De plus en plus de Haredim quittent leur communauté mais restent religieux – étude
Selon l'enquête Out for Change, les deux tiers des ex-ultra-orthodoxes se disent pratiquants ou traditionalistes et nombre d’entre eux affichent de bonnes relations avec leur famille

Lorsqu’il a eu 25 ans, Yehuda Moses a commencé à changer de façon de voir les choses. Membre de la communauté hassidique de Belz, il s’est trouvé sous le coup d’une excommunication par le grand rabbin du groupe après avoir critiqué la décision d’utiliser l’argent collecté pour les pauvres [tsedaka] pour financer la construction d’une nouvelle synagogue.
« C’est là que j’ai commencé à me demander comment des gens considérés comme justes pouvaient faire des choses aussi nuisibles », confie au Times of Israel par téléphone Moses, aujourd’hui âgé de 52 ans.
C’est ce qui a sonné le glas de l’appartenance de Moses au monde haredim – ce qui arrive, semble-t-il, à de plus en plus d’Israéliens ultra-orthodoxes, selon une étude détaillée publiée plus en début d’année par Out for Change, organisation d’aide à ceux qui quittent la communauté ultra-orthodoxe.
Selon cette étude, loin de marquer une rupture complète – sorte de stéréotype imposé par les représentations de la culture pop -, l’abandon du monde ultra-orthodoxe est un processus complexe susceptible de se faire dans le respect de certains aspects de la vie antérieure de ces ex-Haredim, que ce soit la foi ou leurs relations avec leurs proches.
Au moment de prendre ses distances, Moïse était marié et père de cinq enfants, qui ont tous quitté le monde ultra-orthodoxe avec lui. Il aura fallu à cet homme qui se dit aujourd’hui totalement laïc plus de vingt ans pour parvenir à ce point, alors que son épouse et ses trois filles conservent un certain degré de religiosité.
« Ce n’est que récemment que j’ai commencé à me déplacer le jour de Shabbat », confie-t-il.
En se fondant sur les chiffres publics du Bureau central des statistiques (CBS), Out for Change a constaté que nombre d’ex-membres de la communauté haredim conservaient un certain niveau d’observance religieuse, mais moins strict.

Selon l’étude, publiée en février dernier, moins d’un ex-Haredim sur cinq se dit totalement laïc.
« Selon de précédentes recherches qualitatives, la décision de quitter la société haredim n’est souvent pas une question de foi mais de recherche d’un mode de vie ou d’une qualité de vie différente », explique Adar Anisman, responsable de la recherche chez Out for Change et co-autrice de ce rapport.
Pour autant, les premiers moments passés en dehors de la communauté ultra-orthodoxe peuvent être un choc. Pour Moses, dont le père, Menachem Eliezer Moses, a été député YaHadout HaTorah entre 2009 à 2019, quitter le monde haredim a été pour lui comme entrer dans un monde totalement nouveau.
« Je ne savais même pas comment fonctionnait le corps humain – je croyais que la prière seule suffisait à guérir d’une maladie », se souvient-il.
Une tendance nette
Selon Anisman, la plupart de ceux qui quittent le monde haredim le font avant l’âge de 25 ans, ce qui permet d’identifier les tendances en examinant différentes cohortes.
En étudiant de précédentes enquêtes du CBS menées auprès d’échantillons représentatifs de la population israélienne, les chercheurs ont déterminé que 12,5 % des Israéliens nés entre 1997 et 2001 et élevés dans des foyers haredim ne se disaient plus ultra-orthodoxes – le chiffre le plus élevé depuis des décennies.
Le chiffre diminue progressivement pour les cohortes plus âgées : 11,3 % des personnes nées entre 1992 et 1996, 10,3 % dans la tranche d’âge 1987 à 1991 et 8,9 % de celles nées entre 1982 et 1986 ne se disent plus ultra-orthodoxes. Les chiffres tombent plus bas encore, à 7,5 %, pour ceux nés plus tôt, jusque dans les années 60.
« C’est parfois difficile d’avoir une vraie précision avec ces chiffres, mais il y a une nette tendance à la hausse », affirme Anisman.

