À l’ombre de la Shoah et de la guerre, des médecins arabes soignent les survivants
Bénévoles pour l'association LeMaanam, Yosif Boulos, chrétien, et Fadi Badarna, musulman, rendent visite à des personnes âgées qui ont vécu des horreurs il y a plusieurs décennies - et au lendemain du 7 octobre

KIRYAT BIALIK – Terminant le premier d’une série d’examens au domicile de Chana Sandouvsky, deux ophtalmologistes bénévoles – un chrétien et un musulman – prennent le temps de s’arrêter pour regarder un numéro dont le bleu s’est estompé. Ce numéro avait été tatoué sur le bras de cette personne âgée de 98 ans à Auschwitz : A14147.
C’est la semaine qui précède la journée de commémoration de la Shoah, qui commencera dans la soirée de mercredi et le docteur Yosif Boulos, 35 ans, qui est chrétien, est chargé de superviser le travail effectué par le docteur Fadi Badarna, âgé de 31 ans, qui est musulman.
Les deux médecins, qui travaillent ensemble à l’hôpital Carmel de Haïfa, se trouvaient au domicile de Sandouvsky en tant que bénévoles de l’organisation à but non lucratif LeMaanam (« Pour leur bien » en hébreu), une organisation qui propose des visites médicales à domicile gratuites aux survivants de la Shoah.
Le souvenir de la guerre contre le Hezbollah qui vient de s’achever est encore frais dans l’esprit des habitants de Kiryat Bialik et des autres secteurs qui entourent Haïfa, avec des résidents qui ont enduré des dizaines de tirs de roquettes. Les visites bénévoles de deux médecins arabes aux domiciles de survivants de la Shoah en paraissent d’autant plus « symboliques », déclare Boulus, « parce que c’est un symbole de la coexistence qui devrait exister ici, en Israël ».
Pour Badarna, c’est la première fois qu’il voit de près l’un de ces tatouages ou qu’il entend un survivant de la Shoah raconter son histoire. Alors qu’il offre son expertise médicale, il reçoit quelque chose de très particulier en retour.
« Rencontrer ces gens, écouter leur histoire et pouvoir les aider – même de façon modeste – c’est un grand privilège », dit Badarna à cette journaliste du Times of Israel qui accompagne les médecins dans leur tournée. « Pour moi, la médecine n’est pas seulement une profession, mais un moyen d’exprimer de la solidarité, de l’humanité et c’est l’espoir d’un avenir meilleur pour nous tous. »

Selon l’Autorité israélienne chargée des droits des survivants de la Shoah, 123 715 survivants du génocide vivaient en Israël au mois de janvier 2025. La majorité d’entre eux avaient moins de 18 ans pendant la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, ils font partie des citoyens les plus âgés du pays.
L’organisation LeMaanam a été créée en 2020 quand Tamara Kolitz, médecin, avait pris conscience des difficultés rencontrées par les survivants de la Shoah, isolés et confinés dans le contexte de la pandémie de COVID-19.
À LIRE : Comment un effectif de 1 500 médecins a commencé à soigner des survivants de la Shoah
Cette endocrinologue de l’hôpital Tel Aviv-Sourasky et des services de soins de la caisse de santé Maccabi avait alors demandé à certains de ses collègues s’ils étaient prêts à se porter volontaires pour des visites à domicile, donnant le coup d’envoi à cette initiative.

Depuis, l’association s’est développée. Elle compte aujourd’hui environ 1 500 médecins bénévoles – dont des médecins, des ergothérapeutes et des travailleurs sociaux – qui ont offert plus de 12 000 traitements. Un centre d’appel, qui a été ouvert en novembre 2020, est animé par des étudiants en médecine qui répondent aux questions que se posent les survivants et leurs proches.
L’organisation est soutenue par la Claims Conference, par des donateurs privés et par des fonds qui sont versés par l’assurance nationale israélienne (bituah leumi).
Nous n’avons pas à décider
Après avoir parcouru la banlieue de Haïfa dans une camionnette jaune vif du LeMaanam qui est conduite par Aviv Paz – c’est le directeur de la clinique mobile du LeMaanam dans tout le pays – les médecins font un nouvel arrêt. Ils rejoignent l’appartement ensoleillé de Nissim Daito, à Kiryat Bialikqui. Il est né en Tunisie en 1935.

Les Allemands, qui avaient occupé la Tunisie de novembre 1942 à mai 1943, avaient envoyé Daito et ses parents – ainsi qu’environ 5 000 autres Juifs – dans l’un des nombreux camps de travail nazis en Tunisie où des dizaines de prisonniers devaient trouver la mort. Après avoir survécu à la guerre, Daito et sa famille s’étaient installés en Israël en 1950.
La fille de Daito, 90 ans, Ziva Balmas, est assise à côté de son père au cours de la visite faite par les médecins. Elle raconte les années de carrière de journaliste de son père au sein du quotidien israélien Yedioth Ahronoth et son travail ultérieur en tant que porte-parole de l’ambassade d’Israël à Paris, où il mettait à profit sa maîtrise parfaite du français.
Mais aujourd’hui, assis dans un fauteuil roulant, enveloppé dans une couverture, Daito est silencieux et renfermé.
Balmas explique que son père est en deuil. La mère de Balmas est décédée au mois de janvier, après 47 années de mariage. Son petit-fils, Omer Nissim Bitan, 22 ans, qui était soldat au sein de la 5e brigade de Binyamina, a été tué par une frappe au missile du Hamas sur le kibboutz Nirim, une semaine seulement après le pogrom commis par le Hamas, le 7 octobre 2023, quand des milliers de terroristes placés sous la direction du Hamas avaient pris d’assaut le sud d’Israël, massacrant 1 200 personnes et kidnappant 251 personnes qui avaient été prises en otage à Gaza.

