Israël en guerre - Jour 424

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Interview

L’espion du Shin Bet, mon mari qui ne m’aimait pas

Malgré 15 ans de mensonges, sévices et pauvreté, Riki Eyal blâme non pas son ex-mari, mais le service de sécurité qui l'a recruté pour espionner les résidents de son implantation

Jacob Magid est le correspondant du Times of Israël aux États-Unis, basé à New York.

Riki Eyal (Johanna Chisholm / The Times of Israel)
Riki Eyal (Johanna Chisholm / The Times of Israel)

À l’automne 1986, Riki Eyal et son futur mari passaient un tête-à-tête sur la plage de Tel Aviv lorsque celui-ci lui a posé une question étrange.

« Si tu savais que quelqu’un était un informateur du Shin Bet, tu l’épouserais ? » demanda Amit Amit (ce n’est pas son vrai nom). Il se référait spécifiquement aux personnes recrutées par la division dite juive du service de sécurité pour recueillir des renseignements sur les ultra-nationalistes israéliens.

« Bien sûr que non, répondit Eyal en toute honnêteté, se demandant si son fiancé testait sa loyauté envers la cause des militants d’extrême droite, dont beaucoup étaient ciblés par le Shin Bet dans leur implantation à Kiryat Arba.

La conversation a rapidement changé de sujet. Il faudra de nombreuses années avant qu’elle ne réfléchisse à nouveau à la question.

« Malheureusement, ma réponse n’avait servi à rien », a déclaré Eyal, 52 ans, dans une récente interview accordée au Times of Israel depuis sa maison d’Arad, dans le sud du pays. « Le Shin Bet l’avait déjà recruté, et il travaillait comme informateur ».

Riki Eyal se tient devant la porte de sa maison à Arad, en janvier 2019. (Johanna Chisholm/Times of Israel)

Quatre ans plus tard, Amit, dont le vrai nom est interdit de publication, a révélé à sa femme qu’il faisait partie du Shin Bet et a promis de quitter l’agence. En réalité, cependant, il n’est pas parti et a continué à recevoir des paiements secrets pour son travail du Shin Bet – des fonds qu’il n’a jamais partagés avec sa famille.

En 2001, Eyal s’est séparé d’Amit, et ils ont divorcé par la suite. Mais au cours des quelque 15 années qu’ils ont passées ensemble, elle a subi des mauvais traitements sous diverses formes et a élevé sept enfants dans la pauvreté la plus totale, a-t-elle raconté.

Son histoire est une étonnante saga de souffrance et de subterfuge, ce dernier étant quelque chose que le Shin Bet justifierait sans doute comme essentiel aux raisons d’État dans sa lutte contre le terrorisme juif. Mais pour Eyal, ce « plus grand bien » s’est traduit par le fléau de sa vie et de celle de sa famille.

L’agence de renseignement a-t-elle spécifiquement ordonné aux informateurs de se marier avec des habitants de communautés telles que Kiryat Arba afin de recueillir des renseignements ? Le Shin Bet dit que non. Mais le service de sécurité était-il conscient de la destruction des familles causée par la tromperie d’agents comme Amit ? Eyal affirme que la réponse est un oui sans équivoque.

Eyal a raconté son histoire pour la première fois en 2004, mais ce n’est que maintenant qu’elle commence à prendre de l’importance grâce à un documentaire présenté le mois dernier par le radiodiffuseur public Kan. Après avoir interviewé Eyal, le Times of Israel a contacté Amit pour tenter d’entendre sa version. Bien qu’il ne nie pas avoir travaillé comme informateur, il a raccroché le téléphone avant que d’autres questions ne puissent lui être posées.

Eyal, qui conduit maintenant un taxi pour essayer de rembourser les dettes laissées par Amit, n’avait pas grand-chose à dire sur la « misère » de son mariage, mais elle a quand même dit très clairement que ses reproches allaient bien au-delà de son ex-mari – jusqu’au sommet du service de sécurité qui l’avait recruté pendant son service militaire.

« Le sous-fifre ne m’intéresse pas. Je veux le commandant », dit-elle fermement. « Mon ex-mari n’était qu’un pion dans tout ça. Ils ont tout dirigé et étaient pleinement conscients de notre situation à la maison ».

