Pourquoi la Russie est-elle exclue du futur musée sur Sobibor ? Une « amnésie » ?
75 ans après qu'un officier juif de l'Armée rouge a été à l'origine d'une révolte dans le camp de la mort, Moscou veut modifier le récit lacunaire polonais de l'Histoire

Le gouvernement polonais est en train de construire un musée sur le site de l’ancien camp de la mort de Sobibor. C’est dans ce camp qu’une des évasions les plus audacieuses de la Shoah a eu lieu. Mais, même si le soulèvement a été organisé par un Soviétique qui était prisonnier de guerre, le gouvernement russe a été exclu de toute participation à la création de ce nouveau musée.
La rébellion a commencé le 14 octobre 1943, au moment où un groupe de prisonniers juifs a trompé une douzaine de gardiens nazis. Ils ont réussi à les bloquer dans des cabanons avant de les tuer un par un à l’aide de couteaux et de haches. Le groupe a ensuite coupé les lignes téléphoniques et l’électricité, il s’est emparé des armes des nazis tandis que 300 détenus s’enfuyaient en franchissant les fils barbelés et en traversant les champs de mine environnants pour retrouver la liberté.
Le plan a été pensé par un officier juif de l’Armée rouge qui avait été fait prisonnier, Alexander Pechersky.
Mais en Pologne, où le musée est en cours de construction – il devrait ouvrir ses portes à l’automne 2019 – la nationalité du héros qui a dirigé l’évasion des prisonniers n’est pas au centre de l’exposition, pas plus que la Russie qui n’a pas été invitée à siéger à la commission internationale qui supervise la création de la nouvelle institution. La commission n’accueille en son sein que des représentants de la Slovaquie, des Pays-Bas, de la Pologne et d’Israël.
Pechersky, qui a plus tard écrit un livre qui détaillait son rôle dans cette rébellion, a été relativement oublié jusqu’à ces dernières années, lorsque la Russie a commencé à s’enorgueillir de ce soldat soviétique à l’origine d’une révolte héroïque.
L’histoire de Sobibor est dorénavant incluse dans les programmes scolaires d’Histoire en Russie. Les services postaux ont même émis un timbre à l’effigie du camp. La petite-fille de Pechersky a été reçue au Kremlin où elle a obtenu une médaille du courage au nom de son grand-père.

Cette année, pour marquer le 75ème anniversaire de l’évasion, le ministère russe de la Culture a financé un film qui raconte cette histoire, intitulé Sobibor. C’est la plus importante production russe, en termes de coût, réalisée sur la Shoah de l’histoire du cinéma.
Le film a été diffusé en premier simultanément à la Knesset israélienne et au Parlement russe le 11 avril dernier, à la veille de la journée de commémoration de la Shoah au sein de l’État juif.
Ces deniers mois, le gouvernement russe a protesté de manière répétée contre son exclusion du plan de création d’un musée à Sobibor.
« Du côté russe, c’est une priorité de pouvoir participer pleinement au processus de préservation de la mémoire de cet endroit terrible, en particulier parce que des citoyens de l’URSS ont figuré parmi les victimes, mais aussi en raison de la rébellion qui a eu lieu à Sobibor – la seule rébellion qui ait réussi dans un camp de la mort nazi pendant la Seconde Guerre mondiale, et qui a été dirigée par le lieutenant soviétique Alexander Pechersky, » avait déclaré la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, Maria Zakharova, lors d’un point-presse organisé à Moscou, le 15 février.
Un autre communiqué figurant sur le site internet du ministère russe des Affaires étrangères accuse la Pologne « d’amnésie historique » et explique que « la tentative d’exclure la Russie du projet entre dans le cadre de l’effort livré par Varsovie pour imposer sa propre version de l’histoire et amoindrir le rôle tenu par l’URSS et l’Armée rouge dans la libération de l’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale ».
Dans une réponse transmise par courriel, le ministère polonais de la Culture et du Patrimoine national explique qu’il a été décidé de ne pas inclure la Russie dans la commission pour des raisons logistiques.
« La commission de la direction internationale a pris la décision unanime de maintenir la coopération entre ses membres actuels, qui ont commencé à travailler sur le projet il y a dix ans, afin de terminer rapidement les travaux sur ce nouveau site de commémoration », a commenté le centre d’information du ministère dans sa réponse.

« Et il a donc été décidé de ne pas inclure de nouveaux partenaires au sein de la commission dans la mesure où le musée est déjà en cours de construction et que le concept de l’exposition a été approuvé », a indiqué le ministère.
Le courriel a également précisé qu’un représentant russe a été invité à la cérémonie du 75ème anniversaire du soulèvement de Sobibor.
Que sera ce nouveau musée ?
Agnieszka Kowalczyk-Nowak est la porte-parole du musée d’État de Majdanek, en Pologne, et elle supervise la construction du musée à Sobibor.
Kowalczyk-Nowak explique que la Pologne, les Pays-Bas et la Slovaquie sont représentés à la commission dans la mesure où la majorité des Juifs assassinés dans l’enceinte de Sobibor étaient originaires de ces trois pays.
Le musée expliquera l’histoire du camp et exposera certains objets qui ont récemment été déterrés par les archéologues sur le site, notamment des bijoux métalliques et des clés qui appartenaient aux victimes, a dit Kowalczyk-Nowak.

