Séparant la musique et l’antisémitisme, une soprano israélienne défie les tabous à Bayreuth
Netta Or considère sa performance dans 'Parsifal' comme l'opportunité de montrer au monde que le Festival de Bayreuth créé par Wagner n'est pas 'judenrein'
AACHEN, Allemagne – Dans un débat qui n’a jamais cessé et qui se trouve aussi chargé en émotions que l’est sa musique, le compositeur allemand Richard Wagner a longtemps été une source de controverse parmi les Juifs. Eclipsée en Israël en raison de son antisémitisme de triste mémoire – et de ses admirateurs antisémites loyaux – l’oeuvre de Wagner est, en pratique, verboten.
Si cette interdiction de la musique de Wagner lors des concerts en Israël n’a rien d’officielle, elle remonte à une décision prise par l’Orchestre symphonique palestinien (prédécesseur de l’orchestre philharmonique israélien) en 1938 d’exclure le compositeur de son répertoire suite aux pogroms de la Nuit de cristal qui avait eu lieu cette année-là.
Et en effet, les concerts basés sur des musiques de Wagner sont extrêmement rares au sein de l’Etat juif et lorsqu’ils sont organisés, ils s’accompagnent de mouvements de protestation et de débats aussi forts et tempétueux que la musique grandiloquente de l’artiste elle-même.
La cantatrice née en Israël, Netta Or, adopte habituellement des tonalités plus douces dans ses performances. Cette star de l’opéra privilégie le style plus lyrique d’un Mozart, d’un Bach ou les oeuvres baroques, et n’incarne guère l’archétype de la soprano wagnérienne.
Or, qui a vécu pendant la majorité de sa vie en Allemagne, a dû relever des défis moraux et artistiques en amont des spectacles donnés lors du célèbre festival Wagner de Bayreuth, en Allemagne, connu dans le monde entier.
Pour Or, cela a été un défi de faire accepter qu’elle puisse chanter dans un opéra écrit par un compositeur qui ne nourrissait que du mépris pour les Juifs et dont l’un des admirateurs les plus fervents n’était autre qu’Adolf Hitler. Le fait que le festival ait été inauguré par cet artiste antisémite – et qui lui est consacré – n’a pu qu’ajouter l’insulte à l’injure.
La cantatrice juive s’est déjà illustrée sur les scènes les plus prestigieuses, comme celles du Teatro Real de Madrid, du Théâtre des Champs Elysées de Paris. Elle a chanté au festival du printemps de Budapest, au Royal Concertgebouw à Amsterdam et au festival de Salzbourg. Mais cette performance est différente.
Créé en 1876, le festival Wagner est organisé tous les ans au Théâtre du festival de Bayreuth, qui a été construit par le compositeur lui-même pour répondre aux besoins acoustiques particuliers de sa musique. Cet événement culturel est considéré comme l’un des plus importants festivals de musique classique célébré au monde.
Et pourtant, repoussée par l’antisémitisme de Wagner, Or a été partagée lorsqu’elle a reçu une invitation pour l’audition à Bayreuth il y a environ deux ans.
‘Je voulais vraiment le faire. Puis, en réfléchissant à la relation étroite entre Hitler et la famille de Wagner, je me disais que je ne le voulais plus’
« Je me suis sentie bizarre. Pour une musicienne qui doit réussir dans un libre-marché surpeuplé, avec des Sopranos concurrentes, renoncer à l’opportunité d’un rôle à Bayreuth n’est tout simplement pas envisageable », dit-elle.
« Même si je pensais que je n’aurais pas le rôle, je n’étais pas sûre que je le voulais vraiment. Je veux dire qu’à certains moments, je voulais vraiment le faire. Puis, en réfléchissant à la relation étroite entre Hitler et la famille de Wagner, je me disais que je ne le voulais plus ».
De manière ironique, c’est cette ambivalence qui pourrait avoir aidé lors de l’audition de la chanteuse en calmant sa nervosité, lui permettant de l’emporter sur ses concurrentes.
« Tout le monde était tellement nerveux », dit-elle en se souvenant de l’atmosphère dans le casting, évoquant une scène de « Chorus Line ».
« Il y avait 25 chanteuses de grand talent sur une scène, toutes tellement désireuses d’obtenir le rôle qu’elles s’en rendaient presque ridicules. Puis il y avait moi, même pas convaincue que j’avais envie d’être là. Et c’est moi qui ai eu le rôle », raconte-t-elle.
En dépit de ses inquiétudes morales, Or, qui joue le rôle de la première femme fleur dans l’opéra de Wagner « Parsifal », souligne qu’elle est « fière et reconnaissante » de pouvoir s’illustrer à Bayreuth. « Les artistes qui apparaissent à Bayreuth sont parmi les plus distingués dans le monde et c’est un véritable honneur d’être autorisée à partager la scène à leurs côtés », ajoute-t-elle avec humilité.
Le festival, cette année, a ouvert ses portes le 25 juillet et s’achèvera le 28 août.
Or n’est pas la première Israélienne et certainement pas la première Juive à participer au festival de Bayreuth, qui avait fait appel au chef d’orchestre israélien Daniel Barenboim de 1981 à 1987.
https://youtu.be/P73Z6291Pt8
L’un des premiers chefs d’orchestre à s’illustrer au festival de Bayreuth avait été Herman Levy, le directeur musical du Théâtre royal national de Bavière, à la fin du XIXème siècle, qui avait été imposé à Wagner par le roi Ludwig de Bavière. Ludwig avait fait du recrutement préalable de Levy une condition de son financement du festival et Wagner avait été contraint à obtempérer, non sans réticence.
