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En Syrie, l’horreur des « saloirs » de la prison de Sednaya

Depuis 2011, plus de 100 000 personnes ont péri dans les prisons du régime syrien, notamment sous la torture, rapporte l'Observatoire syrien des droits de l'homme

Mutassem Abd al-Sater, 42 ans, ancien détenu de la prison de Sednaya, dessine un croquis rudimentaire du plan de la prison lors d'un entretien à son domicile à Reyhanli, dans la province de Hatay, dans le sud de la Turquie, près de la frontière avec la Syrie, le 10 août 2022. (Crédit : OMAR HAJ KADOUR / AFP)
Mutassem Abd al-Sater, 42 ans, ancien détenu de la prison de Sednaya, dessine un croquis rudimentaire du plan de la prison lors d'un entretien à son domicile à Reyhanli, dans la province de Hatay, dans le sud de la Turquie, près de la frontière avec la Syrie, le 10 août 2022. (Crédit : OMAR HAJ KADOUR / AFP)

Lorsque son geôlier le pousse dans une pièce obscure de la prison de Sednaya, Abdo est surpris de découvrir qu’il a du sel jusqu’aux chevilles. En ce jour d’hiver en 2017, le jeune homme a déjà passé deux ans dans la prison la plus notoire de Syrie.

Les maigres rations de l’établissement étant cuisinées sans sel, c’est avec délectation que Abdo porte à sa bouche une poignée de cristaux blancs. Quelques instants plus tard vient la deuxième surprise, moins agréable : en explorant prudemment la pièce, pieds nus dans la pénombre, il trébuche sur un cadavre.

Le corps est émacié et à moitié enterré dans le sel. Bientôt, il découvre deux autres cadavres. Abdo se trouve dans ce que les détenus appellent un « saloir », une morgue rudimentaire servant à conserver les cadavres en l’absence de chambres froides.

Déjà connue dans l’Egypte antique, cette technique a été adoptée pour répondre au rythme des tueries perpétrées dans les prisons du régime de Bachar al-Assad.

Ces « chambres de sel » seront décrites pour la première fois dans un rapport publié prochainement par l’Association des détenus et des disparus de la prison de Sednaya (ADMSP).

Lors de recherches approfondies et d’entretiens avec d’anciens détenus, l’AFP a découvert qu’au moins deux chambres de sel avaient été créées à Sednaya.

Depuis 2011, plus de 100 000 personnes ont péri dans les prisons du régime syrien, notamment sous la torture, rapporte l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH).

Aujourd’hui âgé de 30 ans, Abdo, qui a survécu à l’enfer de Sednaya, a choisi un nom d’emprunt par crainte de représailles. Originaire de Homs, il vit désormais dans l’est du Liban où il loue un appartement.

Abdo se souvient très bien du jour où il a été jeté dans le saloir qui faisait parfois office de cellule, en attendant de comparaître devant un tribunal militaire.

Diab Serriya, partenaire fondateur de l’Association des détenus et des disparus de la prison de Sednaya (ADMSP), regarde un écran d’ordinateur affichant une page sur la prison hébergée par le site Internet d’Amnesty International lors d’un entretien dans son bureau à Gaziantep, dans le sud-est de la Turquie, le 11 août 2022. (Crédit : OMAR HAJ KADOUR / AFP)

« Ma première pensée a été : que Dieu les maudisse! Ils ont tout ce sel mais n’en mettent pas dans notre nourriture! », raconte-t-il. « Puis, j’ai marché sur quelque chose de froid. C’était la jambe de quelqu’un. »

« Mon cœur est mort »

« Je pensais que j’allais être exécuté », poursuit Abdo, qui s’était recroquevillé dans un coin de la chambre de sel pendant qu’il pleurait et récitait des versets du Coran.

Un garde est finalement venu le chercher pour l’amener à l’audience. En sortant de la pièce, il a aperçu une pile de sacs mortuaires près de la porte.

Abdo, qui a eu la chance de survivre aux horreurs de Sednaya, décrit une pièce d’environ huit mètres sur six avec des toilettes rudimentaires dans un coin, au premier étage de la prison.

Le jeune homme avait été placé en détention pour terrorisme, une accusation fourre-tout utilisée par le régime pour emprisonner des dizaines de milliers d’hommes. Il a été relâché en 2020, mais son incarcération l’a traumatisé à vie.

« C’est la chose la plus dure que j’ai vécue », avoue Abdo. « Mon cœur est mort à Sednaya. Si quelqu’un m’annonçait la mort de mon frère aujourd’hui, je ne ressentirais rien ».

Environ 30 000 personnes auraient été détenues dans la seule prison de Sednaya depuis le début du conflit syrien en 2011. Seules 6.000 d’entre elles ont été relâchées.

La plupart des autres détenus sont officiellement considérés comme disparus, leurs certificats de décès parvenant rarement à leurs familles, à moins que leurs proches ne versent des pots-de-vin exorbitants, dans le cadre d’un racket généralisé.

L’AFP a interrogé un autre ancien détenu, Moatassem Abdel Sater, qui a vécu une expérience similaire en 2014, dans une autre cellule du premier étage de la prison, d’environ quatre mètres sur cinq, sans toilettes.

L’homme de 42 ans, qui est installé à Reyhanli en Turquie, raconte s’être retrouvé debout sur une épaisse couche du type de sel utilisé pour saler les routes en hiver.

