Le Rassemblement national, la marche d’un demi-siècle vers le pouvoir
Les outrances de ce groupuscule né il y a plus de 50 ans lui ont permis de s'immiscer avec fracas dans le paysage politique avant d'entamer une stratégie de dédiabolisation qui l'a hissé au rang de premier parti de France
Le triomphe du Rassemblement national lors du premier tour des législatives illustre l’épopée de ce groupuscule né il y a plus de cinquante ans, dont les outrances lui ont d’abord permis de s’immiscer avec fracas dans le paysage politique avant d’entamer une stratégie de dédiabolisation qui l’a hissé au rang de premier parti de France.
Ils sont quelques dizaines, ce jour d’octobre 1972, autour d’un ex-député poujadiste nommé Jean-Marie Le Pen. Figurent notamment l’ex-Waffen-SS Pierre Bousquet, François Brigneau, engagé dans la Milice à la fin de la guerre, ou Roger Holeindre, partisan acharné de l’Algérie française.
Sur la banderole, « Front national pour l’unité française », rapidement résumé à ses deux premiers mots. Pour logo, une flamme tricolore, la même que celle du Mouvement social italien (MSI), le parti néo-fasciste le plus puissant d’Europe. En coulisses, c’est l’organisation Ordre nouveau qui manœuvre. Objectif : créer une vitrine pour fédérer toutes les extrêmes droites françaises, aussi éparpillées que marginalisées depuis que la Collaboration pétainiste avec les nazis les a disqualifiées.
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L’élection présidentielle de 1974 permet une première immixtion dans le jeu politique, avec la candidature de Jean-Marie Le Pen. A l’exploit d’avoir recueilli les 500 parrainages répond la déception d’un score famélique, 0,75 %.
Le Front national végète ensuite plusieurs années. Son dirigeant, visage barré d’un bandeau et verbe haut, s’est entre-temps émancipé du groupuscule qui l’avait placé, mais il échoue à se présenter à la présidentielle de 1981.
« Le Pen, le peuple »
C’est deux ans plus tard, lors d’une élection municipale partielle dans une sous-préfecture d’Eure-et-Loir, Dreux, que l’acte fondateur électoral du Front national advient. La formation d’extrême droite obtient 16,72 % des suffrages exprimés, un séisme dont les répliques plongent immédiatement la droite dans un embarras dont elle ne s’est jamais véritablement sortie quarante ans plus tard.
A part Simone Veil ou Jacques Toubon, RPR et UDF plaident l’alliance – le patron du premier, Jacques Chirac, relevant qu' »avoir quatre pèlerins du FN à Dreux », « cela n’a aucune espèce d’importance ».
L’opinion publique est néanmoins secouée par l’affaire, dont elle pressent qu’elle est amenée à se répéter. François Mitterrand, aussi. Le chef de l’Etat socialiste comprend tout aussi bien que le FN peut fracturer la droite et décide de lui ouvrir grand les portes des plateaux de la télévision publique.
En juin 1984, la liste Front national conduite par Jean-Marie Le Pen aux élections européennes recueille 2,2 millions de voix, presque 11 % des suffrages exprimés. Le lepénisme est né, porté par des slogans qui font florès: « La France aux Français », « Un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés de trop » et, bientôt, « Le Pen, le peuple ».
Car le Front national repense le logiciel de l’extrême droite autant que sa stratégie de conquête de l’électorat. S’il accueille indifféremment dans ses rangs catholiques intégristes, monarchistes, néo-païens, nostalgiques de Vichy voire des néo-nazis, il resserre son discours quasiment sur la seule supposée submersion migratoire.
Il ne s’agit plus de s’adresser à une frange marginale de la bourgeoisie conservatrice, synonyme d’impasse électorale, mais aux masses, principalement populaires, dans une logique volontiers populiste. Quitte à se montrer plastique et passer du libéralisme au souverainisme étatiste, concepts de toutes façons jugés mineurs à l’heure de la fin des idéologies.
La mise en place du scrutin proportionnel pour les législatives de 1986 offre une première consécration, l’arrivée de 35 députés qui défendent lors de cette première cohabitation le déremboursement de l’IVG ou le rétablissement de la peine de mort. « Nous étions l’avant-garde, sabre au clair, contre ‘l’Établissement' », se rappelle l’un d’entre eux, Bruno Gollnisch, dans une référence au « système » inlassablement combattu par les lepénistes et qui visait toujours la classe politique en place.
Le « diable de la République »
L’année suivante, Jean-Marie Le Pen apporte au Front national ce qui va devenir sa marque de fabrique: le goût du scandale. En renvoyant la Shoah à « un détail de l’Histoire », le président du mouvement à la flamme s’inscrit dans une tradition antisémite de l’extrême droite française qu’il a déjà éprouvée à l’endroit de Pierre Mendès France ou Robert Badinter, plus tard illustrée par sa sortie contre le ministre Michel Durafour : « …crématoire ! ».
L’épisode provoque condamnations unanimes et convainc les derniers récalcitrants à droite de se ranger derrière la nouvelle doctrine de Jacques Chirac, « Aucune alliance avec l’extrême droite ».