Selon Eyal, l’agence a ciblé Kiryat Arba, une implantation à l’idéologie bien ancrée près de Hébron, et savait à tout le moins que ses informateurs épouseraient des résidentes sans révéler à leurs épouses qu’ils travaillent pour le Shin Bet. Lorsqu’elle a essayé de divorcer d’Amit après avoir découvert la vérité au sujet de son travail secret, le Shin Bet a mis le couple en consultation matrimoniale « bidon » où elle a subi des pressions pour que la relation se poursuive.

Des policiers arrêtent un juif orthodoxe soupçonné d’incitation à la violence après avoir brandit une affiche de l’extrémiste de droite Meir Kahane, dans l’implantation juive de Kiryat Arba, en Cisjordanie, le 3 mars 2007. (Michal Fattal/Flash90)

En 2004, elle a poursuivi le Shin Bet en dommages-intérêts, réussissant finalement à obtenir une petite somme – « des cacahuètes par rapport à ce que mes enfants et moi avons vécu. Ils avaient une machine bien huilée d’avocats et nous avons été contraints d’accepter ».

Environ une décennie s’est écoulée depuis la conclusion de l’accord, et Eyal dénonce toujours le Shin Bet, une organisation largement considérée par les Israéliens comme l’un des piliers de la sécurité de l’Etat. « Ils ont ruiné ma vie. Les dommages émotionnels et financiers me suivent encore aujourd’hui », dit-elle. « Ce qu’ils ne réussiront jamais à faire, cependant, c’est me faire taire ».

Pour Eyal, il ne fait aucun doute que le Shin Bet a énormément bénéficié de l’intégration complète d’Amit dans l’implantation de Kiryat Arba, où elle s’était installée quelques mois seulement avant de le rencontrer.

« J’ai vécu un mensonge », a ajouté Eyal. « Je n’étais pas seulement mariée à un homme que je ne connaissais pas, mais il a amené avec lui – chez moi – une organisation qui m’a exploitée de la manière la plus cynique qui soit ».

De plus, Eyal affirme que son histoire est loin d’être unique et qu’il y a des « dizaines » d’autres femmes qui, à leur insu, étaient et sont mariées à des hommes qui travaillent pour recueillir des renseignements sur leurs voisins, amis et même famille.

Le service de sécurité, ainsi que d’anciens agents qui ont pris la parole pour sa défense, ont déclaré, en réponse aux plaintes d’Eyal, qu’elle avait épousé Amit, et non le Shin Bet, et que ses reproches étaient mal dirigés quant à ses expériences passées. De plus, ont-ils fait valoir, le cas d’Eyal était une exception, une histoire très différente de celle vécue par la plupart des familles dans lesquelles un conjoint est employé par l’agence de renseignement.

Mon ex-mari n’était qu’un pion dans tout ça. Ce sont eux qui dirigeaient tout

L’agence a investi des ressources considérables dans la lutte contre le terrorisme juif à Kiryat Arba, qui a servi en quelque sorte de plaque tournante pour le Jewish Underground, au début des années 1980. Le groupe a été démasqué en 1986 après que le Shin Bet a intercepté une tentative des membres du groupe d’incendier cinq bus arabes à Jérusalem-Est. Quinze membres du groupe, au nombre de 29 au total, ont été condamnés et ont purgé des peines de prison. L’un des dirigeants du groupe fondamentaliste était Moshe Livni, un résident de Kiryat Arba.

En 1984, les forces de sécurité ont fait une descente dans la ville et ont trouvé une cache d’armes militaires et d’explosifs que le Jewish Underground avait l’intention d’utiliser pour faire sauter le Dôme du Rocher. Dix ans plus tard, Baruch Goldstein, médecin et résident de Kiryat Arba, massacrera 29 Palestiniens en prière au Tombeau des Patriarches à Hébron, non loin de là.

Riki Eyal (à gauche) pendant son mariage avec Amit (nom fictif) en février 1987. (Autorisation)

Ciblée depuis le début ?

Eyal a rencontré Amit peu après son arrivée à Kiryat Arba au début de 1986. Elle avait 19 ans et il avait trois ans de plus. Elle était amoureuse d’un autre jeune homme à l’époque, mais il avait mis fin à la relation après trois ans.

« J’avais le cœur brisé quand je suis arrivé à Kiryat Arba et je suis sûr qu’Amit le savait. Il en a peut-être même profité », suppose Eyal.

Elle parlait sur un ton constamment défensif, et ses sourcils bruns et fins se fronçaient souvent sous sa frange en se souvenant des détails précis de son passé. Son pull en laine bleue se fondait avec le canapé du salon où nous étions assis.

