Comment Man Ray, membre du mouvement surréaliste, a caché ses origines juives
“Man Ray: The Artist and His Shadows” d'Arthur Lubow examine l’entourage de l'artiste surréaliste pour étudier sa vie touchée par l'antisémitisme, la guerre et l'amour compliqué

NEW YORK — En 1940, Man Ray descendit d’un navire à Hoboken, New Jersey, enfin à l’abri de l’invasion et de l’occupation de la France par les nazis. À part sa sœur Elsie Siegler et sa fille Naomi, il n’y avait personne pour l’accueillir – pas de flashs qui crépitent, ni de journalistes pour lui crier des questions sur son évasion ou sur ce qu’il prévoyait de faire ensuite.
Ce fut un accueil calme et digne pour cet artiste juif qui a passé sa vie à prendre ses distances avec son passé, ses parents et sa religion. Jusqu’à sa mort, Ray, qui a largement contribué aux mouvements dada, surréaliste et avant-gardiste, a tenu à maintenir l’homme qu’il était à l’écart de l’art qu’il a créé.
« Man Ray n’était pas du genre à réfléchir sur lui-même et considérait sa vie comme quelque chose à fabriquer et à façonner comme s’il s’agissait d’une œuvre d’art. Pour être un artiste, il devait ‘partir’. Il était naturellement enclin à ne pas divulguer son passé », a déclaré l’auteur et journaliste Arthur Lubow dans un entretien téléphonique avec le Times of Israel.
Sorti mi-septembre, le dernier livre de Lubow, Man Ray : The Artist and His Shadows, fait partie de la collection « Jewish Lives » de Yale University Press.
La biographie étudie l’artiste Man Ray et son travail par le prisme de ses racines juives. Pourtant, aussi prolifique fût-il, son caractère insaisissable a représenté un défi pour Lubow.
« Il s’est construit toute une personnalité, avec l’idée que la biographie d’un artiste doit être séparée de son art. Ce qui a compliqué l’écriture [de ce livre] », a déclaré Lubow, en mission pour le New York Times à Memphis, dans le Tennessee.
Lubow a décidé de structurer son livre autour de ceux qui ont le mieux connu Ray, dont le photographe et galeriste Alfred Stieglitz, le poète français Paul Éluard, les maitresses de Ray, Kiki de Montparnasse et Meret Oppenheim, ainsi que sa première épouse, Adon Lacroix, et sa troisième, Juliet Browner.
« Il n’a pas laissé beaucoup de lettres ni de journaux intimes, alors j’ai comblé sur son caractère en recherchant les gens qu’il connaissait bien, qui avaient des personnalités déterminantes et moins obscures », a déclaré Lubow.
Une enfance difficile
Aîné de quatre enfants, Emmanuel Radnitzky est né d’immigrants juifs dans le sud de Philadelphie en 1890. Sa mère venait de Minsk, son père de Kiev. Quand Emmanuel avait sept ans, la famille a déménagé dans le quartier de Williamsburg à Brooklyn, où ses deux parents travaillaient comme tailleurs.

En 1912, la famille a changé son nom de famille en Ray à cause de l’antisémitisme croissant aux États-Unis. Dans les années 1920, l’accès à certaines zones de villégiature, l’adhésion à des clubs et des organisations, et même des logements ont été refusés aux Juifs. Ils ont été exclus de restaurants et d’hôtels et confrontés à des quotas sur les inscriptions et les postes d’enseignement dans les instituts universitaires et les universités.
Finalement, Ray, qui répondait au diminutif « Manny », a changé son prénom en Man. Avec le temps, il est simplement devenu connu sous le nom de Man Ray.
« Tous les enfants ont changé leur nom pour quelque chose d’aussi astucieux. Sa sœur Dora a changé le sien en Do Ray. Ils pensaient qu’il serait utile pour leur carrière d’avoir des noms moins marqués », a déclaré Lubow, ajoutant que le choix du surnom reflétait la personnalité « malicieuse » de Ray.
Alors que ses parents s’attendaient à ce qu’il aille à l’université après avoir obtenu son diplôme à la Brooklyn’s Boy’s High School, Man Ray rêvait d’être un artiste. Et donc, à leur grand dam, il a refusé une bourse en architecture. Cependant, ses parents ont vite passé outre leur frustration et ne tardèrent pas à aider Ray à transformer sa chambre en studio de fortune.
Malgré tout, l’aiguillon de leur désapprobation initiale l’avait piqué.
« Une fois, alors qu’il était en visite à New York, ce qu’il n’aimait pas faire, sa nièce a eu le courage de lui poser des questions sur son passé », a déclaré Lubow. « Il lui a dit : ‘J’aimais mes parents, mais ils ne me comprenaient pas.’ »
Lorsqu’il vivait à New York, Ray visitait fréquemment la galerie 291 de Stieglitz et suivait des cours à la National Academy of Design et à l’Art Students League de New York.
En 1915, il a rencontré l’artiste Marcel Duchamp. Les deux ont forgé une relation profonde. Ensemble, ils ont découvert le mouvement dada de New York et ont collaboré sur plusieurs pièces. Leur relation est apparue comme une surprise pour Lubow.
« Je ne savais pas grand-chose de leur amitié au début de mes recherches. Je l’ai trouvée assez attachante et surprenante. Ils n’étaient pas du tout rivaux. Ils se soutenaient mutuellement d’une manière que l’on ne voit pas souvent entre les artistes masculins », a-t-il déclaré.
Inspiration troublante
Si les amitiés de Ray étaient une source d’inspiration positive, ses relations avec les femmes l’étaient moins.

