A Gaza, des milliers de corps enfouis dans les décombres, parfois recherchés à la main
"Est-ce que ces corps resteront sous les décombres jusqu'à la fin de la guerre ? Et si c'est le cas, alors quand la guerre se terminera-t-elle ?", interroge Abu Sama, 30 ans
DEIR AL-BALAH, bande de Gaza – Les décombres s’étendent aussi loin que le regard se porte aux alentours, bloc d’immeuble après bloc d’immeuble. L’odeur est écœurante. Chaque jour, ce sont des centaines de personnes qui fouillent à la main des tonnes de débris, s’aidant d’une pelle ou de barres de fer.
Elles cherchent les corps sans vie de leurs enfants. De leurs parents. De leurs voisins. Les dépouilles sont là, quelque part dans les ruines qui se déclinent à l’infini.
Plus de cinq semaines après le début de la guerre menée par Israël contre le groupe terroriste palestinien Hamas au pouvoir dans la bande, une guerre qui a été déclenchée par l’assaut meurtrier commis par les hommes armés du groupe terroriste dans le sud d’Israël, le 7 octobre, certaines rues ressemblent dorénavant davantage à des cimetières qu’à des lieux de vie autrefois si animés. Les responsables, à Gaza, affirment qu’ils n’ont ni la main-d’œuvre, ni les équipements, ni le carburant nécessaires pour rechercher les vivants comme il le faudrait – sans parler des défunts.
Les victimes sont souvent des Palestiniens lambda – et un grand nombre d’entre eux sont encore portés-disparus.
Israël affirme que ses frappes aériennes – qui, aux yeux de nombreux Gazaouis, sont à l’origine des morts – prennent pour cible les hommes et les infrastructures du Hamas. L’État juif a promis d’éliminer le groupe après le 7 octobre, une matinée du Shabbat funeste où 3 000 terroristes avaient franchi la frontière séparant la bande et Israël, massacrant 1 200 personnes, la majorité avec une brutalité atroce, et enlevant 240 personnes qui sont actuellement retenues en otage dans la bande de Gaza.
Le Hamas mène souvent ses opérations depuis les quartiers résidentiels et Israël l’accuse d’utiliser les civils comme autant de boucliers humains, violant ainsi le droit international. Le groupe terroriste installe en conséquence ses lance-roquettes à proximité des mosquées, des hôpitaux, des écoles et même des bâtiments des Nations unies, y stockant ses armes et il aurait empêché les civils de quitter les zones que l’armée israélienne avait pourtant annoncé vouloir attaquer. Tsahal avait exhorté les civils à évacuer pour le sud de l’enclave côtière, plus sûre.
Le ministère de la Santé dirigé par le Hamas a fait savoir que plus de 13 000 personnes avaient perdu la vie à Gaza depuis le début de la guerre, dont deux-tiers seraient des femmes et des enfants – des chiffres qui ne peuvent pas être vérifiés de manière indépendante et qui ne font pas la différence entre les civils et les membres du groupe terroriste, et qui comptent aussi les victimes des roquettes défaillantes qui, lancées vers le territoire israélien, sont retombées dans la bande.
Omar al-Darawi et ses voisins fouillent les décombres de deux bâtiments de quatre étages situés dans le centre de Gaza depuis des semaines. Quarante-cinq personnes vivaient dans les appartements ; 32 ont perdu la vie. Dans les premiers jours, après le bombardement, 27 corps ont été retrouvés.
Les cinq qui manquent sont les cousins d’al-Darawi.
Parmi eux, il y a Amani, 37 ans, mère au foyer dont l’époux et les quatre enfants sont morts. Il y a aussi Aliaa, 28 ans, qui s’occupait de ses parents âgés. Il y a également une autre Amani, tuée avec sa fille, une adolescente de 14 ans. Son mari et ses cinq fils, pour leur part, ont survécu.
« La situation empire tous les jours », dit le jeune homme âgé de 23 ans qui, il n’y a pas si longtemps, faisait des études de journalisme. L’odeur est devenue insupportable.
« On ne peut pas s’arrêter », s’exclame-t-il. « Tout ce qu’on veut, c’est les retrouver et les inhumer » avant que leurs corps sans vie ne soient perdus pour toujours dans les décombres.
De son côté, le bureau humanitaire des Nations unies estime qu’environ 2 700 personnes sont portées-disparues, enterrées dans les ruines.
Des disparitions qui ne font qu’ajouter de la souffrance aux familles qui vivent dans la bande et qui sont musulmanes à une écrasante majorité. À l’instar du judaïsme, l’islam appelle les morts à être enterrés rapidement – dans les 24 heures suivant le décès, si c’est possible – les corps enveloppés orientés avec le visage tourné vers la Mecque. La tradition exige que la dépouille soit lavée avec soin par la famille, avec du savon et de l’eau parfumée, et les prières de miséricorde sont ensuite prononcées sur le lieu de sépulture.