Eyal raconte une conversation qu’elle a eue il y a quelques années avec son premier petit ami, qui s’est demandé à haute voix si les deux avaient été ciblés par Amit. Bien qu’Eyal ait refusé de révéler l’identité de son petit ami, elle a déclaré qu’il avait été l’un des trois adolescents recrutés par le militant d’extrême droite Yoel Lerner pour une opération visant à faire sauter le Dôme du Rocher. Lerner a été arrêté et envoyé en prison, tandis que les trois mineurs qu’il a enrôlés ont reçu une tape sur les doigts et ont été renvoyés chez eux sans être punis.

Eyal avait grandi dans la même rue que Lerner, et habitaient en face l’un de l’autre dans la Vieille Ville de Jérusalem et passait régulièrement du temps avec sa famille. Elle a également fait partie pendant une brève période du mouvement de jeunesse Hashmonaïm, qui était influencé par l’idéologie du rabbin Meir Kahane. Le parti d’extrême droite Kach du rabbin a été interdit en Israël en vertu de lois antiterroristes dans les années 1980.

Cependant, Eyal a rejeté catégoriquement l’idée qu’elle avait été radicalisée, expliquant que son lien avec les ultra-nationalistes découlait de son intérêt pour un garçon qu’elle aimait.

Yoel Lerner, 63 ans, lit chez lui dans la Vieille Ville de Jérusalem, le 7 septembre 2004. (AP Photo/Lefteris Pitarakis)

Bien qu’elle souffrait d’avoir été éconduite par son premier amour, elle a admis avoir été séduite par Amit, qui ne ressemblait pas aux autres garçons arrivant dans le village pour étudier à la yeshiva toute proche.

« Il avait de longs cheveux bouclés, une boucle d’oreille et un aspect très mature », se souvient Eyal.

Comme elle le dit, Amit a poursuivi cette « adolescente encore sous le choc » et les deux se sont fiancés seulement trois mois après leur rencontre – ce qui n’est pas rare pour les couples de la communauté religieuse dans laquelle ils vivaient.

Le couple s’est marié en février 1987, bien que la propre mère d’Eyal n’ait pas assisté au mariage. « Elle ne l’approuvait pas du tout. Elle sentait que quelque chose n’allait pas, mais était incapable de le dire avec précision », se souvient sa fille.

« Ne pose pas de questions »

Eyal a dit qu’à l’époque, tout ce qu’elle désirait, c’était de pouvoir construire un foyer et fonder une famille « comme tout le monde ».

Neuf mois après son mariage, elle a donné naissance à son premier enfant. Son deuxième a suivi un an plus tard.

Et pourtant, au fur et à mesure que la famille s’agrandissait, ce dont elle se souvenait le plus, c’était « un sentiment de solitude totale ».

Selon Eyal, Amit n’était presque jamais à la maison. « Il disparaissait pendant des heures et des heures, parfois des jours entiers, sans dire où il allait ».

Quand elle commençait à poser des questions, Amit lui donnait des réponses vagues sur le fait qu’il était occupé au travail. « Mais l’argent ne rentrait pas ! » déplora Eyal.

Il n’a pas fallu longtemps avant que des questions innocentes sur ses allées et venues ne commencent à agacer profondément Amit, et bientôt la seule réponse qu’elle obtenait de lui a été un ferme : « Ne pose pas de questions ».

Alors qu’il y avait beaucoup de choses qu’elle ignorait sur son mari, elle comprit qu’il traînait dans les cercles les plus « extrémistes » de Kiryat Arba.

Riki Eyal photographiée vers 1993. (Autorisation)

« Je sais qu’il s’est lié d’amitié avec de jeunes militants qui ont été arrêtés par la suite. Je sais qu’il a quitté la maison et quand il est rentré le matin, il y avait un reportage à la radio sur l’incendie du champ d’un Arabe à Halhoul », a expliqué Eyal, faisant référence à un village palestinien adjacent à Hebron.

La « révélation »

Alors qu’ils étaient mariés depuis presque trois ans, Amit est rentré un jour à la maison et a dit à sa femme qu’ils avaient une réunion à laquelle ils devaient assister à Jérusalem.

Deux hommes les attendaient lorsqu’ils sont arrivés à leur chambre d’hôtel, et Eyal a compris plus tard qu’ils étaient les responsables du Shin Bet d’Amit.

