A Prague, sans le savoir, on marche sur des stèles d’un cimetière juif
Les paveurs avaient reçu en 1985 pour consigne stricte de tourner vers le bas la face portant des inscriptions en hébreu, pour que personne ne s'en aperçoive
Depuis l’aménagement en 1985 d’une zone piétonne au coeur de Prague, des milliers de Tchèques et de touristes marchent chaque jour, sans le savoir, sur une bande de pavés taillés dans les stèles d’un cimetière juif désaffecté.
Sous un soleil printanier encore timide, un guitariste entonne devant les badauds « Knockin’ on heaven’s door » de Bob Dylan. Il n’imagine probablement pas l’acuité d’une telle chanson jouée à cet endroit.
Sous ses pieds, certains pavés bleu-gris, robustes, diffèrent des cubes plus fins typiques des trottoirs pragois. Un héritage de l’époque communiste qui ne cesse de scandaliser les responsables de la communauté juive, dont le directeur du Musée juif de Prague, Leo Pavlat.
« Certaines choses restent choquantes, même si on fait abstraction du respect pour la religion. Cette barbarie offense-t-elle uniquement les Juifs ? », s’interroge-t-il.
« Je garde toujours deux de ces cubes comme un triste souvenir. Je les ai pris à l’époque dans un amas de pavés prêts à l’emploi. Ils portaient une inscription en hébreu », raconte Pavlat à l’AFP.
Ces pavés proviennent de stèles cassées du cimetière juif désaffecté d’Udlice, dans le nord-ouest du pays.
Les paveurs avaient reçu pour consigne stricte de tourner vers le bas la face portant des inscriptions en hébreu, pour que personne ne s’en aperçoive.
Depuis la chute du communisme en 1989, les représentants de la communauté juive ont à plusieurs reprises interpellé les autorités, exprimant auprès d’elles leur émotion.
Sans résultat.
« Problèmes techniques »
« Nous en avons parlé avec plusieurs ministres de l’Intérieur et maires de Prague. Ils nous ont manifesté de la sympathie, mais les choses devenaient compliquées à un niveau plus bas, quand des fonctionnaires évoquaient différents obstacles d’ordre technique et d’organisation », se souvient Tomas Kraus, secrétaire de la Fédération tchèque des Communautés juives, forte de quelque 3 000 membres actifs.
La zone piétonne s’étend sur ce qu’on appelle la « Croix d’or » comprenant la Place Venceslas, qui est à Prague ce que les Champs-Elysées sont à Paris. Elle inclut la « Voie royale », le plus beau parcours pour découvrir les principaux sites de la ville.
Le problème de son pavage persiste depuis des décennies, sans être jamais devenu l’objet d’un véritable débat public.
Que ces pavés soient issus d’anciennes stèles juives, « je ne le savais pas, et à vrai dire, ça m’est parfaitement égal. J’ai d’autres soucis », affirme un manager quinquagénaire rencontré sur place par l’AFP, Karel Cihak.
Son ami Jaroslav Trnka est d’un avis différent : « Je l’entends pour la première fois aussi. Mais cela me paraît scandaleux. La communauté juive ici a une histoire longue et riche, inséparable de celle de Prague », dit-il.
Les touristes ne sont pas moins surpris : « C’est vrai ? On marche ici sur des pierres tombales ? C’est bizarre… », s’étonne un jeune Italien, Fabio Marangoni, savourant la « Vaclavska klobasa » (Saucisse de Venceslas) près d’un kiosque, à quelques mètres des pavés en question.
Propagande antisémite
« Pour les communistes, les Juifs étaient des ennemis absolus. Ils voulaient se débarrasser de tout ce qui était juif », dit Kraus, qui voit l’origine de leur aversion dans l’époque qui a suivi l’indépendance d’Israël en 1948.
Le dictateur soviétique Joseph Staline (1878-1953) espérait que l’Etat hébreu deviendrait un allié de l’URSS, mais les communistes israéliens sont devenus marginaux suite aux élections de 1949.
L’antisémitisme, auparavant latent, s’est alors développé en URSS et dans d’autres pays de l’Est dont la Tchécoslovaquie de l’époque. Ces pays voyaient dans Israël un Etat « impérialiste ».
« La propagande communiste est restée antisémite et anti-Israël jusqu’à la fin du régime », souligne Kraus.
Dans l’intervalle, le nombre de juifs vivant dans le pays a drastiquement diminué. Dans l’entre-deux-guerres, ils étaient 120 000 sur le territoire de l’actuelle République tchèque. Mais les deux tiers ont péri sous l’occupation allemande nazie, puis des milliers de Juifs ont émigré sous le communisme.
Ils ne seraient plus aujourd’hui qu’entre 3 000 et 4 000 dans le pays, selon des estimations de la communauté juive.
Respect des ancêtres
La zone piétonne de Prague vibre du matin au soir. Elle accueille les marchés de Pâques et de Noël, des spectacles d’artistes amateurs et des rassemblements politiques, attirant aussi les pickpockets et les toxicomanes.
Dans un article récent, le grand quotidien Dnes a récemment relancé le sujet du pavage douteux. « Le fait qu’une telle chose a eu lieu dans le passé m’agace. Depuis longtemps déjà, cela aurait dû être réparé », dit à l’AFP l’auteur de l’article, Ondrej Hanko.
Les responsables municipaux de Prague assurent ne pas fermer les yeux : « Ce pavage devrait être changé par respect envers nos ancêtres », estime le conseiller en charge de la Culture, Jan Wolf, qui dit vouloir bientôt rencontrer les responsables de la communauté juive. La maire Adriana Krnacova compte faire de même.
« J’espère qu’il ne s’agit pas là seulement de déclarations plaisantes pour les médias », avertit Hanko.
« De toute façon, il est bon d’en parler, pour que les gens soient au courant » de la situation, souligne quant à lui Kraus.