Des passionnées du tricot recréent le pull d’une survivante de la Shoah
Lea Stern, anesthésiste à Washington et tricoteuse aguerrie, a étudié le modèle du vêtement fragile exposé au musée américain de la Shoah
- La docteure Kristine Keren, au centre, avec une réplique de son pull vert de la Shoah fabriquée par la docteure Lea Stern, à gauche). L'époux de Keren, Marion, est à droite (Crédit : Julia Grossman)
- La famille Chiger à Lvov, en Pologne. De gauche à droite : Pawel, Ignacy, Krystyna and Paulina. (Autorisation : Dr. Kristine Keren)
- Le pull vert de Krystyna Chiger (Autorisation : musée américain de commémoration de la Shoah)
- Des modèles du pull tricotés dans différentes nuances de vert (Crédit : Julia Grossman)
Au mois de mai 1943, Krystyna Chiger, âgée de sept ans, a échappé à la Shoah en se réfugiant dans les égouts situés sous le ghetto de Lvov, en Pologne, avec sa mère, son père et son jeune frère. Ayant entendu dire que le ghetto serait rapidement liquidé, Ignacy, le père de Chiger, avait caché sa famille sous un faux mur de fondation et creusé un trou dans le système d’égout à travers lequel parents et enfants s’étaient enfuis en compagnie d’une douzaine d’autres Juifs.
Dans le groupe, nombreux avaient été ceux qui n’avaient pas pu supporter l’exiguïté des canaux, assez grands pour un enfant, et qui avaient fini par ressortir. Ils avaient été alors arrêtés et exécutés sommairement par la Gestapo.
La famille Chiger, pour sa part, aidée par des égoutiers catholiques, Leopold Socha, Stefan Wroblewski et Jerzy Kowalow, est parvenue à survivre pendant 14 mois dans ces conditions intenables, jusqu’à la libération de la ville par l’armée soviétique.
Et tout ce temps-là, Krystyna et les siens ont à peine bougé dans ces conduits obscurs, froids et humides. Il y avait des rats et des vers, et ils devaient s’appuyer contre les murs en pierre pour éviter de tomber dans l’eau qui dévalait sous eux, avec un fort courant. La famille toute entière a souffert des poux. Krystyna et son frère ont eu la rougeole et d’autres maladies. Tous ont réussi à survivre grâce aux maigres rations de pain et de margarine que leur apportait Socha.

Alors qu’elle vivait dans la clandestinité des égouts, Krystyna portait un pull vert qu’elle adorait et qui avait été tricoté pour elle avant la guerre par sa grand-mère, qu’elle chérissait. Avant de s’engouffrer dans le souterrain, la petite fille avait vu, depuis une fenêtre du ghetto, cette dernière partir pour le camp de concentration de Janowska où elle devait mourir.
Le pull de Krystyna est aujourd’hui reconstitué par des centaines de passionnés du tricot du monde entier grâce à Lea Stern, anesthésiste et amatrice de tricot vivant dans la région de Washington.
Après avoir remarqué le pull original lors d’une exposition au musée du mémorial de la Shoah américain, en 2003, consacrée aux enfants qui ont survécu à la Shoah en vivant dans la clandestinité, Stern a voulu concevoir un modèle qui permettrait une reconstitution plus exacte du vêtement.
« Une enfant a porté ce pull dans des conditions de dureté extrêmes. C’est un morceau d’histoire vivante qui doit être raconté. Les expériences vécues par les enfants pendant la Shoah doivent rester vivantes », s’exclame Stern en expliquant sa détermination à créer ce modèle.
Stern a été dans l’obligation de mettre de côté ce projet pendant une décennie lorsque son époux, malade, s’est trouvé en phase terminale. Mais elle n’a jamais oublié le pull et l’histoire de Krystyna.
C’est après une visite à la maison d’Anne Frank, à Amsterdam, qu’elle a décidé que le moment était venu de mettre en œuvre son projet.
« Cela m’a pris plus d’un an pour convaincre le musée de me laisser accéder au pull et pour faire cela », déclare Stern.
Selon Suzy Snyder, conservatrice au musée américain de la Shoah, ce pull vert est devenu un objet populaire. Des spécialistes et des conservateurs de musée en visite demandent souvent à pouvoir le voir. Il est entreposé au centre David et Fela Shapell de l’institution, un centre à la pointe de la technologie.
Mais le vêtement n’a plus été présenté au public depuis l’exposition intitulée « La vie dans l’ombre : Les enfants cachés et la Shoah », en 2003, et une tournée dans le Michigan, à New York et à Chicago, qui a duré deux ans.

