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Ce scientifique juif du 19e siècle qui a combattu l’eugénisme raciste

"Gods of the Upper Air" de Charles King, lauréat au prix national du livre Juif, raconte comment des scientifiques - des femmes - ont aidé Franz Boaz à créer l'anthropologie

La docteure Margaret Mead, anthropologue, lors d'un voyage de terrain à Bali, en Indonésie, en 1957 (Crédit : AP Photo)
La docteure Margaret Mead, anthropologue, lors d'un voyage de terrain à Bali, en Indonésie, en 1957 (Crédit : AP Photo)

C’est à la fin du 19e siècle que la curiosité des Américains pour les différentes cultures du monde s’est aiguisée. En ce qui concerne les pratiques de recherche de l’époque, ce nouvel intérêt aurait pu prendre deux directions différentes : la première définie par une vision du monde raciste et largement acceptée qui s’est construite sur la pseudo-science de l’eugénisme. La seconde, développée par Franz Boas, immigrant juif allemand et scientifique, qui prône l’idée que toutes les cultures sont égales et qu’elles existent dans la même continuité.

La discipline fondée par Franz Boas, « l’anthropologie » contemporaine, est étudiée dans le monde entier. Son triomphe s’annonçait pourtant moins que certain.

Au cours de la carrière du scientifique, l’eugénisme était promu par des institutions respectables et respectées comme le musée américain d’Histoire naturelle. Plus tard, de l’autre côté de l’Atlantique, il a été revendiqué comme étant au fondement de l’idéologie du Troisième Reich, qui lui a fait atteindre un paroxysme monstrueux durant la Shoah. Ce n’est qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale que le monde a finalement accepté l’approche proposée par Franz Boas, qui s’est ensuite propagée dans la société américaine.

Et, fait intéressant, un grand nombre de spécialistes qui se seront laissés influencer par les ouvrages de l’anthropologue et qui auront apporté d’importantes contributions à ses réflexions pendant tout le vingtième siècle et au-delà ont été des femmes. Parmi elles, des noms connus – Margaret Mead, Ruth Benedict, Ella Delloria et Zora Neale Hurston.

L’histoire de l’essor de cette nouvelle discipline est racontée aujourd’hui dans un livre sorti aux États-Unis : « Gods of the Upper Air: How a Circle of Renegade Anthropologists Reinvented Race, Sex, and Gender in the Twentieth Century », qui a été écrit par Charles King, auteur lauréat du Prix national juif.

Franz Boas, considéré comme un pionnier de l’anthropologie, sur une photo prise aux environs de 1915 (Crédit : Domaine public)

L’ouvrage tire son nom d’une déclaration faite en 1942 par l’autrice afro-américaine Zora Neale Hurston, dont l’ouvrage le plus célèbre est « Une femme noire » et dont la renommée littéraire aura placé dans l’ombre ses travaux d’anthropologue. Charles King explique au Times of Israël que « Gods of the Upper Air » est une « sorte de biographie de groupe » et une « histoire qui n’a jamais été racontée » – celle de Franz Boas et de ces femmes scientifiques qu’il avait influencées.

Comme l’explique l’auteur, son intérêt pour le sujet s’est accru grâce aux nombreuses conversations qu’il a pu avoir à l’heure des repas, autour de la table familiale, avec son épouse, Margaret Paxson, autrice et anthropologue, dans leur habitation de Washington où il est professeur à l’université de Georgetown.

Il note que lorsque sa femme avait été amenée à partager ses points de vue en tant qu’anthropologue, il avait « commencé à réfléchir à cette sorte de changement radical vers ce que nous appelons une vision de monde moderne, définie notamment par l’ouverture d’esprit » – celle-là même qui avait été prônée par Franz Boas et son cercle au début du 20e siècle.

« Gods of the Upper Air » traverse la planète en suivant cette histoire qui s’est déroulée depuis les salles de cours de l’université de New York, où Franz Boas était enseignant, jusqu’aux rives des îles Samoa explorées par Margaret Mead. Ce qui marque un glissement géographique depuis le dernier livre de Charles King, « Odessa », récompensé par le Prix national du livre juif, et dont le titre reflète un autre intérêt de l’auteur, remontant à ses années de lycée dans l’Arkansas, pendant la Guerre froide : il se souvient avoir grandi dans une ferme des Ozarks, avoir fréquenté une église pentecôtiste et avoir développé une fascination durable pour l’Est de l’Europe. Et l’histoire juive de la région « est centrale dans cette histoire », dit-il, ajoutant que des thématiques juives sont également présentes dans son dernier ouvrage.

Une photo de Charles King, auteur de « Gods of the Upper Air », datant du mois de décembre 2013 (Autorisation : Penguin books/ Miriam Lomaskin)

« Boas lui-même était, bien sûr, d’origine juive allemande », indique Charles King. « Son identité juive en tant que telle, je ne pense pas qu’elle ait été particulièrement importante à ses yeux », ajoute-t-il, précisant que pourtant, « dans les années 1930, il a connu l’essor du nazisme » et les répressions antisémites dans son pays d’origine.