« J’ai regardé à ma droite et j’ai vu quatre ou cinq corps. Ils me ressemblaient un peu », se souvient Moatassem Abdel Sater, décrivant comment leurs membres squelettiques et leur peau atteinte de la gale lui rappelaient son propre corps émacié: « On aurait dit qu’ils étaient momifiés. »

Moatassem Abdel Sater avoue ne pas savoir pourquoi il a été emmené à la morgue de fortune, le jour de sa libération, le 27 mai 2014. « C’était peut-être juste pour nous effrayer », lâche-t-il.

Trou noir

D’après l’ADMSP, la première chambre de sel à Sednaya remonte à 2013, une des années les plus sanglantes du conflit syrien.

« Nous avons découvert qu’il y avait au moins deux chambres de sel utilisées pour préserver les cadavres de ceux qui sont morts sous la torture, de maladie ou de faim », a déclaré le cofondateur de l’association, Diab Serriya, lors d’une interview dans la ville turque de Gaziantep.

On ignore si les deux chambres ont existé en même temps et si elles sont encore opérationnelles.

Lorsqu’un prisonnier mourait, son corps était généralement laissé à l’intérieur de la cellule, pendant deux à cinq jours, avant d’être emmené dans une chambre de sel, confie M. Serriya.

Les cadavres étaient ensuite gardés dans le saloir jusqu’à ce qu’il y en ait assez pour remplir un camion. L’hôpital militaire délivrait ensuite des certificats de décès, indiquant souvent qu’une « crise cardiaque » avait causé la mort, avant les enterrements de masse.

Les chambres de sel sont destinées à « préserver les corps, contenir la puanteur… et protéger les gardiens et le personnel pénitentiaire des bactéries et des infections », explique M. Serriya.

Joy Balta, professeur d’anatomie basé aux Etats-Unis, qui a publié de nombreux articles sur les techniques de préservation du corps humain, explique comment le sel, simple et bon marché, peut être utilisé comme alternative aux chambres froides.

« Le sel a la capacité de dessécher n’importe quel tissu vivant en réduisant sa teneur en eau (…) et peut donc être utilisé pour ralentir considérablement le processus de décomposition », explique-t-il à l’AFP.

Un corps peut être préservé dans le sel plus longtemps que dans une chambre froide, « bien que cette technique modifie l’anatomie de surface », poursuit M. Balta.

Dans l’Egypte antique, une solution saline appelée natron était utilisée pour momifier les corps des défunts.

Les tonnes de sel utilisées à Sednaya proviendraient de Sabkhat al-Jabul, le plus grand banc de terre salée de Syrie, dans la province d’Alep.

Le rapport de l’ADMSP est l’étude la plus approfondie à ce jour sur la structure de la prison de Sednaya, fournissant des schémas détaillés de l’installation et de la répartition des tâches entre les différentes unités de l’armée et les gardiens.

« Le régime veut que Sednaya soit un trou noir. Personne n’est autorisé à en savoir quoi que ce soit », avance M. Serriya : « Notre rapport les empêche d’arriver à ce but. »

Ironie écœurante

L’intensité des combats en Syrie a diminué ces trois dernières années, mais Bachar al-Assad et la prison de Sednaya, devenue un symbole du régime sanglant, sont toujours en place.

De nouvelles facettes de l’horreur de la guerre continuent d’être découvertes à mesure que les survivants à l’étranger partagent leur vécu et que les enquêtes sur les crimes du régime menées par des tribunaux étrangers alimentent une volonté de responsabilisation.

« Si une transition politique se produit un jour en Syrie, nous voulons que Sednaya soit transformée en musée, comme Auschwitz », dit M. Serriya.

Les prisonniers se souviennent qu’en dehors de la torture et de la maladie, la faim était leur plus grand tourment.

Moatassem Abdel Sater dit être passé de 98 kg, lorsqu’il a été incarcéré en 2011, à 42 kg à sa sortie de prison.

Les anciens détenus considèrent également comme une ironie écœurante le fait que le sel dont ils avaient tant besoin faisait partie de la machine à tuer qui les décimait.

Le blé, le riz et les pommes de terre dont ils étaient parfois nourris étaient toujours cuits sans sel ni chlorure de sodium, dont la privation peut avoir de graves conséquences pour le corps humain.

De faibles niveaux de sodium dans le sang peuvent provoquer des nausées, des étourdissements et des crampes et, à terme, le coma et la mort.

Les détenus avaient l’habitude de tremper des noyaux d’olives dans leur eau pour la saler, et passaient des heures à tamiser de la lessive en poudre pour en retirer de minuscules cristaux qu’ils considéraient comme un mets délicat.

Aujourd’hui installé à Gaziantep, l’ancien détenu Qais Mourad raconte comment, un jour d’été en 2013, il a été sorti de sa cellule pour voir ses parents, sauf qu’il a été enfermé dans une autre pièce pendant un moment.

A l’intérieur, il a marché sur quelque chose qui ressemblait à du sable. Agenouillé, la tête inclinée contre le mur, il a aperçu des gardes jeter une dizaine de corps derrière lui.

Plus tard ce jour-là, lorsqu’un codétenu est revenu dans la cellule, les chaussettes et les poches remplies de sel, Qais Mourad a compris.

« Après, nous nous sommes toujours arrangés pour porter chaussettes et pantalons avec des poches lorsque nous avions des visites, au cas où nous trouverions du sel », raconte Qais Mourad à l’AFP.

Cet ancien prisonnier se souvient de la façon dont ses codétenus impatients avaient mangé ce jour-là des pommes de terre bouillies avec leur première pincée de sel depuis des années, sans se soucier de sa provenance.

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