Le musée évoquera également la rébellion et la personnalité de Pechersky parce qu’il a été « l’un des leaders de la révolte des prisonniers. Il est impossible de ne pas mentionner son nom », souligne Kowalczyk-Nowak.
Mais les autorités russes craignent que les informations ne soient pas données avec précision, notamment à cause de la langue utilisée pour l’exposition. Comme dans les autres musées du pays, le texte d’explication à Sobibor sera rédigé en polonais et en anglais – mais pas en russe.
« La raison est qu’il n’y a pas assez de touristes originaires de Russie. Il y en a certains, mais nous avons plus de visiteurs qui viennent d’Allemagne, et nos expositions ne sont pas pour autant présentées en allemand », dit Kowalczyk-Nowak.
Mais Yulia Makarova, directrice de la fondation Alexander Pechersky en Russie, se demande pourquoi, jusqu’à une date récente, les inscriptions présentées sur des plaques en pierre, à l’entrée de Sobibor, étaient déclinées en huit langues – mais pas en russe.

« On a manifestement refusé de fabriquer une plaque en russe. Il n’y a pas d’autre explication », a déclaré Makarova au journal juif Lechaim, basé à Moscou.
La porte-parole du musée de Sobibor, Kowalczyk-Nowak, a précisé que les plaques avaient été retirées en 2014 et qu’elles ne seraient pas réintroduites dans le nouveau musée.
Dans l’article de Lechaim, Makarova a toutefois ajouté que « jusqu’à une date récente, il n’y avait aucune mention d’Alexander Pechersky ou du fait que des soldats soviétiques avaient été emprisonnés à Sobibor. »
Après que la fondation a soulevé le problème, il y a cinq ans, le complexe de commémoration de Sobibor a mis en place un socle temporaire avec le portrait de Pechersky, a poursuivi Makarova.
Histoire sélective ?
Selon le ministère russe des Affaires étrangères, la Pologne n’est pas le seul pays à avoir récemment exclu la Russie du processus de création d’un mémorial de la Shoah.
Sur son site internet, le ministère donne l’exemple du camp de concentration de Salaspils, en Lettonie, où une nouvelle exposition a commencé au mois de février.

Cette exposition ne mentionne aucunement le fait que l’Union soviétique a libéré le camp ou même que les nazis y ont procédé à des expérimentations médicales sur les enfants, a dit la porte-parole du ministère des Affaires étrangères Zakharova dans une déclaration.
L’exposition lettone affirme aussi que le nombre de personnes assassinées à Salaspils s’élève à 3 000, soit dix fois moins que le nombre réel de victimes, selon Zakharova.
« Cette nouvelle exposition souligne ‘les crimes de l’occupation soviétique et allemande’ et semble dire que la Lettonie elle-même n’a rien eu à voir dans tout cela », a noté Zakharova. « Ce qui montre, encore une fois, la manière dont on fait les choses dorénavant – la vérité est dénaturée et l’Histoire est révisée ».
Une « guerre contre la mémoire »
Boruch Gorin, porte-parole de la fédération des communautés juives de Russie, a qualifié l’exclusion de son pays de la création du musée de Sobibor « d’exemple de guerre contre la mémoire ».
« Actuellement, en Pologne, on diffuse le narratif selon lequel le pays n’a pas été libéré en 1945 mais qu’il est passé d’une occupation à une autre », explique Gorin – des nazis à l’Union soviétique.

« La comparaison du communisme et du fascisme ne peut se faire qu’en excluant le sujet de la Shoah. Oui, pour les Juifs, l’Armée rouge a été libératrice mais pour les Polonais, elle a été une force d’occupation. Alors pourquoi inviterait-elle les représentants du pays occupant ? », s’est-il interrogé.
Gorin a mis en doute l’exactitude des expositions futures du musée de Sobibor au vu de l’exclusion de la Russie. Il est probable, par exemple, a-t-il dit, que l’exposition ne mentionnera pas que certains Juifs qui s’étaient échappés de Sobibor – et notamment le co-dirigeant de la rébellion Leon Feldhendler – ont été ultérieurement assassinés par des antisémites polonais.
Seules environ 61 des 300 personnes qui s’étaient échappées sont parvenues à survivre jusqu’à la fin de la guerre. La majorité a été à nouveau capturée par les Allemands et leurs collaborateurs.
Gorin a ajouté qu’il y a trois ans, le président russe Vladimir Poutine n’avait pas été invité au 70ème anniversaire de la libération d’Auschwitz — alors que c’est l’Armée rouge qui a libéré le camp.
« [L’exclusion de la Russie de] Sobibor et d’Auschwitz font partie de la même tendance », a affirmé Gorin.
« En 1945, l’Armée rouge n’était pas démocratique non plus, et sans y être invitée, elle a libéré Auschwitz. On aurait au moins pu convier les soldats ou leurs enfants et petits-enfants. Mais les Polonais ne l’ont pas fait », a-t-il dit.
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