« Origin » : le film d’Ava DuVernay mêle Shoah, esclavage et castes
Inspiré du best-seller d'Isabel Wilkerson, ce drame, déjà à l'affiche, parle de son auteure et utilise les reconstitutions historiques pour rendre le ton très cérébral du livre
JTA — Au début du film dramatique « Origin », on voit l’auteure afro-américaine Isabel Wilkerson (interprétée par Aunjanue Ellis-Taylor), lauréate du prix Pulitzer, appeler sa cousine de Berlin pour lui dire que, dans le cadre de ses recherches sur le racisme américain, elle souhaite se renseigner sur la façon dont les Juifs furent traités par les nazis.
Sa cousine n’est pas très impressionnée.
« Laisse les Juifs tranquilles », lui conseille Marion (Niecy Nash). « Ils n’ont pas besoin de toi. Écris plutôt sur nous. »
Cette réponse ne convient pas à Wilkerson, car dans son esprit, le destin des Juifs et des Noirs est lié par le système caché des castes, ces hiérarchies sociales arbitraires qui encouragent la cruauté et l’asservissement.
C’est la thèse que sous-tend « Caste: The Origins of Our Discontents », le best-seller de 2020 de la véritable Wilkerson, qui voit dans le nazisme et le racisme américain – ainsi que dans le rigide système de castes de l’Inde – les systèmes de castes les plus « importants » « de toute l’histoire
humaine ».
Et « Origin », le nouveau film d’Ava DuVernay, actuellement dans les salles, et en partie inspiré de cet ouvrage, a l’ambition de montrer ces liens.
Laissez-vous guider par un oeil juif pour découvrir ce que « Origin » a à dire sur les nazis et leur lien avec les théories de Wilkerson.
Qu’est-ce que « Origin » ?
Écrit et réalisé par DuVernay (« Selma », « When They See Us »), « Origin » est un drame inspiré de l’ouvrage « Caste » de Wilkerson qui utilise des reconstitutions historiques et la propre histoire de l’auteure pour rendre le côté très cérébral du livre.
Le film commence par le meurtre, en 2012, de l’adolescent noir Trayvon Martin en Floride, pour mieux revisiter ensuite l’Allemagne nazie, le Sud de Jim Crow et d’autres moments que l’auteure rattache au concept de caste.
Dans le film, on nous dit que les recherches de Wilkerson ont porté sur des textes juifs du XXe siècle très sérieux, comme cette citation du rescapé de l’Holocauste Primo Levi et ces bribes de l’ouvrage d’anthropologie de 1956 « Israël entre Orient et Occident », de Raphael Patai. Les Palestiniens sont également cités, en la personne d’un érudit de la caste des Dalits – le niveau le plus bas – « intouchable » – du système de castes de l’Inde – qui dit se sentir proche d’eux et des Noirs.
Le livre « Caste » a fait face à des attaques, ces dernières années, accusé de prêter le flanc aux « théories critiques de la race », analyses universitaires des structures racistes qui, selon les conservateurs, équivalent à de l’endoctrinement, raison pour laquelle ils ont tenté d’en interdire l’accès aux salles de classe.
Le livre de Wilkerson est l’un des douze ouvrages au coeur du procès impliquant une bibliothèque publique du Texas accusée d’avoir voulu supprimer certains titres, contre l’avis d’autres parties intéressées. « Dans la cuisine de nuit », de l’auteur juif Maurice Sendak, un livre d’images, fait lui aussi partie des ouvrages incriminés.
« Caste » fait également partie de la liste, riche de 850 titres, d’un Représentant républicain de l’État du Texas d’ouvrages « de nature à provoquer chez les élèves un malaise, de la culpabilité, de l’angoisse ou toute autre forme de détresse psychologique en raison de leur race ou de leur sexe ».
Jim Crow et les lois de Nuremberg
Un des événements de l’ère nazie repris dans « Origin » est la rédaction en 1935 des lois de Nuremberg dites de pureté raciale qui font des Juifs des inférieurs raciaux, interdits de relations avec les Allemands.
Le film met l’accent sur le fait que les fonctionnaires nazis qui ont inventé ces lois se sont fortement inspirés des lois ségrégationnistes du Sud de Jim Crow, qui criminalisaient le fait pour les Noirs et les Blancs du Sud de se mettre en couple, de fréquenter les mêmes écoles ou de partager les mêmes espaces publics.
Le livre de Wilkerson explique que les nazis ne pouvaient pas comprendre pourquoi les Américains n’avaient pas inclus les Juifs dans leurs lois raciales « alors qu’il était évident pour les nazis que les Juifs étaient une ‘race’ distincte et que l’Amérique avait déjà montré une certaine aversion en imposant des quotas à l’immigration juive ». Dans le film de Wilkerson, elle dit à un de ses proches : « Les Juifs et les nazis étaient de la même couleur », soulignant que la caste n’est pas nécessairement une question de couleur de peau.