Mais la lumière projetée sur le FN, loin de le brûler, attire au contraire davantage les foules séduites par ces transgressions. « Un Front (national) gentil, ça n’intéresse personne », résumait Le Pen, en ironisant : « avant le ‘détail‘, 2,2 millions d’électeurs; après, 4,4 millions ».
Les présidentielles de 1988 (14,39 %) et 1995 (15,00 %) confirment ce statut de dynamiteur de l’échiquier politique, porté par une série d’outrances: la théorisation de « l’inégalité des races » ou la relativisation de l’Occupation allemande « pas particulièrement inhumaine ».
Les municipales de 1995 confrontent le Front national à un fait inattendu : la victoire. Mais les équipes qui s’installent à Toulon, Vitrolles ou Marignane trébuchent rapidement sur des scandales, démonstration d’une forme d’amateurisme voire d’incompétence qui relègue le parti à sa seule fonction protestataire.
Ces nuages du mitan des années 90 annoncent un orage dévastateur: la tentative par le numéro deux, Bruno Mégret, de prendre le parti. Un « pu-putsch », dénonce Le Pen, qui conserve les clés de la maison, mais vidée des trois quarts de ses cadres.
La violence de l’affaire – qui va jusqu’à diviser la famille Le Pen elle-même – révèle, plus encore qu’une querelle d’hommes, une divergence de stratégie. Mégret veut conquérir le pouvoir en s’alliant avec la droite, à l’image des accords noués en catimini lors des régionales de 1998. Le Pen entend lui conserver jalousement son titre de « diable de la République ».
Le coup d’éclat de sa qualification au second tour de la présidentielle de 2002 est ainsi indissociable d’un autre exploit, quinze jours plus tard : le pire score d’un candidat lors de la phase finale de la course à l’Elysée (17,79 %).
Respectabilité
Le Pen vieillissant et dépouillé d’une partie de son électorat par Nicolas Sarkozy en 2007 (10,44%), le Front national se cherche au début du siècle un second souffle.
Il le trouvera chez Marine Le Pen, fille du fondateur. Un changement de ligne ? Pas sur le fond : « Je prends l’ensemble de l’histoire de mon parti » et « j’assume tout », prévient-elle le jour de son accession à la présidence du parti en 2011. Mais sur la forme, la stratégie se résume en un seul mot : « dédiabolisation ».
Fini les provocations, les militants qui tendent un peu trop le bras devant les appareils photos ; il s’agit de faire prospérer « la lepénisation des esprits », aidée par « le fait que les électeurs préfèrent toujours l’original à la copie », alors que la droite « républicaine » lorgne les thèmes historiques du FN.
La respectabilisation passe par des exclusions… y compris, en 2015, de Jean-Marie Le Pen, coupable d’avoir promis une prochaine « fournée » au chanteur Patrick Bruel.
Élection après élection, Marine Le Pen et les siens tentent de rassurer toutes les catégories de la population qui lui sont historiquement hostiles: la communauté juive, les cadres, les banlieusards, les jeunes, les retraités… La tâche, immense, passe par un changement de nom : en 2018, les frontistes se rebaptisent « Rassemblement national ».
« Malédiction »
Le RN progresse, mais reste fragile, d’abord financièrement, au risque de montages financiers hasardeux sanctionnés par la justice. Ensuite, le parti à la flamme subit la concurrence des « identitaires », qui désespèrent de la « malédiction » Le Pen et de son humiliant score au deuxième tour de la présidentielle de 2017 (33,90 %), et qui voient en Eric Zemmour un sauveur, tant sa candidature à l’Elysée est portée par des sondages flatteurs.
Le salut du Rassemblement national passe finalement par un succès providentiel en juin 2022 lorsque 89 de ses candidats sont élus députés, vitrine pour achever de crédibiliser le parti à la flamme. Ces nouveaux relais dans les territoires s’affichent cravatés et écharpés bleu-blanc-rouge dans les comices agricoles de leurs circonscriptions comme les réceptions à la préfecture, toujours dûment relayés sur les réseaux sociaux.
« C’est ce qui nous manquait », admet Marine Le Pen, alors que seul Louis Aliot était parvenu à remporter une élection significative – la mairie de Perpignan, 100 000 habitants -, exception à l’accablement d’un plafond de verre dont le parti n’était jusqu’alors jamais parvenu à se défaire.
A cette extrême droite new-look, Marine Le Pen apporte une nouvelle incarnation. Jordan Bardella, né en 1995, prend le parti en 2023 dans le cadre d’un « duo complémentaire » avec la fille de Jean-Marie Le Pen. A elle, l’Elysée ; à lui Matignon, fanfaronnent les deux.
La formule ciselée, le cheveu impeccablement plaqué, le jeune homme plaît autant à la jeunesse – 1,2 millions d’abonnés sur TikTok – qu’à leurs parents – 100 000 adhérents revendiqués et près de 11 millions de voix au premier tour des législatives. Et, peut-être dimanche, une majorité à l’Assemblée.
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