Aux manifestations anti-Netanyahu, les militants ne veulent pas de leaders
Les rassemblements ont mélangé différentes générations - souvent en désaccord sur les méthodes et l'idéologie, tous se rallient autour d'un but : le départ du Premier ministre
La semaine dernière, la journaliste et militante Orly Bar-Lev a été invitée à rencontrer le ministre de la Sécurité publique Amir Ohana en tant que représentante du mouvement pour la démission du Premier ministre Benjamin Netanyahu : elle a refusé.
Jeudi dernier, depuis la scène centrale installée sur la Place de Paris près de la résidence du Premier ministre à Jérusalem, elle a déclaré à une foule de manifestants anti-Netanyahu que le mouvement qui secoue le pays n’a « aucun leader qui décidera pour le peuple ».
Des milliers de personnes ont participé à des manifestations contre Netanyahu près de la résidence de la rue Balfour le mois dernier, en colère contre ce qu’ils considèrent comme un gouvernement déconnecté et corrompu. Les manifestants ont bloqué la circulation pendant des heures dans le centre-ville de Jérusalem, près de la maison du Premier ministre. Alors que nous écrivons ces lignes, une grande manifestation est en cours avec quelque 2 000 personnes réunies rue Balfour, et la police est venue en force.
Les autorités ont déployé des canons à eau pour disperser les manifestants qui refusaient de quitter les lieux à 23 heures, heure limite fixée par la police. Plus d’une centaine de personnes, soupçonnées de trouble à l’ordre public, ont été arrêtées. Un certain nombre de manifestants anti-Netanyahu auraient également été attaqués par des extrémistes d’extrême droite à travers le pays. Parmi eux, cinq ont dû être envoyés à l’hôpital Ichilov pour y être soignés mardi soir après une manifestation aux abords du domicile d’Ohana à Tel Aviv mardi.
On aurait pu s’attendre à ce que les manifestants s’organisent derrière une direction centrale pour se coordonner face à la montée des tensions. Mais les organisateurs – qui pour la plupart rejettent même ce titre – souscrivent à ce qu’ils appellent la nature décentralisée du mouvement.
« Nous n’avons ni leader ni organisateur pour dire à tout le monde ce qu’il faut faire. Cela doit rester ainsi, selon moi… Tout le monde dirige ensemble », a déclaré cette semaine Mor Elyakim, 35 ans, au Times of Israel. Elyakim, militante écologiste, s’identifie à la jeune génération de ces rassemblements.
L’absence de leadership centralisé est une différence essentielle entre les manifestations actuelles contre Netanyahu et les manifestations pour la justice sociale qui ont traversé le pays en 2011 – mais qui n’avaient pas atteint leur objectif d’une plus grande égalité. La direction de ce mouvement est beaucoup plus difficile à identifier, selon les manifestants.
« L’échec de 2011 était dû au manque d’expérience. Ils ont tenté de créer une direction centrale, qui s’est vite perdue dans des luttes égoïstes intestines », a déclaré Avi Ofer, 65 ans, militant de longue date impliqué dans les manifestations anti-Netanyahu.
La plupart des manifestants qui ont parlé au Times of Israel ont fait écho à Elyakim et Ofer. Selon Eli Brook, 70 ans, les manifestations à Jérusalem sont « davantage comme un réseau, une nébuleuse. Il n’y a pas d’organisation centrale, de commandement central ; il y a de nombreux groupes différents ».
Différents groupes, différentes classes d’âge
Seize groupes sont répertoriés comme co-organisateurs du principal événement Facebook pour les manifestations anti-Netanyahu de samedi, qui devraient réunir plusieurs milliers de participants. Il y a aussi de nombreux relais sur les réseaux sociaux, où de plus petites organisations diffusent des invitations pour inciter leurs membres à se rendre rue Balfour samedi soir.
Malgré leur revendication d’absence « d’organisation formelle », il y a clairement des gens qui montrent la voie.
On peut considérer que les manifestants s’apparentent à l’une de ces deux coalitions : des manifestants plus âgés et plus expérimentés, qui ont participé au mouvement dit « manifestation des anciens », et des nouveaux venus, plus jeunes. Les nouveaux venus appartiennent à une constellation de groupes, certains formés spécifiquement pour appeler à la démission de Netanyahu, tandis que d’autres sont des organisations plus établies remontant aux mouvements sociaux de 2011.
Les trois groupes les plus importants de manifestants vétérans, la colonne vertébrale du mouvement, sont Ein Matzav, Crime Minister, et les Drapeaux noirs. N’importe quel observateur des rassemblements de la rue Balfour peut voir les masques omniprésents Crime Minister ou des T-shirts noirs Ein Matzav, tandis que des drapeaux noirs flottaient sur 250 ponts à travers le pays samedi dernier.
