Jérusalem: Les Arméniens gardent l’espoir d’une reconnaissance du génocide par Israël
L'État juif a donné la priorité à ses liens avec la Turquie et l'Azerbaïdjan au détriment du massacre commis par les Ottomans lors de la Première Guerre mondiale, disent les critiques
Alors que les avions de chasse des forces aériennes traversent le ciel de Jérusalem en préparation de Yom HaAtsmaout, journée du 75e anniversaire de l’Indépendance d’Israël, une procession solennelle sort, lundi, de la cathédrale saint-Jacques, située dans le quartier arménien.
Suivant des prêtres à capuche noire et des séminaristes en robes rouges et blanches resplendissantes, les fidèles quittent la Vieille Ville pour se rendre vers le cimetière arménien, qui se trouve sur le mont Sion. Le cimetière, où seuls des religieux reposaient initialement, a été ouvert ultérieurement aux profanes arméniens qui avaient fui à Jérusalem il y a déjà plus d’un siècle pour échapper aux forces ottomanes qui avaient décimé la minorité arménienne de l’empire, exécutant ses membres, les expulsant, violant les femmes.
Comme c’est le cas chaque année à l’occasion de la Journée de commémoration du génocide arménien, les événements organisés sont sobres et ils invitent au recueillement.
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Il y a aussi quelque chose tenant de la défiance qui plane dans l’atmosphère. Alors que seulement 34 pays dans le monde ont reconnu que les massacres et les déportations avaient constitué un génocide, les Arméniens continuent à crier : « Nous nous souvenons et nous revendiquons » le statut de victimes de génocide.
Les Arméniens de Jérusalem – un grand nombre, parmi eux, sont fiers de leur citoyenneté israélienne – éprouvent des sentiments complexes à l’idée de vivre dans un État né des cendres de la Shoah mais qui refuse pourtant de reconnaître le génocide auquel Adolf Hitler lui-même avait fait référence en tant que précédent à la Shoah, disant aux officiers de la Wehrmacht, en 1939 : « Qui, après tout, se soucie encore aujourd’hui de l’annihilation des Arméniens ? »
Ce n’est pas de la colère qu’expriment aujourd’hui les Arméniens à l’égard des politiques gouvernementales. Ils parlent plutôt de déception, de honte à l’idée que leur pays et que le peuple juif puisse à ce point mettre de côté sa propre histoire et sa propre morale afin – selon leur version de l’Histoire – de satisfaire les demandes de la Turquie et de l’Azerbaïdjan.
« Bien sûr que c’est une déception », s’exclame Kevork Nalbandian, avocat et activiste, installé à son bureau situé dans le quartier arménien. « Nous avons essayé d’aller à la Knesset et de faire adopter l’idée d’un vote, et nous avons parlé aux politiciens et aux chefs de parti. Des tentatives qui sont toutes restées vaines », déplore-t-il.
« Nous ne sommes pas des historiens »
Cela fait longtemps que les Arméniens tentent de faire reconnaître à l’international comme un génocide les meurtres commis entre 1915 et 1917 par l’empire Ottoman – des meurtres qui auraient fait 1,5 million de victimes. La Turquie – l’État qui a succédé à l’empire ottoman – rejette la possibilité que ces massacres, ces emprisonnements et ces déportations forcées puissent s’apparenter à un génocide.
Le 20 avril 1965, l’Uruguay était devenu le tout premier pays à reconnaître le génocide arménien.
Mais la grande majorité des nations du monde refuse formellement de faire référence aux événements survenus entre 1915 et 1923 – une période où les forces ottomanes avaient tué les citoyens arméniens dans un cadre de nettoyage ethnique systématique et planifié – comme un génocide, inquiets pour leurs liens avec la Turquie, qui représente la plus importante armée européenne au sein de l’OTAN et qui est une puissance musulmane relativement pro-occidentale en mer Méditerranée et au Moyen-Orient. Un allié à ne pas négliger donc.
L’État d’Israël, qui considère Ankara comme un partenaire commercial déterminant et parfois comme un partenaire en matière de sécurité, n’a pas dérogé à cette ligne majoritaire.
Certains affirment que la nature unique de la Shoah empêche Israël de reconnaître le génocide arménien par crainte de voir le massacre industriel d’un tiers de la population juive du monde entier finalement réduite à une simple mention figurant dans une liste de génocides commis à travers l’Histoire.