Ils saluèrent chaleureusement Eyal et commencèrent immédiatement à faire l’éloge de son mari. « Il protège notre peuple. Il veille à ce qu’il ne soit pas en danger », lui ont-ils dit à plusieurs reprises se souvient-elle.

Selon Eyal, les mots « Shin Bet » n’ont jamais été prononcés pendant la réunion. Ce que les agents ont dit au couple, c’est qu’il leur était interdit d’avoir de l’argent sur leur compte bancaire, pour ne pas éveiller les soupçons de leurs voisins.

Un Israélien armé tient un enfant dans les bras dans l’implantation de Kiryat Arba, en Cisjordanie, le 3 mars 1994, en attendant qu’un bus les emmène à Jérusalem. (AP Photo/Eyal Warshawsky)

C’était au plus fort de la Première Intifada et, tout en essayant de mettre fin au terrorisme palestinien contre des cibles israéliennes, le Shin Bet travaillait également avec des dizaines d’informateurs juifs dans toute la Cisjordanie pour recueillir des renseignements sur d’éventuelles attaques de représailles des Juifs contre des Palestiniens.

« Puis, il y a eu une intense atmosphère de méfiance à Kiryat Arba. Tout le monde soupçonnait son voisin d’être un informateur du Shin Bet », se souvient Naftali Werzberger, un ancien résident de l’implantation et avocat qui a par la suite représenté Eyal dans sa plainte contre le service de renseignement.

A l’époque, Kiryat Arba comptait environ 3 000 habitants, laïcs et religieux, mais ce dernier groupe dominait la cité urbaine et comptait des militants nationalistes radicaux recherchés par le Shin Bet pour leurs activités terroristes contre les Palestiniens en réponse aux attaques terroristes meurtrières visant les Israéliens. Lors d’une de ces attaques, en 1980, six étudiants de la yeshiva ont été abattus alors qu’ils regagnaient Kiryat Arba en revenant du lieu saint du Tombeau des Patriarches à Hébron.

M. Werzberger a déclaré qu’un certain nombre de membres de la communauté étaient au courant, avec une grande certitude, du travail d’Amit en tant qu’informateur. « Mais il s’agissait encore de rumeurs et nous ne savions pas ce qui se passait derrière des portes closes. Il ne revenait à personne de s’immiscer dans la vie du couple ».

Eyal a dit qu’elle avait quitté la réunion à Jérusalem profondément perturbée, mais qu’elle ne comprenait toujours pas pleinement la signification et les ramifications de qui étaient ces hommes et ce qu’ils lui demandaient.

À ce moment-là, la jeune mère avait de la difficulté à nourrir ses enfants, comptant beaucoup sur des colis de produits de base que les voisins laissaient périodiquement à leur porte.

Peu après avoir eu son troisième enfant en 1990, son état mental a commencé à se détériorer. « Je n’avais personne à qui parler de ce que je vivais. Que pouvais-je faire ? Se pointer chez une amie et lui dire que je pense que mon mari est un informateur du Shin Bet ? »

La solitude l’a menée à faire une tentative de suicide. « Je me suis mis une arme à feu dans la bouche mais à chaque fois que j’essayais d’appuyer sur la gâchette, ma fille commençait à gémir dans la pièce à côté », se rappelle Eyal.

Alors qu’elle raconte les points les plus obscurs de son mariage, sa voix s’affaiblit et son corps se balance doucement, comme malgré elle. Elle a les mains agrippées à ses genoux. L’intensité de ces souvenirs semble l’empêcher de seulement s’enfoncer sur le canapé au cours de cet entretien qui aura duré trois heures et demi.

Eyal a ensuite demandé le divorce à son époux. Amit a initialement accepté, revenant au domicile familial le lendemain et disant à son épouse qu’ils iraient plutôt consulter une conseillère conjugale.

Dvir Kariv, ancien agent de la Division juive [Jewish Division] du Shin Bet de 1994 à 2012, confirme que le service de sécurité finance des consultations avec des conseillers conjugaux pour ses informateurs lorsque c’est nécessaire, stipulant que ces conseillers travaillent indépendamment de l’agence. « C’est dans l’intérêt du Shin Bet que les relations conjugales là-bas soient saines », explique-t-il.

Eyal rejette ce point de vue. « Ils ne se sont intéressés qu’à la poursuite de mon mariage, aucunement de mon bien-être », a-t-elle dit.