Selon le chercheur, c’est le signe d’un changement enraciné dans les années 1970, lorsque la société haredim s’est faite de plus en plus insulaire.
« Durant les premières années de l’État d’Israël, le monde haredi était plus ouvert et un grand nombre de personnes en sont parties », explique Anisman. On estime à 13 % la part des personnes nées entre 1957 et 1961 et élevées par des Haredim qui ne se considèrent plus comme tels ; au sein des générations antérieures, les taux étaient plus élevés encore, poursuit-elle.
« À partir des années 1970, la communauté s’est fermée », souligne Anisman. « Partir est devenu plus difficile, ce qui explique que moins de gens l’aient fait. »
« Il n’y a pas un ‘genre’ de personne susceptible de quitter la communauté haredim », explique Anisman au Times of Israel par téléphone. « Les gens pensent souvent que les anciens Haredim ne pouvaient pas s’intégrer, mais il y a aussi ceux qui viennent des meilleures yeshivot et séminaires. Les chiffres recueillis donnent justement à voir cette diversité, en particulier au regard des choix qu’ils font ensuite. »

Après avoir quitté l’ultra-orthodoxie, où l’éducation se limite souvent à l’étude des textes religieux juifs, Moses s’est plongé dans des cours universitaires sur absolument tout, de la philosophie à l’astrophysique, confie-t-il.
Les lacunes héritées de son éducation l’ont privé de l’obtention d’un diplôme officiel, mais il est malgré tout parvenu à se former à la comptabilité.
Réseau de soutien transitoire
Out for Change a été créé en 2012 par des personnes qui avaient elles-mêmes quitté la communauté ultra-orthodoxe.
Chaque année, l’organisation aide près de 1 500 ex-Haredim en leur prodiguant des conseils personnalisés et en leur donnant accès à des programmes communautaires. Elle est par ailleurs active dans le champ de la recherche et de la communication pour soutenir la sensibilisation au sort des ex-Haredim au sein de la société.
Selon une étude de 2020 de l’Institut israélien de la démocratie, qui montre elle aussi que de plus en plus de personnes quittent l’ultra-orthodoxie, en 2017, on estimait à 53 400 le nombre d’Israéliens âgés de 20 à 64 ans susceptibles d’être considérés comme d’anciens Haredim. Dans tout le pays, on estime à plus de 1,3 million le nombre de Juifs haredim, ce qui représente 14 % de la population totale, peut-on lire dans une étude de l’Institut israélien de la démocratie publiée l’an dernier. Si la tendance se confirme, cette proportion ne devrait faire que croitre à l’avenir compte tenu du taux de natalité élevé de la communauté et les ex-ultra-orthodoxes constitueront de facto une part de plus en plus importante de la société israélienne.
Les chiffres issus du recensement en Israël ne permettent pas de dire qui est un ex-Haredi, aussi l’organisation Out of Change a-t-elle dû analyser diverses sources publiques recueillies par le CBS pour établir son rapport.

La plus importante de ces sources n’est autre que l’enquête sociale du CBS, fondée sur un échantillon représentatif d’Israéliens âgés de 20 à 64 ans questionnés sur plusieurs sujets allant de leur situation familiale à leur éducation et leur carrière en passant par leur niveau de vie, leur santé…
Entre 2007 et 2012, puis de nouveau à partir de 2017, le CBS a demandé aux participants de décrire leur statut religieux et le niveau religieux de leur famille lorsqu’ils avaient 15 ans. Cela a permis aux chercheurs d’identifier les répondants dont le niveau d’observance ne reflétait plus leur éducation ultra-orthodoxe.