Le spectacle d’ouverture du festival cette année, une nouvelle production de l’opéra wagnérien « Les maîtres-chanteurs de Nuremberg », est dirigé par le metteur en scène d’opéra et du théâtre juif australien Barrie Kosky.
Toutefois – même s’il n’existe aucun registre officiel portant sur la nationalité, la religion et l’ethnie des artistes qui se sont illustrés au festival de Bayreuth – il est probable qu’Or soit la première Israélienne à y chanter.
Une présence d’autant plus significative que Wagner, qui haïssait les Juifs en général, éprouvait un mépris particulier pour les chanteurs juifs.
Dans l’essai tristement célèbre qu’il avait écrit en 1850 et intitulé « le Judaïsme dans la musique », Wagner écrivait que « tout ce qui nous repousse dans l’apparence des Juifs et dans cette manière de parler finit par nous chasser lorsque tout cela transparaît dans leur chant, à moins que nous ne soyons captivés par leur ridicule ».
La réponse apportée par Or à ces propos est le défi.
« Wagner est mort. Il ne peut plus rien faire. Je suis ici pour chanter sa musique et m’assurer que Bayreuth n’est pas ‘judenrein », dit-elle, utilisant l’expression nazie signifiant qu’une zone avait été « nettoyée » des Juifs.
« Pour moi », continue Or, « c’est un moyen de l’emporter, en fait, sur la haine des Juifs de Wagner. Mais je souhaite qu’il y ait toutefois plus de sensibilisation sur la vision du monde antisémite qui était celle de Wagner ».
Bayreuth accroît la visibilité sur l’antisémitisme de Wagner
Les performances musicales, lors du festival, seront accompagnées d’une série de conférences et de discussions qui, sous le titre de « Bayreuth en débat », s’intéresseront à l’antisémitisme de Wagner, indique Peter Emmerich, porte-parole du festival.
Pour la professeure Ruth HaCohen, professeure à la chaire de musicologie Arthur Rubinstein à l’Université hébraïque et auteure de « la diffamation musicale contre les Juifs », un tel cadre est impératif.
« Je pense que la musique de Wagner ne devrait pas être totalement interdite en Israël ou partout ailleurs », explique HaCohen.
« Mais je pense que, lorsqu’elle est jouée en public, elle doit toujours être replacée dans un cadre qui débat de manière critique de la vision du monde du compositeur en liaison avec les oeuvres interprétées, à leur réception et à leur impact ».
Même si Wagner est décédé six ans avant l’année de naissance de Hitler, de nombreux historiens estiment que la musique et les écrits antisémites de Wagner ont eu une influence significative sur le dictateur allemand. La belle-fille de Wagner, Winifried, était devenue une amie proche de Hitler, qu’elle recevait souvent dans la maison familiale du compositeur à Bayreuth.
Wagner a été le pionnier de nombreuses idées inhérentes à l’antisémitisme moderne, bien avant l’arrivée au pouvoir des nazis. Son association du judaïsme et du déclin culturel et l’idée que la société devait s’émanciper d’une domination supposément aliénante des Juifs sont des thèmes centraux abordés par d’autres auteurs d’écrits antisémites ultérieurs, notamment par Hitler dans « Mein Kampf ».
« C’est ce qui distingue Wagner. Il n’était pas seulement un collaborateur opportuniste du régime nazi mais en fait, un champion intellectuel de la pensée antisémite », explique HaCohen.
La professeure Naama Sheffi, maître de conférences au département des communications du Collège Sapir de Sderot qui s’est penchée sur la perception de Wagner en Israël, partage le même point de vue. Elle ajoute que « cela peut être la raison pour laquelle Wagner en Israël est devenu le symbole remarquable de l’antisémitisme allemand ».
Ne pas fêter l’homme mais plutôt sa musique
Le porte-parole Emmerich souligne pour sa part que « le festival de Bayreuth n’est pas la commémoration de l’homme qu’était Richard Wagner. Son objectif est purement et simplement de jouer sa musique de la meilleure manière possible ».
C’est également ainsi qu’Or considère les choses, « sinon je ne chanterais pas ici ».
Mais HaCohen se dit sceptique sur la possibilité d’établir une distinction claire entre la musique, le compositeur et sa vision du monde.
‘Wagner se considérait non seulement comme un musicien mais comme un philosophe et un prophète’
« Wagner se considérait non seulement comme un musicien mais comme un philosophe et un prophète. Il considérait que sa musique était un moyen de prôner sa vision d’une société future. On doit considérer cela comme l’un des nombreux aspects pertinents lorsqu’il s’agit d’interpréter l’art complexe de Wagner », dit-elle.
HaCohen estime qu’une responsabilité incombe aux artistes.
« Ils doivent utiliser la place de premier plan et l’exposition qu’ils gagnent en jouant à Bayreuth pour sensibiliser à l’antisémitisme de Wagner », explique HaCohen. « Dans le monde d’aujourd’hui, ce n’est pas quelque chose de difficile à faire ».
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