La jeune mère attendait alors son quatrième enfant. Le conseiller lui dit qu’une grossesse n’est pas le moment souhaitable pour évoquer des sujets graves comme l’est le divorce.

‘Est-ce que tu veux que je quitte le Shin Bet ?’

Vers la fin des années 1990, Amit s’est approché d’Eyal en lui soumettant la proposition d’installer la famille au sein de l’implantation de Susya, dans le sud de la Cisjordanie, où il serait gardien de la sécurité sur un site archéologique situé aux abords de la communauté.

Eyal a d’abord refusé, ne souhaitant pas vivre sur une colline isolée, à l’écart du reste de l’implantation.

Riki Eyal à son domicile d’Arad, au mois de janvier 2019 (Crédit : Johanna Chisholm/Times of Israel)

« Est-ce que tu veux que je quitte le Shin Bet ? », a alors riposté Amit. C’était la première fois que son mari prononçait ses mots devant elle.

Espérant que ce déménagement offrirait à la famille une opportunité de changer radicalement d’existence, Eyal a rapidement répondu : « Oui ».

Et ils se sont installés à Susya – mais pas, comme elle le croyait initialement, en raison de son départ du Shin Bet. « Ce que j’ai appris seulement récemment, c’est qu’il a voulu partir de Kiryat Arba parce que sa couverture avait été percée à jour », a expliqué Eyal. « Mais à ce moment-là, il m’a dit qu’il partait du Shin Bet et je l’ai cru. »

Au cours des trois années qui ont suivi, la famille a parcouru les implantations du sud de la Cisjordanie en proie à une situation financière précaire.

Tandis qu’Eyal aura essayé plusieurs formes de contraceptifs – pilules et implants compris – et qu’elle aura même procédé à un avortement manqué, elle n’a jamais pu s’empêcher de tomber enceinte. « Après mon deuxième enfant, toutes les grossesses que j’ai eues sont arrivées alors que je prenais une forme ou une autre de contraceptif ».

Lorsqu’elle a donné naissance à son quatrième enfant, a raconté Eyal, elle a supplié les infirmières de l’emmener loin d’elle. « Le pauvre ! Qu’est-ce que j’allais faire avec lui ? Nous vivons dans une minuscule caravane et nous traversions un hiver glacé ».

« Mais les médecins et mon mari ont dit que tout irait bien. Bien sûr, cela n’a pas été le cas ».

Il y avait une atmosphère intense de soupçons à Kiryat Arba à cette époque. Chacun soupçonnait son voisin d’avoir été un informateur au Shin Bet.

Elle partage un autre souvenir douloureux : Le jour où l’une de ses petites filles, encore jeune, s’est approchée, demandant un morceau de fruit. « J’ai dû la regarder dans les yeux et lui dire que je n’avais rien à lui donner. C’est un sentiment que je ne pourrai jamais oublier ».

Au cours de cette période, Eyal raconte qu’elle recevait encore régulièrement des appels téléphoniques du responsable d’Amit, qui souhaitait lui parler. Elle trouvait étrange que l’agent soit encore en contact avec ce dernier alors qu’il avait cessé de travailler au service de sécurité, mais elle transmettait toutefois les messages qu’il laissait à son époux.

« J’étais tellement naïve alors, c’en était presque criminel », réfléchit-elle. « En même temps, je ne peux pas juger – et je ne jugerai pas – celle que j’étais alors ».

« Je grandissais et j’élevais des enfants en même temps. Ma vie entière se passait dans les couches, les biberons, je ne dormais pas la nuit, j’allaitais et je donnais les soins pendant la journée. Je n’avais pas le temps de penser aux agents du Shin Bet ou aux conspirations », dit-elle rapidement.

Une Palestinienne et ses enfants recherchent de la nourriture et des métaux dans les déchets de l’implantation de Kiryat Arba, le 15 juillet 1996 (Crédit : Nati Shohat Flash90)

En 1993, Eyal et son mari ont déménagé avec leurs cinq enfants à Nehusha, une petite communauté religieuse du centre du pays. Avant leur arrivée, le comité des admissions de la ville est allé voir Eyal pour lui faire part de certaines préoccupations concernant le passé de son mari.

« Je leur ai innocemment assuré qu’il n’avait été employé par l’agence que pendant quelques années, mais qu’il l’avait quitté depuis un certain temps déjà. »

La famille a été acceptée dans la communauté.