En 1921, à l’âge de 30 ans, Ray a troqué New York pour Paris. Là, il a rencontré et développé des amitiés avec Salvador Dali, Pablo Picasso, Ernest Hemingway, James Joyce et Gertrude Stein. Il a également rencontré son assistante Lee Miller, elle-même photographe à part entière, dont il est tombé amoureux. C’était une relation tumultueuse qui a finalement inspiré l’un des objets « readymade » de Ray – des objets fabriqués commercialement qu’il concevait comme des œuvres d’art.
Pour créer la pièce intitulée « Object to be destroyed » [Objet à détruire], Ray a découpé une image de l’œil d’une femme et l’a apposée sur un métronome. L’œil a en fait été découpé à partir d’une photo de Miller, qui venait de mettre fin à leur relation de trois ans.
« C’était impressionnant », a déclaré Lubow. « Ses amitiés étaient d’une qualité plus attrayante. J’ai été horrifié par la violence qu’il a montrée envers les femmes dans certaines de ses œuvres d’art. »
Et pourtant, nombre des femmes de la vie de Ray, notamment Miller, l’ont aimé longtemps après la fin de leurs histoires d’amour compliquées. C’est le cas de la chanteuse de cabaret, comédienne, peintre et mannequin Kiki de Montparnasse, née Alice Prin.
Dans le portrait emblématique de 1924 « Le Violon d’Ingres », Montparnasse a les trous en f caractéristiques du violon dessinés sur son dos. Pour obtenir cet effet, Ray a d’abord peint les f sur un tirage photographique, puis a re-photographié la photographie pour que le corps de Montparnasse apparaisse comme un instrument en attente d’être joué.
Tout contenu
Ray n’a jamais révélé son origine juive, mais il a trouvé de l’inspiration dans le monde dans lequel ses parents travaillaient. Il a une fois détruit la machine à coudre de sa mère pour créer « Lampshade », considéré comme la première œuvre d’art mobile, a expliqué Lubow.

À maintes reprises, des éléments de l’industrie du vêtement apparaissent dans son travail. Ses photographies, peintures et « rayographies » présentent souvent des mannequins, des fers à repasser, des aiguilles et des épingles, des carrés de tissu et du fil.
Pourtant, ces éléments ne doivent pas être interprétés comme des indices de l’identité juive de Ray, même si de nombreux immigrants juifs travaillaient dans l’industrie du textile en tant que tailleurs et fourreurs, ajoute Lubow.
« Il connaissait très bien les tissus et les mannequins qui faisaient partie du travail de ses parents, mais ce n’était pas comme s’il peignait une synagogue. Ce n’était pas comme s’il se révélait Juif. Même s’il n’avait pas exactement de lien émotionnel fort avec son enfance, il avait un lien visuel », a déclaré Lubow.
Contrairement à son ami et contemporain Picasso, Ray s’est donné beaucoup de mal pour maintenir une distance entre le personnel et le politique, selon Lubow.
« Dans les tableaux de Picasso, même dans ses natures mortes, on peut souvent voir son rapport au sujet. On ne ressent pas cela dans le travail de Man Ray, à l’exception de sa peinture ‘Le Beau Temps’, qui représente une sorte de deuil prophétique de la fin d’une France libre », a expliqué Lubow. « Il a été témoin et s’est inquiété des événements mondiaux qui étaient catastrophiques, mais sa relation personnelle avec eux n’apparaît pas directement [dans ses œuvres]. »
Bien que Ray ait travaillé avec une variété de supports, il se considérait avant tout comme un peintre.

« Aux États-Unis, sa postérité est celle du photographe Man Ray, ce qui l’aurait agacé. À sa mort, la photographie était encore considérée comme une forme d’art de seconde classe, donc sa dépréciation de ses photos était une réponse au système de valeurs dominant », a déclaré Lubow.
En 1948, Ray a rencontré Browner, une Américaine de première génération d’origine juive roumaine. Épris, ils se sont mariés dans un double mariage avec leurs amis proches, les artistes Max Ernst et Dorothea Tanning.
Le couple est revenu en France en 1951, où ils sont restés ensemble jusqu’à ce que Ray décède d’une infection pulmonaire à Paris en 1976. Inhumé au cimetière du Montparnasse, l’épitaphe sur sa pierre se lit comme suit : « unconcerned, but not indifferent » [pas concerné, mais pas indifférent].
En fin de compte, peut-être que Ray n’était juste « pas concerné », plutôt qu’indifférent à son passé.
« Il ne se sentait pas à l’aise dans sa religion. Il n’a jamais aimé parler de ses ancêtres. Il détournait les questions à ce sujet », a déclaré Lubow. « Il a un jour examiné la question dans un journal non publié, se demandant pourquoi il parlerait de son identité alors qu’il avait pris des mesures pour la cacher. Mais en toute honnêteté, il est loin d’être le seul Juif dans ce cas. »
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