Out of Change a par ailleurs extrait les chiffres de l’enquête du CBS sur la population active 2020-2023, qui interroge les répondants masculins sur les établissements d’enseignement fréquentés et leur identité religieuse du moment. Sont considérés comme ex-haredim, pour les besoins de cette étude, ceux qui déclarent avoir fréquenté des yeshivot ultra-orthodoxes mais ne plus s’identifier à cette affiliation (il n’a pas été possible d’identifier de la même manière les ex-haredim de sexe féminin).
Et en avril 2024, Out of Change a interrogé 1 206 ex-Haredim qui se présentent comme tels.
« Le rapport s’est fait avec un très haut niveau d’exigence, en utilisant plusieurs sources fiables que l’on a recoupées », explique Leah Bloy, doctorante à l’Université hébraïque de Jérusalem, qui n’a pas participé à cette enquête. Elle étudie la société haredi à l’École d’administration des affaires de l’université.
« Dans la plupart des cas, les résultats sont cohérents d’une source à l’autre, ce qui est un gage de fiabilité », ajoute-t-elle.
Le style de vie, pas la foi
Les chercheurs ont constaté que les deux tiers des ex-Haredim se disaient toujours religieux (46 %) ou religieux-traditionalistes (20 %), moins d’un sur cinq (18 %) laïcs et les 16 % restants se disant traditionalistes mais moins religieux.
« Sachant que la plupart des gens partent entre 17 et 25 ans, on en comprend que c’est une période de la vie durant laquelle les individus se cherchent, quitte à se rebeller contre le système », explique Anisman. « La foi joue un rôle pour certaines personnes, mais pas pour tout le monde. Nous voyons très clairement que la décision de sortir de l’ultra-orthodoxie est davantage un phénomène sociologique que proprement religieux. »
Les chercheurs en ont également conclu que nombre de ceux qui quittent la société haredi restent en contact avec leur famille, ce qui bat en brèche l’idée que le départ avait pour effet de séparer les familles.

« La réalité est souvent bien différente », poursuit Anisman. « Souvent, les familles restent en contact – et parfois la relation reste forte, voire chaleureuse. »
Selon les chiffres, 49 % des ex-Haredim interrogés qui n’étaient pas mariés étaient très heureux de leur relation avec leur famille et 39 % se disaient moyennement satisfaits.
Ce niveau de satisfaction atteint même 61 % chez les personnes mariées, mais le rapport reconnaît que ce groupe a peut-être répondu en pensant à la famille qu’ils se sont construite et non à leur famille d’origine.
Pour encourageants qu’ils soient, les chiffres restent inférieurs aux 64,5 % d’Israéliens – toutes tendances confondues – qui se disent satisfaits de leurs relations familiales d’après l’enquête du CBS de 2019.
Dans sa propre enquête, Out for Change a constaté que parmi ceux qui avaient quitté leur communauté au cours des deux dernières années, 36 % des répondants évoquaient une bonne voire très bonne relation et 26 %, une relation moyenne. Dix ans après avoir quitté la communauté, les taux passent à 40 % et 28 %. Seules 10 % des personnes interrogées se disent sans aucune relation avec leurs proches.
Moses explique être de temps à autres en contact avec ses parents.

Selon Anisman, cependant, nombre d’ex-Haredim se sont trouvés en difficultés financières au moment de quitter la communauté, à la fois privés du soutien financier de leur famille en cas d’opposition à leur mode de vie, et dépourvus des compétences nécessaires pour entrer sur le marché du travail.
« Les chiffres montrent clairement que sans aide financière, les ex-Haredim présentent le profil de jeunes à risque », souligne Anisman. « Ils s’intègrent souvent au sein de la société dominante sans pour autant en comprendre les règles culturelles ou avoir les compétences nécessaires pour obtenir un emploi stable ou accéder à l’enseignement supérieur. Ils peuvent facilement se retrouver en crise sans avoir les moyens de subvenir à leurs besoins. »
Selon l’enquête, seulement 54 % des ex-Haredim se disent satisfaits de leur situation financière, contre 73 % des Haredim et 65 % des Juifs non Haredim. Le pourcentage des ex-Haredim âgés de 20 à 29 ans capables de subvenir à leurs besoins est par ailleurs inférieur de 12 points à celui de leurs pairs non haredim. Au sein des groupes plus âgés, les taux sont similaires.
Toujours selon l’étude, 58 % des ex-haredim de sexe masculin sont employés dans des professions peu qualifiées, contre 33 % des Haredim et 35 % des non-Haredim.