Un an plus tard, un militant ultra-nationaliste nommé Yehoyada Kahalani s’est caché chez eux pendant plusieurs jours, sans aucune explication de la part d’Amit, qui l’avait fait venir.

Peu après le départ de Kahalani, Eyal a appris aux informations que lui et son frère avaient été arrêtés pour tentative de meurtre sur un Palestinien aux abords de Jérusalem.

Eyal a commencé à assembler les pièces du puzzle, réalisant peu à peu que son mari était toujours impliqué dans le Shin Bet, mais que cette idée ne s’était toujours pas concrétisée dans sa tête.

Tout s’écroule entièrement

En 2001, après que le couple a eu son septième enfant, ce qui restait du mariage s’est effondré.

« Le comportement agressif d’Amit a tourné à la violence contre moi et les enfants », dit Eyal. « J’étais une femme battue. Pas dans le sens où il me battait tous les jours, mais sous toutes ses formes – physique, émotionnelle et financière ».

Un jour, Amit s’est mis tellement en colère pendant qu’il conduisait qu’il a accéléré en direction d’une falaise déserte en Cisjordanie, est sorti du véhicule pendant qu’il oscillait sur le bord et en laissant sa femme et sa jeune fille assises à l’intérieur.

J’étais si naïve à l’époque, c’était presque criminel. En même temps, je ne peux pas et ne veux pas juger la personne que j’étais alors

« J’ai raconté cette histoire à une conseillère juridique de l’ONG Yad Sarah, en lui demandant si elle considérait que c’était de la violence de la part d’Amit. Elle m’a regardé en état de choc et m’a crié : « Vous me parlez de violence ? Ce que vous décrivez est une tentative de meurtre ! » Eyal a admis qu’elle n’avait pas réalisé le degré de violence que sa famille subissait.

Peu de temps après, cette mère de sept enfants, âgée de 34 ans à l’époque, a décidé qu’elle ferait un test une fois pour toutes pour déterminer si les problèmes de son mariage avaient quelque chose à voir avec elle. « C’était un jeudi soir et j’ai décidé de nettoyer la maison jusqu’à ce qu’elle soit absolument propre. J’ai fait prendre un bain aux enfants et je les ai préparés pour aller au lit tôt. »

Après l’arrivée d’Amit avec quelques amis, il a commencé à inspecter lentement la maison pour s’assurer que rien n’était en désordre. Quand son regard atteignit Eyal, il remarqua qu’elle tenait leur plus jeune enfant dans ses bras.

« Pourquoi est-il réveillé ? Tu dois le coucher immédiatement », lui a-t-il crié devant leurs amis.

À ce moment-là, Eyal a dit qu’elle avait finalement compris que quoi qu’elle fasse, Amit continuerait de la maltraiter.

Une mosquée à Ramallah cible de tag anti-arabes perpétrés par le groupe extrémiste « Prix à payer ». (Crédit : Flash 90)

« Avant qu’il aille se coucher ce soir-là, je l’ai regardé dans les yeux et lui ai dit calmement : ‘Vérifie quand tu te réveilleras demain matin que tu es encore vivant, car je ne suis pas si sûr que ce sera le cas' ».

« Il m’a regardé avec stupéfaction et m’a demandé si je le menaçais. Quand j’ai dit ‘oui’, il a dit qu’il allait appeler la police ».

« A la bonne heure ! Appelle la police, que je leur dise ce que tu fais ici tous les soirs ! » rétorqua Eyal.

Comprenant visiblement que sa femme ne bluffait pas, Amit se leva et quitta la maison pour de bon.

Engager des poursuites contre le commandant

Au cours de la procédure de divorce qui a suivi, Eyal a appris que son ex-mari avait perçu au moins 250 000 shekels (62 500 euros) du Shin Bet au fil des ans. Cette découverte a été la première fois, dit-elle, qu’elle a compris qu’Amit n’avait jamais quitté le Shin Bet.

« Je n’arrive toujours pas à comprendre comment un homme peut laisser ses propres enfants grandir sans avoir de pain à manger », dit-elle, secouant la tête avec incrédulité.

Depuis le divorce et les poursuites intentées contre le Shin Bet, a dit Mme Eyal, elle a travaillé pour s’assurer que ses enfants – maintenant adultes – puissent subvenir à leurs besoins. Aujourd’hui âgée de 52 ans et vivant à Arad, elle travaille de longues heures comme chauffeur de taxi.