« Mon père me dit toujours : ‘Je ne devrais pas être en vie, c’est mon petit-fils qui devrait l’être’, » confie Balmas, hors de portée de voix de son père. « Mais je lui dis que ce n’est pas à nous d’en décider. »
Pensée pour les otages de Gaza
Dès l’entrée des deux ophtalmologues dans l’appartement de Sandouvsky, qui est situé dans un autre quartier de Kiryat Bialik, la vieille femme se lève de son fauteuil roulant et elle déclare : « Je me sens tellement bien de savoir que vous êtes là. »
« Comment allez-vous ? », lui demandent les deux médecins.

« J’ai 98 ans », répond-elle. « J’ai la vieillesse mais je n’ai pas le bonheur. »
« On fera la fête ensemble quand vous atteindrez les cent ans », s’exclame Badarna.
Dans son petit appartement, il y a des œuvres d’art et des photos de famille sur les murs – elle a deux arrière-petites-filles. Une assistante philippine, Loniza Tolentino, vit avec Sandouvsky depuis six ans et l’appelle « Savta », grand-mère en hébreu.
Avec la télévision en sourdine dans le salon, Sandouvsky commence à parler des 59 otages de Gaza, qui la ramènent à ce qu’elle a elle-même vécu pendant la Shoah.
« Ce n’est pas la même chose et pourtant, c’est la même chose », indique la nonagénaire. « Nous avions droit à un petit morceau de pain chaque jour. Ensuite, nous devions marcher 18 kilomètres par jour pour couper des arbres pendant 12 heures. »
« Quel âge aviez-vous ? », demande Badarna.
« J’avais 16 ans », répond-elle. « Nous marchions avec deux chaussures gauches ou avec deux chaussures droites. Si elles étaient trop grandes, c’était bien. Si elles étaient trop petites, ce n’était pas bon. Je n’avais qu’une robe, et s’il pleuvait, je portais une robe mouillée. J’ai été la seule à avoir survécu dans ma famille… »
Elle s’interrompt avant d’ajouter : « Ce n’est qu’une petite partie de ma vie. »

Badarna la remercie d’avoir partagé « une page » de l’histoire de son existence.
Toutefois, après avoir quitté son appartement, il ajoute, désemparé, qu’il a eu « un choc » en entendant ce qu’elle a traversé.
« Au moins, on lui a fait du bien », rétorque Boulus, qui a prescrit à la nonagénaire des vitamines pour préserver sa vue.
Boulus, qui a grandi à Kafr Yasif et qui vit aujourd’hui à Haïfa, raconte avoir commencé à faire du bénévolat pour LeMaanam il y a deux ans, après s’être entretenu avec plusieurs bénévoles lors d’une conférence.

Les survivants de la Shoah, explique-t-il, « ont besoin que quelqu’un leur porte de l’attention et leur apporte un peu de satisfaction, ce qui est rare. Le simple fait d’entrer dans leur maison les aide, car ils n’ont pas beaucoup de visiteurs ».
Boulos explique qu’en tant que médecin, il ne « juge pas les gens en fonction de leur religion, je les vois comme des êtres humains ».
Des bagages pour « trois jours »
Le dernier arrêt de la journée est prévu dans l’appartement de Henia Hirsh, 90 ans, qui a quitté une petite ville de Roumanie, près de Sighet, pour s’installer en Israël en 1962.

« C’est de là que venait mon grand-père », lui dit Paz.
« Il était dans la même classe qu’Elie Wiesel. »
Les Allemands étaient arrivés à Sighet en 1944, forçant les 10 000 Juifs environ qui se trouvaient encore dans la ville à s’enfermer dans un ghetto. Ils avaient ensuite été envoyés à Auschwitz. Hirsh raconte que les autorités avaient indiqué à sa famille qu’elle devait quitter son habitation et prendre des affaires « pour trois jours ».
« Ces trois jours se sont transformés en de nombreuses années », se souvient-elle. « Lorsque nous sommes retournés chez nous, il ne restait plus rien. »

Les médecins parlent à Hirsh en employant un mélange de roumain, d’hébreu, d’arabe et de yiddish – que Badarna peut comprendre en partie, dit-il, grâce à un séjour dans une école de médecine en Allemagne.
Après avoir examiné ses yeux, il prend rendez-vous pour qu’elle puisse recevoir de nouvelles lunettes.
Badarna, qui est originaire de Sakhnin, une ville majoritairement musulmane de Galilée, raconte que sa mère est bénévole dans un centre de jour local où elle lit des livres et où elle fait des activités avec les personnes âgées.
« En tant que fils d’une mère qui nous a élevés avec des valeurs de respect, d’entraide et de sensibilité aux autres, je pense que chaque rencontre est aussi une occasion d’honorer l’éducation qui m’a été donnée » explique-t-il.
« En ces temps difficiles où la réalité de la vie est complexe pour chacun d’entre nous, les simples rencontres humaines qui nous rappellent ce que nous avons en commun ont une valeur particulière. »
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