Les recherches sont particulièrement difficiles dans le nord de Gaza – notamment à Gaza City – où s’est concentrée une grande partie de l’incursion terrestre israélienne en cours contre le Hamas durant ces trois dernières semaines, une offensive qui est d’ailleurs encore appelée à s’élargir. Des centaines de milliers de civils ont pris la fuite vers le sud, terrifiés par les combats, convaincus par les appels d’Israël à évacuer. Il y a aussi des bombardements et des combats dans le sud de l’enclave côtière, ce qui signifie qu’aucun endroit n’est sûr dans ce territoire minuscule.
Plus d’une vingtaine d’employés du département de la défense civile palestinienne, qui est la principale unité de secours à Gaza, ont été tués et plus d’une centaine ont été blessés depuis le début de la guerre, indique son porte-parole Mahmoud Bassal. Plus de la moitié de ses véhicules sont à l’arrêt, faute de carburant ou parce qu’ils ont été endommagés dans les attaques aériennes, ajoute-t-il.
Israël avait initialement empêché l’entrée de carburant à Gaza – limitant ensuite de manière stricte les quantités autorisées à entrer – en affirmant que le Hamas utilisait ces approvisionnements, les détournant de son usage civil pour renforcer ses efforts de guerre ; pour alimenter, entre autres, ses groupes électrogènes et autres équipements nécessaires dans le cadre de son exploitation d’un vaste réseau de tunnels souterrains long de 500 km. L’État juif a finalement accepté, vendredi, de laisser entrer deux camions de carburant par jour au sein de l’enclave côtière, cédant aux pressions exercées par les États-Unis.
Dans le centre de Gaza, hors de la zone de combat qui se trouve au nord, le directeur de la défense civile du secteur n’a plus aucun équipement lourd en état de fonctionner – ni bulldozer, ni grue. « Nous n’avons pas, en fait, d’essence pour permettre de nous servir du seul bulldozer que nous avons encore à notre disposition », commente Rami Ali al-Aidei. Il en faudrait au moins cinq pour fouiller correctement les décombres des hauts immeubles qui se sont effondrés dans la ville de Deir Al-Balah, ajoute-t-il.
Ce qui signifie que les dépouilles, et les personnes désespérées qui les recherchent, ne sont pas une priorité. « Nous accordons la priorité aux zones où nous pensons que nous pourrons retrouver des survivants », explique Bassal.
En résultat, les fouilles visant à retrouver les défunts sont souvent entreprises par des proches ou par des bénévoles. C’est le cas pour Bilal Abu Sama, ancien journaliste indépendant.
Il évoque ainsi quelques-unes des victimes de Deir al-Balah : Dix corps encore perdus dans ce qui reste de la mosquée al-Salam ; une vingtaine de corps ensevelis dans une maison détruite, dix portés-disparus dans une attaque dans une autre mosquée.
« Est-ce que ces corps resteront sous les décombres jusqu’à la fin de la guerre ? Et si c’est le cas, alors quand la guerre se terminera-t-elle ? », interroge Abu Sama, 30 ans, qui décrit comment les familles fouillent les ruines, sans outil à disposition.
« Les corps seront décomposés. Un grand nombre d’entre eux le sont déjà », ajoute-t-il.
Mardi, 28 jours après la destruction de son habitation au cours d’une frappe aérienne, Izzel-Din al-Moghari a retrouvé la dépouille de son cousin.
Vingt-deux membres de sa famille élargie vivaient dans la maison, dans le camp de réfugiés de Bureij. Trois seulement ont survécu. Huit sont encore portés-disparus.
Un bulldozer est venu trois jours après le bombardement pour nettoyer la route – il est reparti rapidement pour s’occuper d’un autre immeuble qui s’était effondré. Il est revenu mardi et il a aidé à retrouver le cousin d’al-Moghari.
Al-Moghari est ensuite retourné dans les décombres pour tenter de retrouver son père et d’autres proches. « Je suis stupéfait », dit-il. « Ce que nous avons traversé est indescriptible ».
Gaza est devenu un territoire où de nombreuses familles n’ont même plus droit au réconfort susceptible d’être apporté par des funérailles.
Al-Darawi, qui recherche ses cousins, le ressent amèrement. « Ceux qui retrouvent leurs morts ont de la chance », dit-il.
En réponse aux informations portant sur des victimes civiles dans la bande de Gaza, l’unité du porte-parole de Tsahal a expliqué que l’armée prenait « de nombreuses mesures d’avertissement avant ses actions pour éviter de porter atteinte aux non-combattants », ajoutant qu’elle « met également en place de nombreuses opérations humanitaires pour venir en aide aux citoyens de la bande de Gaza. »
« Toutes les frappes réalisées par l’armée se basent sur des informations de renseignement signalant des infrastructures terroristes ou la présence de terroristes dans le secteur ciblé par l’attaque », a continué Tsahal.