Les frontières entre les groupes ne sont pas toujours claires. De nombreux manifestants vétérans revendiquent leur appartenance parfois aux trois groupes, parfois à aucun, et certains jeunes appartiennent également aux trois groupes de « vétérans ».
L’ancien général de brigade Amir Haskel, 67 ans, un visage bien connu des vétérans, dit que les groupes travaillent efficacement ensemble parce qu’ils partagent le même objectif.
« Le dénominateur commun pour nous tous est de comprendre que l’ère de Netanyahu est révolue et que Netanyahu doit rentrer chez lui », a déclaré Haskel.
Néanmoins, Haskel a reconnu que chaque groupe avait son « propre style ».
Le sien, Ein Matzav, appelle à une protestation calme et déterminée.
Ein Matzav a commencé comme un rassemblement de protestataires solitaires qui ont manifesté, souvent seuls, pendant des années – malgré leur petit nombre.
Le groupe a gagné du terrain depuis l’arrestation très médiatisée de Haskel le mois dernier, qui a joué un rôle central dans le déclenchement de la série de manifestations actuelle.
Crime Minister est considéré comme plus agressif et plus disposé à mener des actions de désobéissance civile. Il a été fondé à Petah Tikva lors de manifestations menées contre le procureur général, avant l’inculpation de Netanyahu, alors que les militants accusaient Avichai Mandelblit de traîner des pieds pour protéger le Premier ministre.
Haim Shadmi, un militant de Crime Minister qui a été arrêté cinq fois cette année pour désobéissance civile, a déclaré que certaines parties du public israélien se laissent trop facilement maîtrisées.
« Il y a un moment où le discours sur la loi est moins pertinent », a déclaré Shadmi dans une interview à la mi-juillet. « Dans la réalité d’un gouvernement anarchique, de la violence gouvernementale, vous ne pouvez pas vous attendre à ce que les gens ne protestent que dans le respect de la loi ».
Eli Brook a déclaré que les pratiques de Crime Minister étaient source de division, mais a reconnu qu’elles constituaient une partie nécessaire de la coalition. « Ils sont très forts », a déclaré Brook. « Tout le monde n’aime pas ça. Mais dans une manifestation comme celle-ci et dans une lutte comme celle-ci, vous en avez besoin ».
Un des points de désaccord concerne la nécessité de coordination avec la police. Sans une direction centrale prête à gérer les problèmes avec la police, les tensions peuvent monter et être plus difficiles à désamorcer.
« Il n’est pas obligatoire d’obtenir des autorisations de la police », a déclaré Gonen Ben Yitzhak, un ancien officier du Shin Bet et avocat, actif au Crime Minister. « La Cour suprême a statué sur cette question. Nous n’avons pas non plus de raison de signer
[de tels permis] ».
« Crime Minister… considère qu’il n’est pas nécessaire de travailler avec la police. Mon opinion est quelque peu différente », a déclaré Haskel, ajoutant qu’il était en communication constante avec la police pour essayer de garantir le bon déroulement des événements.
« S’il y a une manifestation de 1 000 ou 2 000 personnes, dans un lieu comme Balfour où ils ne peuvent pas tenir, j’informe la police… Je prends la responsabilité, s’il arrive quelque chose, Dieu nous en préserve, si quelqu’un est piétiné, ou lance quelque chose [sur les flics]. Je veux que la police soit présente, pour clore correctement la manifestation, et je mène la manifestation en conséquence », a déclaré Haskel.
Ces préoccupations sont devenues plus pressantes ces derniers jours, à la suite d’attaques présumées de manifestants par des extrémistes d’extrême droite. Avi Ofer et Amir Haskel ont déclaré qu’ils travaillaient avec la police pour essayer de garantir la sécurité des manifestants.
Les jeunes et les agités
Alors que les manifestations rue Balfour se sont multipliées, le mois dernier a vu arriver un nouveau type de militants : de jeunes manifestants, qui apportent de nouvelles causes et un nouveau type de protestation plus intense.
« À l’instant où les jeunes nous ont rejoints, ça a changé la donne », a déclaré Ofer.
Ces jeunes manifestants sont ceux qui résistent aux appels de la police de se disperser tard dans la nuit, et sont parfois emmenés par la police. La première manifestation avec une forte participation des jeunes le 14 juillet a été marquée par des affrontements entre manifestants et policiers, ainsi que par l’utilisation des canons à eau et de la police-montée pour disperser les manifestants dans le centre-ville de Jérusalem.
« Je suis heureux que les jeunes nous aient rejoints, mais je les exhorte à agir avec retenue », a déclaré Haskel sur Twitter le lendemain.