Pourtant, d’autres, beaucoup plus nombreux, évoquent la relation vitale avec Ankara, qui est une puissance régionale. Les partisans de ce positionnement déclarent que le cri qui s’est élevé dans l’après-guerre et après les camps de la mort, « Plus Jamais ça », est un impératif moral qui signifie que les Juifs et leur État devront faire une priorité de garantir qu’ils ne seront plus jamais soumis à de telles atrocités, même si cela implique de faire des alliances avec des partenaires douteux au nom de la realpolitik.
En même temps, il ne manque pas d’Israéliens qui estiment que ce qu’ont vécu les Juifs pendant la Shoah oblige dorénavant le pays à prendre la tête d’un mouvement mondial capable de reconnaître les souffrances similaires vécues par d’autres populations, d’autres minorités – ce qui revient, dans les faits, à comprendre le slogan « Plus Jamais ça » dans l’autre sens.
Un grand nombre de groupes juifs majeurs, et notamment l’ADL (Anti-Defamation League) et l’URJ (Union for Reform Judaism), reconnaissent le génocide arménien.
Mais les leaders israéliens restent déterminés dans leur positionnement.
En 2001, quand les relations avec la Turquie étaient à leur apogée, le ministre des Affaires étrangères, Shimon Peres, avait rejeté tout de go « les accusations arméniennes », condamnant une initiative visant, selon lui, à établir un parallèle avec la Shoah.
« Il n’y a eu aucune similarité avec la Shoah. Ce que les Arméniens ont traversé, c’était une tragédie mais ce n’était pas un génocide », avait-il estimé.
Certains politiciens de premier plan ont malgré tout essayé de faire bouger les choses.
En l’an 2000, le ministre de l’Éducation de l’époque, Yossi Sarid, qui appartenait au parti du Meretz de gauche, avait annoncé son intention d’introduire le génocide arménien dans les programmes d’Histoire. « Le génocide est un crime contre l’Humanité et il n’y a rien de plus horrible, de plus odieux qu’un génocide. L’un des objectifs de notre enseignement – notre objectif principal – est de sensibiliser aux horreurs susceptibles d’être infligées à des innocents sur la base unique de la nationalité », avait-il dit lors du 85e anniversaire des massacres. « Nous, en tant que Juifs, en tant que victimes principales de la haine meurtrière, avons doublement l’obligation de nous montrer sensibles aux épreuves traversées par d’autres, de nous identifier aux autres victimes ».
Plus d’une décennie plus tard, en juin 2011, cela avait été le député Arye Eldad du parti de l’Union nationale d’extrême-droite qui avait présenté un projet de loi visant à déclarer la date du 24 avril Journée de commémoration du génocide arménien. Quelques semaines auparavant, la Knesset avait, pour la première fois, évoqué la possibilité de reconnaître le génocide. Si la majorité des députés avait semblé apporter son soutien à cette initiative, le sujet n’avait jamais fait l’objet d’un vote.
Même le président israélien précédent, Reuven Rivlin, avait pris avec ardeur la défense de la reconnaissance du génocide arménien. « Il est impensable que la Knesset puisse ainsi ignorer cette tragédie », avait expliqué Rivlin quand il était président du parlement sous l’étiquette du Likud avant de devenir chef de l’État. « Nous demandons aux autres de ne pas nier la Shoah et nous ne pouvons pas nous permettre d’ignorer la tragédie vécue par une autre nation ».
Mais ses priorités avaient changé de manière spectaculaire quand il avait été élu à la présidence. Pendant un discours prononcé devant les Nations unies en 2015, Rivlin avait évoqué très longuement les atrocités subies par les Arméniens, un siècle auparavant. Mais il avait fait preuve d’une grande prudence s’agissant d’une éventuelle reconnaissance. S’exprimant en hébreu à la tribune de l’ONU, Rivlin avait fait référence au retzah bnei ha’am ha’armeni, qui signifie « le meurtre des membres de la nation arménienne », ce qui s’approche du terme utilisé en hébreu pour désigner un génocide, retzah am, tout en échouant à utiliser le terme lui-même.
Il avait aussi décidé, en tant que président, de ne pas continuer à signer une pétition annuelle demandant à Israël de reconnaître le génocide.
Le ministère des Affaires étrangères, qui n’a pas été invité aux événements de commémoration qui ont été organisés lundi dans la Vieille Ville, réaffirme de son côté le positionnement israélien.
« Le positionnement éthique d’Israël, qui s’identifie à la souffrance du peuple arménien, a été présenté à un certain nombre de reprises dans le passé et à des occasions multiples », a commenté un porte-parole sollicité lundi par le Times of Israel.
