Apprendre la Shoah : en Roumanie, les élèves face à un passé occulté
Le pays a nié son rôle dans la Shoah pendant des années et Ian Antonescu, condamné à mort pour crimes de guerre et exécuté en 1946, demeure un "héros" aux yeux de nombreux Roumains
Ouvrir les yeux des jeunes générations sur « l’horreur » de la Shoah : dans une Roumanie qui a décimé sa communauté juive, l’enseignement de cette période sombre longtemps occultée est désormais obligatoire dans les lycées.
Gabriela Obodariu, professeure d’histoire à Focsani (est), salue cette initiative du gouvernement en vigueur depuis la rentrée de septembre face à la « résurgence des mouvements antisémites et néo-fascistes » en Europe.
« Les élèves sont submergés par un flot d’informations dans l’espace public et c’est extrêmement utile pour eux de pouvoir discuter de ce sujet à l’école », explique à l’AFP l’enseignante de 56 ans.
Son rôle : « Déconstruire ce qui s’est déroulé et en tirer des leçons pour nos actions aujourd’hui ». Car « de telles horreurs ne s’arrêteront pas ».
Tortionnaire, témoin ou résistant : quel rôle auraient-ils joué ? Les adolescents échangent avec gravité.
A la sortie, David Cartas, 17 ans, est secoué: « Avant j’aurais peut-être plaisanté sur l’Holocauste mais maintenant, je n’oserai jamais ».
De 800 000 à 3 000 juifs
La Roumanie, alliée de l’Allemagne nazie jusqu’en 1944, a tué pendant la Seconde guerre mondiale entre 280 000 et 380 000 juifs roumains et ukrainiens dans les territoires contrôlés par le régime fasciste du maréchal Ion Antonescu.
Entre ces exterminations et un exode massif à l’époque communiste, la population juive de Roumanie – près de 800 000 à la fin des années 1930, soit la troisième plus importante d’Europe – a dramatiquement chuté. On en recense à peine 3 000 aujourd’hui.
Mais le pays a nié son rôle pendant des années : Antonescu, condamné à mort pour crimes de guerre et exécuté en 1946, demeure un « héros » aux yeux de nombreux Roumains.
Dans la ville de Iasi, située à 200 km au nord de Focsani, un immense cimetière, aux tombes gravées de croix juives bleues et aux dalles de béton en forme de « trains de la mort », rappelle l’ampleur du massacre.
Lors d’un pogrom en juin 1941, des milliers de juifs furent fauchés par les balles des militaires et les survivants entassés dans des wagons de marchandises dont les orifices avaient été bouchés. Sans eau par une chaleur atroce, la plupart sont morts asphyxiés.
Un musée, ouvert en 2021 à Iasi, retrace la tragédie. Il a vu sa fréquentation grimper depuis la mise en place de l’enseignement obligatoire sur l’Holocauste.
« A la manière d’un vaccin »
En évoquant cette mesure, le Premier ministre Marcel Ciolacu a estimé que la Roumanie devait, en tant que démocratie, oser « affronter les facettes sombres de son histoire ».
Pour le chercheur Mihai Dinu Gheorghiu, « à la manière d’un vaccin, ces cours stimulent la production d’anticorps chez les jeunes contre le très dangereux virus de l’antisémitisme ».
Les incidents contre les Juifs ont augmenté au cours de la dernière décennie: le parquet général a recensé 51 actes de cette nature en 2022, contre 6 en 2012.
Sans susciter aucune réaction dans la société, déplore l’expert : « En France, des dizaines, voire centaines de milliers de personnes peuvent descendre dans la rue pour condamner l’antisémitisme. La Roumanie ne connaît pas de telles manifestations ».
Selon un sondage réalisé fin 2023 par l’institut Elie Wiesel auprès de quelque 1 300 personnes, plus de la moitié désapprouvent la décision d’intégrer les cours dans le cursus. Et 11 % seulement disent avoir connaissance du rôle de la Roumanie dans la Shoah.
« C’est une partie de l’histoire qui reste peu connue du citoyen lambda », regrette Alexandru Florian, le directeur de ce centre basé à Bucarest, espérant que la vision de la société change, petit à petit, grâce à ce nouveau programme.
Le parti d’extrême droite AUR, qui a fait son entrée au Parlement en 2020 et monte dans les sondages à l’approche d’une série d’élections, avait jugé par le passé que l’enseignement de cette période était un « problème mineur ».
Dans la classe de Gabriela Obodariu, certains voteront pour la première fois en 2024. L’occasion de les rappeler à leur devoir électoral.
Parmi les élèves, Sabrina Pavlov se dit soucieuse de « ne pas répéter les erreurs du passé ». « Qui sait ce qui se passera si un parti extrémiste arrive au pouvoir? », souffle-t-elle.