye de Chertsey a souffert du règne du roi Henri VIII et de sa dissolution des monastères. Au XIXe siècle, elle avait été détruite depuis longtemps, mais les archéologues ont trouvé des traces de son ancienne gloire, y compris les tuiles.
Selon Luyster, dans les années 1970, le British Museum a tenté de réassembler les tuiles, mais en omettant un élément important : les 85 fragments de texte latin qui entouraient autrefois les images. Avec l’aide de Neel Smith, membre du College of the Holy Cross, qui est à la fois classiciste et programmeur informatique, Luyster a cherché des mots dans lesquels les fragments pourraient s’insérer. Le mot « RICA » semblait être un fragment de « RICARDUS » – « Richard » en latin – tandis que le mot « HAS » aurait pu faire partie de « HASTA », qui signifie « lance » en latin. Le projet a permis de trouver des possibilités de mots pour environ la moitié des fragments.
« Je me suis sentie en confiance en le faisant », a déclaré Luyster. « Il n’y a aucune garantie. Les révisions sont les bienvenues. »
« Reconstituer ce à quoi les tuiles complètes auraient ressemblé a été un grand pas en avant par rapport à l’état antérieur des connaissances. Pour la première fois, je me suis rendue compte qu’il s’agissait des Croisades », a-t-elle ajouté.
En travaillant sur l’exposition, Luyster s’est penchée sur les nombreuses connotations difficiles des Croisades, notamment en ce qui concerne les Juifs. L’un des carreaux représente un soldat non chrétien grièvement blessé. Il porte un bonnet que les Européens obligeaient les non-chrétiens à porter, notamment les Juifs. Les croisades ont été marquées par des violences à l’encontre des Juifs en Europe et en Terre sainte. En 1190, lors de la Troisième Croisade, un massacre de Juifs a eu lieu dans la ville anglaise de York.
Des dizaines d’années plus tard, Henri III mena une politique répressive à l’encontre des Juifs du royaume, dont le point culminant fut le « Statut de la juiverie ». Publié en 1253, quelques années seulement après la mise en service des tuiles, ce statut restreignait les contacts entre chrétiens et Juifs et obligeait ces derniers à porter un insigne distinctif.
Lors d’une récente conversation téléphonique, le Times of Israel a interrogé Luyster sur l’impact des Croisades sur les Juifs, y compris à York.
« Une grande partie des premiers morts commis par les croisés et d’autres chrétiens européens étaient des Juifs qui vivaient dans les villes européennes depuis des générations », a déclaré Luyster, notamment « des corps dans un puits dans le nord-ouest de l’Angleterre – des enfants en bas âge et des frères et sœurs de la même famille », identifiés comme Juifs grâce au séquençage de l’ADN, « des Juifs dont les corps ont été jetés dans le puits la tête la première ». « Il m’est très difficile de parler de ces violences perpétrées lors des Croisades. »
Une autre conversation difficile a porté sur les connotations contemporaines des Croisades. Université catholique jésuite, Holy Cross a fait du croisé sa mascotte depuis 1925. Plus récemment, on s’est inquiété de la façon dont les étudiants musulmans du campus le percevraient. En 2017, l’école a organisé une discussion sur le changement de sa mascotte. Holy Cross a finalement décidé de conserver le nom « Crusader », mais a abandonné l’image d’un chevalier armé qui l’accompagnait.
Bien que les Croisades aient été marquées par de violentes collisions inter-culturelles, Luyster espère que les visiteurs de l’exposition verront également les liens établis entre l’Orient et l’Occident – où, dit-elle, les scènes des carreaux sont « réellement intégrées dans un récit beaucoup plus vaste, dont une grande partie se déroule en Terre sainte ».
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