« L’homme dans la foule »
Un autre événement de l’ère nazie que DuVernay met en scène est tiré de la célèbre photographie d’ouvriers allemands des chantiers navals, en 1936, en train de faire le salut hitlérien. Sur la photo, on voit également un homme debout, les bras croisés, refusant manifestement de prêter serment d’allégeance.
Cette image est devenue très populaire, ces dernières années, raison pour laquelle Wilkerson a choisi d’en faire une anecdote d’ouverture de « Caste », pour souligner le pouvoir de celui qui refuse l’injustice. Des années plus tard, l’homme était identifié par un de ses parents comme étant August Landmesser, ex-membre du parti nazi tombé amoureux d’une femme juive un an avant cette photo.
« Origin » imagine la relation secrète entre Landmesser et son amante juive, Irma Eckler, les rendez-vous clandestins dans des clubs de jazz, au nez et à la barbe du système de castes imposé par les nazis. Le couple finit par avoir des enfants et tente de franchir la frontière, mais est arrêté pour avoir violé les lois de Nuremberg qui interdisent aux Allemands « de sang pur » comme Landmesser d’avoir des relations avec des Juifs.
Selon des éléments rédigés par l’une des filles du couple, Landmesser a été envoyé en prison puis enrôlé dans les rangs de l’Allemagne nazie en 1944, déclaré disparu au combat et considéré comme mort avant la fin de la guerre. Eckler a été envoyée dans un camp de concentration, d’où elle a envoyé sa dernière lettre en 1942.
Autodafés nazis et Remarque
Peut-être inspiré par les récentes tentatives d’interdiction de livres aux États-Unis, le film de DuVernay met également l’accent sur les autodafés nazis. Une scène reconstitue le déplacement de Wilkerson à Berlin pour y effectuer des recherches et s’attarde sur « The Empty Library », sculpture souterraine illuminée faite d’étagères blanches et vides, en hommage aux livres brûlés. Conçue par le célèbre artiste israélien Micha Ullman, cette sculpture est très longuement montrée à l’écran, davantage encore que le célèbre mémorial berlinois élevé en mémoire des Juifs assassinés d’Europe, et est accompagnée de flashbacks d’un autodafé nazi.
Un livre est fréquemment cité dans le film comme cible des nazis, bien que son lien avec le judaïsme soit encore à démontrer : il s’agit du roman sur la Première Guerre mondiale « A l’Ouest, rien de nouveau ». Son auteur, l’allemand Erich Maria Remarque, était accusé par les nazis d’être juif, ce qui n’était pas le cas. Son roman anti-militariste, très critique des échecs militaires de l’Allemagne, était considéré par les nazis comme mauvais pour le moral des troupes et de la population, tout comme son adaptation cinématographique de 1930, réalisée par un Juif. L’ouvrage a récemment donné lieu à un film diffusé sur la plateforme Netflix et qui a été beaucoup nominé aux Oscars.
Fascination vs. extermination
Toujours dans le film, au moment de sa visite à Berlin, Wilkerson se querelle avec un universitaire allemand au sujet de la pertinence du lien entre esclavage et Shoah.
C’est que l’esclavage a duré plusieurs générations et entraîné des souffrances indicibles, sans compter des objectifs, radicalement différents : sous-produit du capitalisme, l’esclavage est conçu pour exploiter les humains à des fins lucratives, alors que la Shoah vise à exterminer tous les Juifs de la terre.
Le débat s’est souvent avéré houleux aux États-Unis, ces dernières années : certains Juifs s’élèvent contre le principe d’une histoire fondée sur la race qui, selon eux, donne la priorité à la souffrance des Noirs plutôt qu’à la leur propre.
Une dirigeante juive de l’organisation de parents activistes de droite Moms For Liberty confiait à la JTA, l’an dernier, ce qui l’avait incitée à faire campagne contre l’éducation publique, à savoir la question – jugée de nature à « minimiser la Shoah » – posée à sa fille, lors d’un examen scolaire, dont la réponse « correcte » était que l’esclavage était pire que la Shoah.
Nullement découragée, Wilkerson continue de plaider en faveur des similitudes entre les deux en raison de la question de caste, à commencer par le fait que les deux communautés ont été, à un moment, désignées comme appartenant à une classe inférieure, « une masse indifférenciée de boucs émissaires sans nom et sans visage », susceptible d’être maltraitée par une caste supérieure.
Un montage, à la fin du film, explicite précisément ce point, par un fondu enchaîné entre des scènes de femmes et d’enfants juifs maltraités dans un camp de concentration, de femmes africaines maltraitées à bord d’un navire négrier et du meurtre de Trayvon Martin.
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