Les experts attribuent cette disparité au système éducatif haredi, qui fait l’impasse sur l’enseignement de matières de base comme l’anglais ou les mathématiques.
Selon des organisations comme Out for Change, leur action est indispensable pour aider les ex-ultra-orthodoxes à s’intégrer sur le marché du travail. « S’ils sont aidés lors de ces premières années critiques, ils s’intègrent plutôt bien à la société israélienne. Mais sans cela, les écarts ont tendance à persister », poursuit Anisman.
Selon Moses, qui fait du bénévolat pour Hillel, une autre de ces organisations qui vient en aide aux ex-ultra-orthodoxes, l’État devrait également leur venir en aide.
« On devrait au moins faire en sorte de leur apprendre tout ce qu’on ne leur a pas enseigné dans leur enfance », explique-t-il.
Les conséquences du 7 octobre
Le service militaire est également considéré comme un moteur majeur d’intégration sociale. La grande majorité des ultra-orthodoxes ne font pas leur service militaire mais 58 % de ceux qui quittent la communauté s’enrôlent dans l’armée israélienne ou dans la fonction publique, explique le rapport.

Selon les résultats d’une enquête de 2024 conduite par Out for Change, 40 % de ceux qui se sont enrôlés après avoir quitté la communauté choisissent de le faire au sein d’unités Haredim. Anisman y voit un effet de l’âge d’enrôlement : en effet, nombre de ces bataillons Haredim ne sont accessibles qu’aux plus âgés et permettent en outre d’acquérir une profession pendant le service.
Moses explique qu’après avoir quitté la communauté haredi, il a voulu s’enrôler, mais l’armée n’a pas voulu de lui parce qu’il avait cinq enfants.
« Mais au moins, j’ai donné à mes enfants le bon exemple », dit-il en soulignant que ses deux fils, laïcs comme lui, sont officiers dans l’armée.
Selon l’enquête du CBS sur la population active 2023, qui comprend les données des trois derniers mois de l’année, 7,7 % des ex-haredim de sexe masculin disent avoir manqué des jours de travail pour effectuer leur service de réserve, contre 13,4 % des Juifs non haredim et moins de 1 % des hommes haredim.
Toutefois, ces chiffres ont été recueillis avant le pogrom du 7 octobre 2023.
Selon Anisman, il est trop tôt pour savoir si le pogrom commis par le Hamas a eu un impact sur les départs des communautés Haredim.
Les chiffres officiels montrent que la plupart des hommes haredim restent opposés au principe du service militaire obligatoire et les dirigeants ultra-orthodoxes affirment que l’armée est l’un des principaux facteurs de laïcisation des Haredim.

« C’est une anecdote mais j’entend beaucoup de personnes dire qu’elles se cherchent – depuis le 7 octobre, cela a pu se traduire par un appel clair à rejoindre les rangs de l’armée », ajoute-t-elle. « Mais il est trop tôt encore pour avoir des chiffres sur la question. »
Selon Bloy, qui a également fait des recherches sur l’impact de la guerre sur la société haredim, tous les membres de la communauté haredi n’ont pas réagi de la même manière à la guerre.
« Immédiatement après le 7 octobre, le degré d’identification à la société israélienne a considérablement augmenté, mais trois mois environ après le début de la guerre, lorsque le sujet du service des ultra-orthodoxes s’est imposé, les choses ont changé », rappelle-t-elle. « Les Haredim modernes ont continué à se sentir partie intégrante de la société, pas les conservateurs ou alors dans une bien moindre mesure. »
Selon Bloy, le plus intéressant, dans l’étude d’Out of Change, concerne l’évaluation de la solitude et la dépression parmi les ex-Haredim et sa différence par rapport aux chiffres d’une enquête du CBS. Selon les chiffres du CBS, 25 % des ex-Haredim ont souffert de solitude et 29 % de dépression – des niveaux similaires à ceux de la société non haredi. Le sondage d’Out of Change parle respectivement de 75 % et 66 %.

Le rapport reconnaît que cela pourrait être dû à la nature de l’échantillon sans commune mesure avec la moyenne de la population dans son ensemble.
Bloy y voit une autre explication.
« Dans mes propres recherches, j’ai constaté que les Haredim avaient tendance à moins facilement faire part de leurs difficultés au CBS par rapport aux enquêtes que nous menons », conclut-elle. « Cette différence au sein de l’étude d’Out of Change pourrait relever de cette même tendance. »
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