Ni le ministère des Affaires étrangères, ni le bureau du Premier ministre n’ont émis un communiqué pour marquer cette journée.
« D’un côté, l’État appelle la minorité à faire partie intégrante de lui-même », déplore Nalbandian, « Et de l’autre, il ne veut pas reconnaître notre souffrance. Ce n’est pas une souffrance qui s’exprime au détriment du pays. Ce n’est pas une souffrance qui menace le pays. C’est une souffrance qui est légitime et nous nous souvenons de ce qu’avait dit Shimon Peres, sa mémoire soit bénie : ‘Nous ne sommes pas des historiens’. »
« S’agissant de la Shoah, tous les politiciens sont des historiens et ils s’attendent à ce que le monde entier soit brusquement spécialiste de l’Histoire. Mais s’il s’agit du génocide arménien, la nation d’Israël parmi toutes les nations affirme ne pas être historienne ».
Un sentiment de honte
L’artiste Garo Sandrouni, fils d’un survivant du génocide qui avait fui en 1917 pour trouver refuge à Jaffa, met en cause l’État, épargnant ses voisins juifs : « Les Juifs le reconnaissent, l’État non. C’est une question politique et la politique est quelque chose de très sale ».
Assis dans son studio du quartier arménien, sa voix tremble de nervosité quand il évoque la Turquie et l’Azerbaïdjan, sa proche alliée.
« Un jour viendra où Israël reconnaîtra ce qu’est la réalité », prédit-il. « Le jour viendra où Israël saura très exactement ce qu’est l’Azerbaïdjan, où Israël saura très exactement ce qu’est la Turquie. Ces deux pays ne seront jamais des soutiens d’Israël. Ils ne seront jamais des amis du peuple juif ».
Les Arméniens locaux affirment ressentir un sentiment de trahison à cause de l’Azerbaïdjan.
Le pays à majorité chiite exporte une grande partie du pétrole israélien et il aurait, semble-t-il, offert une base à l’État juif si ce dernier devait mener des opérations de surveillance et autres raids sur l’Iran, nation avec laquelle il partage des frontières.
Israël, de son côté, est l’un des principaux fournisseurs d’armes de l’Azerbaïdjan – cette dernière a utilisé ces armements dans le conflit qui l’a opposé à l’Arménie, en 2020, dans la région du Nagorno-Karabakh. C’est l’Azerbaïdjan qui avait remporté la victoire de cette guerre qui avait duré six semaines et qui avait entraîné la mort de plus de 6 000 soldats, reprenant ainsi le contrôle de territoires disputés. Selon l’Institut de recherche international sur la paix de Stockholm, Israël a assuré 69 % des importations en armes de Bakou entre 2016 et 2020.
« Pendant la guerre du Karabakh avec l’Azerbaïdjan, tous les drones et leurs techniciens étaient Israéliens et ils visaient et tuaient des soldats arméniens », assure Vic Lepejian, artiste né à Amman dont les parents avaient fui l’Arménie et qui attend depuis plus d’un an que sa demande de citoyenneté israélienne soit approuvée. « Alors quels sentiments voulez-vous que les Arméniens éprouvent à l’égard d’Israël ? »
Lepejian a été envoyé par Israël pour représenter sa culture et son art à des conférences touristiques organisées dans toute l’Europe.
« C’est très drôle qu’en Arménie, il y ait une statue pour la Shoah », a-t-il souligné. « Ce qui est drôle c’est que jusqu’à aujourd’hui, jamais Israël n’a reconnu le génocide arménien ».
Hagop Jornazian, un jeune activiste qui s’est porté volontaire pour le service national en Israël avec fierté, reconnaît que le soutien apporté à l’Azerbaïdjan par Israël est hypocrite.
« Israël lutte quotidiennement contre le terrorisme – c’est le cas à Jérusalem en ce moment et pendant toute l’année », dit-il au Times of Israel alors qu’il se tient devant le portail du monastère arménien. « Mais on vend des armes à un pays qui, en fin de compte, vend des produits bleus et blancs aux terroristes ».
Et il considère l’approche de l’État juif face au génocide arménien de manière similaire.