« En raison de l’énorme dette que mon ex-mari m’a laissée, je ne peux pas être la grand-mère que j’aimerais être. Je travaille toujours et je n’ai pas le temps de faire du baby-sitting », soupire-t-elle.

Je grandissais et j’élevais des enfants en même temps. Toute ma vie, j’ai eu des couches, des biberons, des tétines, je n’ai pas dormi la nuit, entre allaitement et garderie. Je n’avais pas le temps de penser aux informateurs (Shin Bet) et aux complots

Avec l’aide d’un organisme de bienfaisance local, Eyal a pu suivre une formation et obtenir un certificat de coach de motivation. « J’aimerais pouvoir donner des conférences aux jeunes femmes sur l’autonomisation des femmes, mais je n’ai tout simplement pas le temps avec mes horaires de travail », déplore-t-elle.

« Une victime aussi »

Malgré tout, Eyal attribue en grande partie la responsabilité de sa triste vie de couple à l’agence qui a recruté Amit, plutôt qu’à son ex-mari.

« Il est possible qu’il ait aussi été une victime dans tout cela », a-t-elle expliqué, ajoutant que les pressions exercées pour assurer une couverture au quotidien peuvent rendre fou une personne.

« Je ne nie pas qu’il a ruiné ma vie. C’est un fait. Mais si vous me demandez qui est le principal responsable, je réponds que c’était sans conteste le Shin Bet. Ils l’ont envoyé », affirme-t-elle.

L’ancien agent du Shin Bet Dvir Kariv. (Autorisation)

Au cours de son procès contre l’agence, Eyal se souvient que le juge qui présidait l’audience lui a demandé pourquoi elle ne savait pas que tous les informateurs travaillant pour le Shin Bet sont « comme ça » – suggérant visiblement qu’il est connu que les infiltrés ont des problèmes dans leur vie privée.

« Si c’est le cas, à votre avis, qui s’assure de recruter spécifiquement ceux qui sont ‘comme ça' », a-t-elle répondu, en utilisant les propres mots du juge.

Interviewé dans un documentaire télévisé de la chaîne Kan le mois dernier, l’ancien chef du Shin Bet Yaakov Peri a affirmé que l’agence de renseignement « ne se mêle pas de la vie privée de ses informateurs ni ne leur demande de mentir à leurs conjoints.

Eyal a catégoriquement rejeté cette affirmation. « C’est eux qui nous ont envoyés chez cette fausse conseillère matrimoniale. Cela n’était pas considéré comme se mêler de la vie privée ? », a-t-elle demandé de façon rhétorique.

De plus, l’ancien chef de la Division juive, Menachem Landau, a dit à Kan que la moitié des informateurs qu’il avait recrutés étaient mariés à des femmes qui, au moins au début, ignoraient le travail de leur mari avec l’agence.

Kariv, l’ancien agent de la Division juive, a catégoriquement rejeté l’affirmation selon laquelle le Shin Bet ordonne à ses informateurs de se marier et d’avoir des enfants dans les communautés où ils s’infiltrent afin de mieux s’intégrer.

Kariv a fait remarquer qu’Amit a divorcé deux fois depuis qu’il a quitté Riki Eyal et qu’il a apparemment décidé de son propre chef de ne pas partager l’argent qu’il a reçu de l’agence avec sa famille. « Il semble que ce soit lui qui a causé l’échec du mariage, pas le Shin Bet. L’agence n’est pas responsable de l’avoir mise enceinte sept fois. C’est l’œuvre de l’homme avec qui elle a choisi de vivre ».

L’ancien agent des renseignements a insisté sur le fait que le Shin Bet a un intérêt direct dans la santé conjugale de ses informateurs. « Lorsque leur vie familiale est en bon état, ils sont en mesure de travailler plus efficacement », a affirmé M. Kariv.

« Dans la grande majorité des cas, le mariage de l’informateur est même renforcé lorsque son épouse est informée de ce qu’il fait, parce qu’elle réalise qu’il contribue à la sécurité nationale », a-t-il ajouté.

Eyal a éclaté de rire en entendant l’explication de Kariv. « Quel genre de femme serait heureuse d’apprendre qu’on lui a menti pendant des années ? La base de toute relation saine est l’honnêteté et la confiance. Ils connaissaient très bien ma situation à la maison et à quel point ces éléments étaient absents ».