D’étudiants au chômage aux groupes de hippies en passant par des jeunes militants du parti arabo-juif Hadash (qui fait partie de la Liste arabe unie de la Knesset), les jeunes manifestants contrastent parfois fortement avec les vétérans. Des groupes de militants LGBT portant des chemises de la Journée Portes Ouvertes de Jérusalem se mêlent aux membres du groupe des jeunes socialistes HaShomer HaTzair dans leurs uniformes bleus.
Cependant, il n’y a pas que de différences de stratégie entre manifestants, mais aussi de profondes divisions idéologiques. De nombreux manifestants avec lesquels le Times of Israel s’est entretenu se sont identifiés comme étant du centre-gauche, plutôt que de gauche, et ont souvent affirmé que leur décision de descendre dans la rue est sans rapport avec la question du conflit israélo-palestinien.
Par ailleurs, des militants d’extrême gauche et même quelques déçus de la droite se sont joints aux manifestations – créant un éventail très large, de l’ex-officier supérieur de l’armée de l’air Haskel à ceux qui arborent des pancartes appelant à une Palestine libre.
Libération sociale
Au-delà du bruit assourdissant, des canons à eau et de la police, il y a un côté bon-enfant aux manifestations. Les manifestants ont organisé des cercles de méditation, ont campé au parc de l’Indépendance, et organisé des services de Shabbat les vendredis, fréquentés principalement par de jeunes familles.
« Nous nous déguisons, nous dansons, nous chantons, nous méditons », a déclaré Roei Kleitman, 27 ans, habitant de Jérusalem, pour décrire le style de protestation de la génération de l’an 2000. Il a également plaisanté en disant que les manifestations étaient des « camps d’été » pour la génération de l’an 2000.
Au cours d’un été long et difficile, marqué par le chômage et la pandémie de coronavirus, les manifestations fournissent également une certaine libération sociale, avec des conférences publiques et des discussions au Parc de l’Indépendance. La question de savoir si les jeunes resteront à la fin de l’été reste ouverte.
Des tentatives de canaliser cette nouvelle énergie par des organisations préexistantes semblent avoir échoué. Jeudi dernier, le Mouvement pour un gouvernement de qualité en Israël, lui-même formé lors d’une vague de protestations dans les années 1990, a installé une scène centrale sur la Place de Paris pour la première fois depuis le début du mouvement.
Alors que les orateurs essayaient d’attirer l’attention de la foule et de susciter des chants, certains manifestants se sont déplacés vers la scène – mais les jeunes militants rue Balfour faisaient beaucoup plus de bruit.
Construire des ponts
Alors que de nombreux manifestants vétérans louent les nouveaux arrivants, Brook admet que travailler avec les jeunes est « un très grand défi ».
Certains des nouveaux manifestants sont des militants sociaux bien connus, a déclaré Brook, mais les manifestants vétérans ne connaissent pas encore la plupart des autres nouveaux venus.
« C’est un très grand défi car il faut leur donner de l’espace. Ils sont impatients et n’ont ni l’endurance ni la longévité », a-t-il dit.
Il a déclaré que certains de ces militants « peuvent avoir une ambition politique… ils peuvent avoir des problèmes psychologiques… nous ne les connaissons pas ».
Brook a déclaré que les manifestants plus âgés ne veulent pas empêcher les jeunes de venir manifester, mais seulement les guider.
« [Les jeunes manifestants] ont un ego très important, la plupart d’entre eux évidemment parce que [ce sont] des jeunes, donc il faut travailler avec tous ces facteurs. Vous ne voulez pas les retenir, ni les surveiller, vous voulez simplement que cela se passe dans la bonne direction », a déclaré Brook.
Les deux côtés semblent apprendre lentement à collaborer. Après un événement pour Tisha B’Av mercredi à Balfour, Haskel a traversé la rue pour se rendre à Independence Park pour parler à un groupe de jeunes manifestants qui avaient organisé leur propre événement distinct. (Plus tard dans la journée, la police a évacué un campement.)
« Je crois en une protestation têtue et silencieuse… qui devient un silence tonitruant », a déclaré Haskel aux jeunes manifestants allongés sur l’herbe.
Il est peu probable que la pléthore de groupes affluant dans ce mouvement s’accordent tous sur ce type d’attitude.
Les tentatives de certains manifestants de calmer les autres, afin de se conformer aux restrictions de bruit, ont jusqu’à présent été infructueuses.
Malgré les défis, Avi Ofer affirme que l’union entre jeunes et vieux manifestants est la clé du succès du mouvement.
« Ce mouvement réussira là où celui de 2011 a échoué », a-t-il insisté, citant l’existence d’un noyau de militants plus âgés très expérimentés avec une vision claire.
Il n’y a peut-être pas de leadership formel, mais, a déclaré Ofer, « Dans ce mouvement, nous savons où nous allons ».