Son épouse, Margaret Paxson, présente également un nouveau livre aux thématiques juives : « The Plateau », une exploration de l’altruisme dans le village français du Chambon-sur-Lignon ayant sauvé des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale et qui continue à mener des actions vitales pour les réfugiés aujourd’hui.

« Les deux livres devaient être publiés exactement le même jour », s’amuse Charles King. « Finalement, ils sont sortis à une semaine d’intervalle ».

Il affirme que « The Plateau » est « un livre d’une beauté absolue sur un lieu remarquable en France » qui contient aussi des leçons sur la manière « de traiter les étrangers aujourd’hui ».

Naissance de l’anthropologie

Né en 1858, Franz Boas s’intéressait aux sociétés extérieures à la sienne, menant d’abord des études sur l’île de Baffin et, après avoir immigré aux États-Unis, auprès des Amérindiens au nord-ouest du Pacifique. Selon Charles King, l’homme croyait « dans l’empirisme par excellence et croyait dans les données », ajoutant qu’en tant que scientifique, « il suivait les données, où qu’elles puissent le mener ».

Ce qui avait conduit Franz Boas à s’opposer avec force à l’approche largement répandue à l’époque de division du monde entre cultures barbares et civilisées sur la base de la race. King explique qu’alors que Boas évoluait dans la sphère de la pensée progressiste des années 1910 et 1920, « un grand nombre de ceux qu’il était amené à combattre se qualifiaient eux-mêmes de penseurs progressistes » eux aussi.

Ses adversaires idéologiques estimaient alors qu’il fallait « utiliser la science pour déterminer les peuples à la meilleure ou à la plus mauvaise capacité d’adaptation, déterminer quelles étaient les races qui avaient le plus ou le moins de capacités », commente Charles King. « Des politiques gouvernementales étaient alors adoptées pour soutenir celui qui était le plus capable et freiner celui qui l’était le moins ».

Il décrit cette vision du monde comme étant « une gamme d’observations basées sur de fausses théories, pas du tout sur des données… Et Boas a réalisé qu’il ne s’agissait pas de faits scientifiques », mais bien « d’arguments culturellement spécieux ».

En réponse, l’anthropologue allemand a fait la promotion du relativisme culturel – qui repose sur l’idée que « les défis affrontés par l’être humain sont universels », explique Charles King.

« Toutes les sociétés s’y trouvent confrontées. Boas a dit que les réponses que nous apportons à ces questions sont spécifiques à notre société propre. Il n’y a aucune raison de penser que les conclusions que nous avons tirées à une période, à un endroit bien précis, sont universelles ou universellement bonnes ».

Pour Boas, « l’idée de société soi-disant primitive n’a été qu’un stade antérieur de notre propre développement », commente Charles King.

Franz Boas, considéré comme le pionnier de l’anthropologie, pose lors d’une exposition au musée nationale d’Histoire naturelle en 1895 ou avant (Crédit : Domaine public)

Au cours d’une carrière parfois cahoteuse et alors qu’il fondait une famille avec son épouse Marie, Franz Boas enseignait l’anthropologie à la toute jeune université Clark de Worcester, dans le Massachusetts, et à l’exposition universelle de Chicago, en 1893, où il supervise la section d’anthropologie – c’était la toute première fois que le terme avait été mentionné aux États-Unis, selon le livre. Il avait également donné des cours au musée américain d’Histoire naturelle et enfin à l’université de Columbia, où il avait su trouver sa place.

À Columbia, il attire un public croissant d’étudiantes issues du Barnard College, comme Margaret Mead, Ruth Benedict, Ella Delloria et Zora Neale Hurston.

« Je pense que ça a été une époque déterminante pour les sciences sociales en général », commente Charles King. « Il avait tous ces étudiants autour de lui dont de nombreuses femmes, ce qui était anormal à cette époque ».

Margaret Mead, Ruth Benedict et Zora Neale Hurston allaient avoir « une portée très importante en termes d’influence sur la société pendant leur vie », continue l’auteur, même si « aucune d’entre elles n’est parvenue à acquérir le prestige et la réputation qu’elles auraient mérités ».

Je pense que ça a été une époque déterminante pour les sciences sociales en général

Ruth Benedict est devenue célèbre avec son livre de 1934 « Échantillons de civilisations » – qui utilisait le terme de « relativisme culturel » pour la première fois – mais elle n’était devenue professeure titulaire à Columbia que trois ans auparavant, au moment de son divorce. Charles King note que l’université considérait qu’il était inapproprié pour une femme mariée d’enseigner dans ses rangs.

L’historien explique que chacune de ces scientifiques aura amené une contribution différente et que leurs vies ont offert une perspective nouvelle au rôle des femmes au 20e siècle, qu’il s’agisse de la pensée philosophique ou des sciences sociales.

Collectivement, dit-il, « elles ont cherché à faire partie de la liste de lecture des grandes personnalités du 20e siècle avec [John] Rawls, Sigmund Freud et d’autres ».