« Il est encore en très bon état après tout ce qu’il a traversé. Nous l’avons stabilisé mais nous devons faire très attention parce que c’est un textile, et qu’il est vert. Nous devons être très vigilants s’agissant de son exposition à la lumière », affirme Snyder au Times of Israel.
« Nous sommes réticents à l’idée de le prêter pour des expositions en raison de sa grande fragilité », ajoute-t-elle.
Snyder avait trouvé la requête soumise par Stern, qui désirait accéder au pull, hautement inhabituelle. Stern avait été, en fait, la seconde personne à approcher le musée concernant une reproduction du vêtement, mais elle avait été la seule à tellement insister.
« Pour être honnête, j’ai trouvé cette demande assez bizarre dans un premier temps », note Snyder. « Mais ma sœur, qui tricote beaucoup, a complètement compris l’intérêt porté par Lia et elle m’a encouragée à réagir de manière différente. »
Et Snyder a ensuite compris assez vite les motivations de Stern.
« Nous avons finalement établi des relations formidables. Elle fait ça pour nous et pour elle. C’est devenu une mission à ses yeux », explique-t-elle.

Stern, 66 ans, a finalement obtenu la permission d’examiner et de manipuler précautionneusement le pull au mois d’avril 2014. Familière des modèles et des points de tricot, elle a estimé qu’il serait facile de trouver ce modèle précis publié quelque part. Et à sa grande surprise, la tâche s’est avérée bien plus difficile qu’elle ne l’avait prévu.
« J’ai regardé dans tous les livres consacrés aux modèles et aux points de tricot et je n’ai rien trouvé. J’en ai conclu qu’il devait s’agir d’un modèle qui avait disparu depuis ou qui était communément utilisé à l’époque de la grand-mère de Krystyna, et qu’elle connaissait », indique Stern.
Après avoir épuisé toutes ses recherches historiques, Stern a finalement retracé seule la combinaison relativement droite des points de tricot et de maille.
« Cela m’a pris moins d’une semaine », se réjouit-elle.
Stern a choisi Quince & Co. Finch, un fil dit « à chaussette » 100 % en laine qui offre une excellente définition de maille en plus d’une large palette de couleurs. Dans la mesure où le pull original était dorénavant délavé et terni, il a été difficile de déterminer quelle avait été sa couleur exacte – mais un grand nombre de couleurs issues de la gamme des verts proposée par l’entreprise se sont avérés relativement proches de ce qu’il avait pu être.
L’étape suivante a été de tricoter le pull et de trouver des amis et des proches, amateurs de tricot, qui puissent tester le modèle.

Même si la docteur Kristine Keren (le nom sous lequel est dorénavant connue Krystyna Chiger) avait accordé la propriété du pull au musée de commémoration américain de la Shoah suite à son prêt pour l’exposition de 2003, Stern a eu le sentiment qu’il était juste d’obtenir son approbation pour le projet.
Suite à la guerre, Keren et sa famille ont vécu à Cracovie avant d’immigrer en Israël en 1957. Keren a fait des études de dentisterie à Jérusalem, elle a ouvert un cabinet et épousé un survivant de la Shoah, Marion Kwasniewski. Le couple, qui a eu deux fils, s’est installé aux Etats-Unis en 1968 où Keren, âgée maintenant de 84 ans, a continué sa carrière de dentiste.
Stern s’est rendue à Long Island, à New York, à la maison de retraite où vit dorénavant Keren, pour lui montrer comment elle a recréé le modèle du pull vert. Elle a également amené avec elle plusieurs copies du vêtement, dans des nuances variées de la couleur originale, et a invité Keren, reconnaissante, à en garder un.

Pendant des décennies après la guerre, la mère de Keren avait gardé le pull. Puis elle l’avait donné à sa fille, pour qu’elle en prenne soin. Cela n’a pas été facile pour Keren de donner le seul objet qui lui restait et qui la liait à sa grand-mère, tuée par les nazis.
« Mais j’ai eu le sentiment que s’il restait chez moi, personne ne saurait jamais ce qu’il s’était passé », dit Keren. « Ce pull parle de la guerre. »
Stern a donné un prototype du pull ainsi que les droits du modèle au musée américain de la Shoah. Le vêtement et le modèle sont exposés dans la boutique du musée à côté du livre écrit par Keren, non-traduit en français, The Girl in the Green Sweater: A Life in Holocaust’s Shadow.
Le modèle est présenté à la vente au prix de sept dollars ainsi que sur le site Internet Ravelry, et tous les bénéfices sont versés au musée. Avec mille copies et plus vendues depuis le mois d’octobre 2014, l’intérêt en faveur du projet a encore augmenté d’un cran depuis la publication récente d’un article de Stern sur son initiative dans Piecework Magazine.

Stern, qui a créé un modèle pour une version adulte du pull – ainsi qu’un modèle pour un autre pull datant, lui aussi, de la Shoah – dit être sidérée par l’accueil qui a été réservé à ce qu’elle a réalisé.
« J’ai répondu à des centaines de courriels écrits par des gens du monde entier. J’ai été contactée par des enfants de survivants, des gens inquiets face à la recrudescence de la haine et des divisions au sein de la société, par des enseignants et d’autres encore », explique Stern.
Autant Stern – qui tricote depuis toujours – adore créer des vêtements que les gens porteront, autant elle sait que ce pull vert a une importance particulière qui va bien au-delà de ses attributs naturels – qui sont simplement de tenir chaud ou d’être joli.
« Le pull lui-même n’est pas nécessairement celui que les enfants d’aujourd’hui souhaiteraient porter. Le tricoter et le monter à d’autres, c’est une manière de transmettre l’histoire », dit-elle.
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