« Je me sens très mal, triste et en colère aussi », ajoute-t-il. « Tout en même temps. Parce que j’ai servi Israël pendant deux ans. J’ai donné deux années de ma vie et c’était mon devoir de le faire parce que je suis citoyen et que j’ai cette envie de donner. Parce que je fais partie de la société israélienne. Et parce que nous avons un passé qui n’est peut-être pas exactement le même, mais qui est du même genre. Nous avons traversé des tragédies ».
Ayant fait sa scolarité en Israël, Jornazian a expliqué à ses camarades juifs l’histoire du génocide le 24 avril, chaque année, à partir du CE1.
« Mes amis m’ont toujours dit qu’ils étaient solidaires avec nous », ajoute-t-il, « mais ils n’agissent pas, ils ne réclament pas l’adoption d’une politique, ils ne demandent rien à leurs politiciens ».
L’arrière-grand-mère de Jornazian avait été la seule survivante d’une fratrie de neuf enfants.
« C’est comme avec les survivants de la Shoah », s’exclame-t-il. « Dans leur majorité, ils ne racontent pas ce qu’ils ont vécu ou ce qu’ils ont dû traverser parce que c’est dur de se rappeler de ce passé, de cette tragédie qu’ils ont vécue au plus profond de leur chair ».
Mes amis m’ont toujours dit qu’ils étaient solidaires avec nous mais ils n’agissent pas, ils ne réclament pas l’adoption d’une politique, ils ne demandent rien à leurs politiciens
Il dit avoir été inspiré par les traditions de Yom HaShoah en Israël, avec des survivants qui viennent faire le récit intime de leurs expériences dans les salons des foyers. « Ils transmettent l’histoire. C’est ce que nous voulons faire, nous voulons faire la même chose. C’est ce que je continue à faire pour ma part tous les jours, à chaque fois que j’en ai l’opportunité ».
Narine Bush, une résidente de la Vieille Ville qui a représenté l’État juif en athlétisme de haut-niveau, dit être fière de vivre en Israël tout en ajoutant que l’État ne parvient pas à se mettre à la hauteur des idéaux qui sont les siens.
« Je veux vivre dans un État avec des valeurs juives », déclare Bush. « Je les apprécie en tant que chrétienne orthodoxe. Je suis, pour ma part, très fière d’être née et d’avoir grandi ici, en particulier dans cette ville même que Dieu a destiné aux Juifs ».
Le positionnement d’Israël sur le génocide est une souillure pour le pays, affirme-t-elle.
We Remember and Demand!
Posted by Armenian Apostolic Patriarchate of Jerusalem on Sunday, April 23, 2023
« Je ressens une honte personnelle pour les Juifs parce que je me considère comme une sœur abrahamique du peuple juif », note-t-elle. « Alors c’est vrai, je ressens de la honte et de l’embarras à ce sujet. Et je ressens aussi de la honte en tant que personne payant mes impôts, avec ce sentiment que je paie des impôts à quelqu’un qui siège à la Knesset et qui nie les horreurs traversées par mon arrière-grand-père ».
Nalbandian, né à Haïfa, dont les grands-parents avaient fui l’Arménie en 1915 pour venir s’installer dans le secteur, insiste aussi sur le fait que l’État juif n’est pas à la hauteur de son rôle divin.
« Qu’a dit le rabbin Lau il y a quelques années ? ‘Nous sommes appelés à être une lumière pour les nations mais nous parvenons à peine à être une lumière pour nous-mêmes’, » se souvient-il. « Le peuple d’Israël a été appelé à être une lumière parmi les nations. Il a reçu la Torah, il a reçu les Dix commandements ».
« Une nation seulement a reçu cet appel et elle doit se montrer à la hauteur et faire preuve de vigilance », déclare-t-il.
George Sandrouni, artiste au tempérament tout aussi sociable que celui de son cousin Garo, ne ressent aucune colère à l’égard des Juifs ou d’Israël.
« Le peuple juif est la seule nation au monde qui comprend ce qu’est un génocide », confie-t-il au Times of Israel. « Dans le cœur de chaque Juif, je vous le promets, il y a de la solidarité à notre endroit ».
Le positionnement d’Israël le fait souffrir, dit-il, précisant qu’il s’agit d’une souffrance qui naît de son identification profonde avec l’État juif et des attentes qu’il nourrit et qu’il espère de ce dernier.
« Je ne suis pas blessé par le fait que le pays ne veuille pas reconnaître le génocide », indique-t-il. « Ce qui me blesse, c’est que le pays soit si faible. Cela me blesse que mon pays soit si faible qu’il ne peut pas dire non ».
Raphael Ahren a contribué à la rédaction de cet article.
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