L’essor des voix des femmes

De toutes ces femmes scientifiques, Margaret Mead est sans aucun doute la plus célèbre en raison de ses ouvrages basés sur ses voyages en Polynésie, où elle a étudié la culture indigène parmi les jeunes filles et utilisé ses recherches pour écrire le best-seller « Adolescence à Samoa ».

L’anthropologue Margaret Mead devant une audience d’une commission législative du Massachusetts pour une loi sur l’aide médicale apportée aux adolescents sans consentement préalable des parents, le 2 mars 1971 (Crédit : AP Photo)

« C’est la seule personne qui – si vous demandez à quelqu’un de nommer deux anthropologues – sera toujours citée », indique Charles King. « Il y aura Indiana Jones, qui est pris à tort pour un anthropologue, mais qui est archéologue. Et il y aura Margaret Mead. Elle a un impact immense sur ce que signifie être anthropologue – sur ce que signifie cette profession ».

Il explique qu’elle a placé l’anthropologie à la portée du grand public : « Plus que n’importe qui d’autre, elle a su traduire les aperçus les plus bénéfiques de l’anthropologie… pour le public en général » – notamment à travers des tribunes parues dans le magazine Redbook.

« Elle a une opinion prête sur à peu-près tout », continue Charles King, qui la qualifie « d’intervenante controversée ». Le livre s’intéresse également à sa vie personnelle parfois à l’origine de polémiques, avec notamment des histoires d’amour vécues avec des hommes et des femmes – et ses trois époux et sa maîtresse Benedict.

‘Gods of the Upper Air,’ écrit Charles king. (Autorisation : Penguin books)

D’autres, dans le cercle de Franz Boas, ont également eu un impact – comme Zora Neale Hurston qui a étudié la communauté afro-américaine, notamment dans sa Floride natale.

« Les livres de Hurston sur Haïti, la Jamaïque et la côte du Golfe sont des pièces d’ethnographie merveilleuses », s’exclame Charles King, qui ajoute qu’un exemple des recherches qu’elle a menées à Haïti incarne à merveille la manière dont Franz Boas et ses étudiantes envisageaient le monde.

Alors qu’elle étudiait le vaudou, elle est devenue la première personne à jamais photographier un zombie – une femme appelée Felicia Felix-Mentor. Elle n’avait pas déclaré que cette dernière clamait être un zombie, mais bien qu’elle en était une.

« A travers cette fenêtre, elle avait été en mesure de découvrir ce que c’est de vivre dans une société où il y a une catégorie de morts-vivants », dit Charles King.

Franz Boas sous le régime nazi

Si Boas et son cercle faisaient la promotion de la compréhension entre les différentes cultures, les événements survenus dans le monde plus large avaient indiqué des relations interculturelles qui empiraient, depuis les lois Jim Crow, dans le sud américain, à l’ascension d’Hitler en Allemagne. Le pays d’origine du scientifique se retournait contre lui en raison des politiques antisémites du Troisième Reich. Les nazis retirèrent ses livres des rayons des librairies et annulèrent son doctorat obtenu à l’université de Kiel.

« [Boas] commence à comprendre le modèle que les Allemands sont en train de mettre en place », commente Charles King. « Ce n’est pas quelque chose que les nazis ont purement inventé. Il en a déjà vu des versions encore et encore » – notamment, de manière assez ironique, à travers l’hostilité américaine aux immigrants allemands comme lui, pendant la Première Guerre mondiale, et à travers les lois Jim Crow appliquées aux Afro-américains dans le sud des États-Unis.

Les étudiants allemands brûlent les écrits des auteurs les plus connus d’Allemagne, et notamment de Franz Boas, pour leur caractère « non-allemand » sur la place de l’Opéra de Berlin, le 10 mai 1933 (Crédit :AP Photo)

L’auteur explique que Franz Boas – qui s’est éteint en 1942 alors qu’il se trouvait au club de l’université de Columbia – n’aura pas vécu suffisamment pour voir les résultats finaux du modèle nazi pendant la Shoah. Mais « pour lui, je pense, c’est le genre d’issue qu’il aurait considérée comme pleinement logique d’une certaine manière », ajoute l’auteur.

Le cercle de Franz Boas a continué à faire des contributions après la mort de son fondateur. Ruth Benedict a contribué à la paix post-guerre, lorsqu’elle a fait des recherches et écrit « Le chrysanthème et le sabre », une étude de la culture japonaise qui s’est révélée précieuse pour l’occupation du Japon par les Alliés.

« S’il fallait lire un livre d’anthropologie ou deux, ‘le Chrysanthème et le sabre’ ferait partie de la liste », note Charles King. « L’ouvrage a eu un impact considérable sur la société américaine. Il a tenté de comprendre un pays entier » et « a été une voix éminemment influente dans le domaine de la théorie sociale ».

Et, dans l’ensemble, Franz Boas loue l’ouverture du cercle face à la fermeture d’esprit qui caractérisait l’époque.

« Elles ont combattu l’orthodoxie établie du moment », s’exclame Charles King. « Elles étaient des rebelles qui se battaient contre un mode de pensée figé dans le passé sur la nature humaine et l’histoire humaine ».

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