Un jeune extrémiste juif présumé escorté par la police à la Cour de Jérusalem pour des soupçons d’incendie dans une maison à Sinjil, un village en Cisjordanie, en novembre 2013. (Crédit : Flash90)

Mais Kariv a affirmé qu’au cours de ses trois décennies de service dans le Shin Bet, il n’avait eu connaissance que d’un ou deux cas où [le fait que l’époux était un informateur] avait nui au mariage, contre des dizaines où cela aurait renforcé les relations.

Malheureusement pour le Shin Bet – comme pour toute agence de renseignement – ses succès sont plus difficiles à faire connaître. Kariv et le service de sécurité ont refusé de donner des exemples d’anciens informateurs de la Division juive qui sont toujours heureux en mariage avec leur conjoint.

Ce n’est pas le seul

Alors qu’elle était certaine qu’il y en avait « des dizaines d’autres », Eyal a dit connaître au moins six autres femmes qui ont divorcé de leur mari après avoir appris qu’ils étaient des agents du Shin Bet. L’une d’elles est H., qui a épousé un homme nommé Avishai Raviv en 1990, également à Kiryat Arba.

Raviv avait été recruté deux ans auparavant par le Shin Bet pour surveiller les activités des extrémistes de droite.

Après l’assassinat de l’ancien Premier ministre Yitzhak Rabin en 1995, Raviv a été accusé d’avoir eu connaissance des plans du tueur Yigal Amir d’assassiner ce dernier et de ne pas avoir informé le Shin Bet à l’avance. Raviv a été jugé et déclaré non coupable.

Dans sa décision, le tribunal de première instance de Jérusalem a déclaré « qu’il ne serait pas exagéré de dire qu’au cours des huit années de son activité d’informateur, l’accusé a vécu dans un ‘monde de mensonges’. Il était perpétuellement sous couverture. Il a menti à son entourage, à ses parents, à sa femme à l’époque et même au Shin Bet ».

Avishai Raviv, un agent de sécurité du Shin Bet , qui surveillait les activités des militants d’extrême-droite, en 1987. (Crédit : Moshe Shai/Flash90)

Selon les médias israéliens de l’époque, H. a beaucoup souffert pendant son mariage car elle a rapidement appris que Raviv était une personne complètement différente de l’homme qu’elle pensait avoir épousé. Il n’était pas religieux et ne voulait pas avoir d’enfants.

H. a divorcé après trois ans. Mais ce n’est que pendant le procès de Raviv qu’elle a appris qu’il était vraiment membre du Shin Bet.

Plus de deux décennies se sont écoulées, mais H. refuse toujours de parler publiquement de cette expérience.

Son choix du silence semble être la norme chez les femmes qui ont épousé sans le savoir des informateurs de la Division juive.

Le Times of Israel a réussi à joindre deux autres femmes qui ont divorcé de leur mari après avoir appris leur travail au Shin Bet. Les deux ont refusé de prendre la parole et l’une d’elles a dit qu’elle craignait des représailles de la part des services de renseignement si elle parlait.

« Je comprends pourquoi elles ont peur, mais je ne veux tout simplement pas qu’ils étouffent aussi ma voix », a dit Eyal.

Riki Eyal chez elle à Arad, en janvier 2019. (Johanna Chisholm/Times of Israel)

En réponse à l’histoire d’Eyal, le Shin Bet a publié un communiqué affirmant que « la présentation d’une seule affaire qui a eu lieu il y a trois décennies, et sa présentation comme une tendance, est diffamatoire contre le Shin Bet, et aide, même si ça ne l’était pas intentionnellement, ceux qui ont récemment essayé de délégitimer les activités anti-terroristes des groupes juifs terroristes ».

Les services de sécurité se référaient apparemment aux critiques des dirigeants des implantations et des députés de droite qui ont accusé l’agence de torturer les Juifs soupçonnés de terrorisme – plus récemment dans le cas des adolescents soupçonnés d’être impliqués dans le meurtre en octobre d’Aisha Rabi, une mère palestinienne de 47 ans, qui a été tuée par une pierre lancée sur la voiture dans laquelle elle se trouvait.

« Le Shin Bet continuera d’agir avec détermination et responsabilité contre toute personne impliquée dans des activités terroristes, et le fera en utilisant les outils dont il dispose en vertu de la loi », a conclu l’agence de renseignement dans son communiqué.

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