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Juifs spoliés sous Vichy : une loi de 1945 au crible de la Cour de cassation

Le texte stipule que "l'acquéreur ou les acquéreurs successifs sont considérés comme possesseurs de mauvaise foi au regard du propriétaire dépossédé", sans limite dans le temps

"La Cueillette des pois", par Camille Pissaro. (Crédit : Domaine public via Wikimedia Commons)
"La Cueillette des pois", par Camille Pissaro. (Crédit : Domaine public via Wikimedia Commons)

L’an dernier, la justice française avait sommé deux Américains de rendre aux héritiers d’un collectionneur juif spolié sous l’Occupation une gouache de Pissarro qu’ils avaient dit avoir acheté légalement aux enchères. Saisie par ce couple, la Cour de cassation s’est penchée mardi sur un texte vieux de 74 ans, au coeur du litige.

Voilà plus de deux ans que deux familles se disputent « La Cueillette », une toile peinte en 1887 par l’impressionniste Camille Pissarro.

D’un côté, les descendants de Simon Bauer, un industriel amateur d’art né en 1862, spolié de ses œuvres sous l’Occupation. De l’autre, les époux Toll, grands collectionneurs américains, qui avaient acquis « La Cueillette » pour 800 000 dollars chez Christie’s à New York, en 1995.

La famille Bauer avait perdu la trace de « La Cueillette » jusqu’à ce qu’elle la retrouve exposée au musée parisien Marmottan-Monet début 2017, prêtée par les époux Toll dans le cadre d’une rétrospective consacrée à Pissarro.

Fin 2017, puis en appel en octobre 2018, la justice française a ordonné aux Américains de restituer la gouache à la famille Bauer, en s’appuyant sur un texte d’exception : l’ordonnance du 21 avril 1945 portant « sur la nullité des actes de spoliation accomplis par l’ennemi ou sous son contrôle », destinée à permettre aux victimes de récupérer leurs biens.

Les époux Toll se sont pourvus en cassation et ont déposé à l’appui de ce pourvoi une Question prioritaire de constitutionnalité (QPC) visant cette ordonnance, recours examiné mardi matin sous les ors de la Cour de cassation.

Les Américains souhaitent que le Conseil constitutionnel soit saisi de deux articles de l’ordonnance, qu’ils jugent contraires à leur droit de propriété et aux droits de la défense.

Le texte de 1945 stipule notamment que « l’acquéreur ou les acquéreurs successifs sont considérés comme possesseurs de mauvaise foi au regard du propriétaire dépossédé », sans limite dans le temps, et prévoit la restitution du bien à la personne spoliée.

Les collectionneurs américains n’ont eu de cesse, au contraire, de mettre en avant leur « bonne foi » et de soutenir qu’ils ne pouvaient deviner, en achetant la toile aux enchères cinquante ans après la fin de la guerre, qu’elle cachait une si sombre histoire.

« Victime de guerre »

« Les dispositions d’un texte d’exception tendant à suspendre le droit commun ne sauraient être éternelles », a plaidé leur avocat, Didier Bouthors. « L’ordonnance de 1945 peut-elle s’imposer au monde entier ? Car nous avons des ventes ici et là, notamment aux Etats-Unis », a-t-il souligné.

Mais pour l’avocate de la famille Bauer comme pour l’avocat général, les époux Toll ne sont pas légalement propriétaires de « La Cueillette », quand bien même ils l’ont achetée « de bonne foi » chez Christie’s.

La Maison d’enchères Christie’s à Londres. (Crédit : Wkimiedia Commons)

« A partir du moment où le propriétaire spolié ou ses ayants-droit ont fait constater la nullité de la spoliation, celle-ci se répercute en cascade », a insisté l’avocat général.

Le magistrat, dont le rôle est de défendre la loi, s’est prononcé contre une saisine du Conseil constitutionnel. La Cour de cassation tranchera dès mercredi.

Si l’on peut « critiquer le mécanisme à effet radical, implacable pour ces acquéreurs », de l’ordonnance de 1945, il faut la replacer dans son contexte pour saisir la « légitimité historique » de ce texte qui reconnaît le propriétaire spolié comme une « victime de guerre », a insisté l’avocat général.

L’ordonnance ne prive pas les Américains de voies de recours, ceux-ci pouvant toujours se retourner contre le vendeur, a-t-il ajouté, sceptique à l’idée « que Christie’s ignorait tout ».

Carole Thomas-Raquin, avocate des descendants de Simon Bauer, a insisté sur les « valeurs fondamentales » de la « déclaration de Londres » des Alliés le 5 janvier 1943, dans la lignée de laquelle s’inscrit l’ordonnance et qui visait « à réduire à néant la politique de pillage culturel délibérément organisée par le régime nazi ».

« La Cueillette » ? « Ce n’est pas sa valeur, c’est le symbole, pour moi. Elle représente une grande tranche de ma vie », a déclaré devant quelques journalistes Jean-Jacques Bauer, dernier petit-fils encore en vie de Simon Bauer.

En attendant l’issue définitive du litige, le tableau reste sous séquestre.

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