Ces avant-postes de dialogue pour remédier aux divisions, partout en Israël
A l'instar des groupes de sensibilisation juifs religieux, l'initiative « Parlons-en » offre 50 lieux de débat « démocratique libéral » dans tout Israël, le vendredi matin
Un Juif religieux, kippa sur la tête et franges rituelles flottant au vent, se présente devant la table dressée par des militants de la démocratie dans les rues d’Or Akiva, dans le nord d’Israël.
Répétant le mantra « ahavat hinam » (« amour sans limites »), il offre de la crème glacée aux citoyens absorbés par leurs discussions, puis s’en va.
Cet homme avait probablement participé à un match de cris ici, explique Eytan Cohen-Munwes, l’un des militants. « Ça arrive. C’est génial quand quelqu’un arrive en colère, et deux mois plus tard revient et présente des excuses. »
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PDG d’une entreprise aérospatiale, Eytan Cohen-Munwes apportera de l’aide, quelques minutes plus tard, à une femme âgée qui a du mal à ramener ses courses chez elle. Il fait partie d’une équipe de bénévoles qui vont dans les rues dans le cadre du mouvement Bo Nidaber Democratia (Parlons démocratie).
En installant des tables tous les vendredis matins en 50 lieux différents, dans tout le pays, l’organisation qui se veut non partisane entend favoriser le dialogue autour des valeurs démocratiques et libérales, en réaction aux tensions induites au sein de la société israélienne par la refonte judiciaire et les manifestations de grande ampleur organisées par l’opposition. Bo Nidaber est géré par des bénévoles et accepte les dons qui sont affectés à l’achat d’équipements et des quelque 10 000 fleurs nécessaires, chaque mois, pour briser la glace avec les passants.
Lors de la récente venue du Times of Israel sur le lieu de déploiement de l’une de ces tables, à Or Akiva, l’atmosphère était plutôt conviviale et amicale. Les militants distribuaient des fleurs aux passants et les invitaient à s’arrêter un instant pour parler politique. Une table avait été installée dans le quartier central, commerçant quoiqu’un peu délabré, et de longues conversations s’y sont tenues, ce qui ne fait pas oublier les citoyens – nombreux – passés sans s’arrêter, occupés par leurs achats avant Shabbat.
« Au début, les gens étaient très contrariés, ils juraient et disaient des choses que je m’en voudrais de répéter. Ce n’était pas facile », explique Daphne Haim-Langford, fondatrice de Bo Nidaber.
Ces tables sont volontairement déployées dans des endroits où la population soutient l’actuel gouvernement du Premier ministre Benjamin Netanyahu.
La création du mouvement de protestation, en janvier, en réaction à la refonte judiciaire a donné des idées à Haim-Langford, qui a réalisé que pour une partie importante de la société israélienne « l’égalité et la démocratie ne sont pas des idées consensuelles. Je pensais que c’était le cas, mais d’un coup, je me suis aperçue que non. »
S’inspirant d’un message sur Twitter (aujourd’hui X) proposant des « tables Habad » pour le dialogue, pratique bien connue du groupe hassidique pour promouvoir la pratique religieuse, Haim-Langford organise « cinq tables en l’espace de deux semaines, arrive à 10 au bout d’un mois, et aujourd’hui 50 ».
« Au lieu de distribuer des bougies de Shabbat, ce qui est important, ou des tefillin [phylactères], qui ne concernent que la moitié de la population, nous offrons des fleurs et un sourire », dit-elle. Le but de l’organisation est d’engager la conversation avec les gens les plus divers, pour ou contre la refonte judiciaire, afin de « faire évoluer le consensus, ce qui requiert d’abolir la haine entre groupes rivaux ».
Haim-Langford, qui vit à Zichron Yaakov, est titulaire d’un doctorat et a fondé une société pharmaceutique spécialisée dans le traitement des maladies oculaires rares. Comme elle et Cohen-Munwes, PDG dans l’aérospatiale, de nombreux bénévoles de Bo Nidaber sont entrepreneurs, professeurs ou encore cadres dans le secteur de la technologie, et actifs dans les manifestations anti-refonte.
Haim-Langford explique que « les manifestations ont un objectif clair, qui est de changer le cours de la politique du gouvernement. Lorsque vous assistez à des manifestations, vous êtes entouré de personnes qui partagent vos idées ». Elle ajoute que ce projet a permis au groupe de parler avec des Israéliens de tous horizons, y compris des ultra-orthodoxes, des membres du parti d’extrême droite Otzma Yehudit et bien d’autres avec lesquels le dialogue n’aurait jamais été possible autrement.
« C’est sans doute un recul, mais nous y voyons aussi une opportunité », explique Moshe Katzenelson, un autre bénévole. Il arrive que les conversations les plus difficiles ne débouchent sur « rien, ou par une accolade ».
Sur son site Internet (en hébreu), l’organisation Bo Nidaber explique que son objectif est de dialoguer avec les membres modérés de la population dans le but de trouver un consensus sur les problèmes de la société israélienne. S’y opposent « trois forces puissantes » qui entretiennent les clivages, estime Katzenelson.
La première de ces forces est les politiciens eux-mêmes, toujours plus extrémistes et déconnectés de la vie quotidienne de la population, la deuxième, les médias grand public – « les plus clivants », dit-il – qui mettent en avant les histoires qui font vendre ou cliquer. La dernière force, selon Katzenelson, est les réseaux sociaux, qui ont créé une « chambre d’écho algorithmique » qui enferme les gens dans leurs certitudes et les exposent toujours plus au risque des « fake news ».
Les conversations que propose l’organisation sont un moyen de surmonter ces obstacles, ajoute-t-il, et tous les bénévoles interrogés pour cet article témoignent d’un dégel progressif des opinions parmi les nouveaux visiteurs et ceux qui reviennent après un premier passage. Il faut dire que ces tables sont devenues un véritable point de ralliement ces neuf derniers mois.
Certaines personnes leur ont dit avoir voté pour l’un des partis actuellement dans la coalition au pouvoir, mais le regretter aujourd’hui, d’autres, soutenir l’idée d’une refonte judiciaire, mais pas celle promue par le gouvernement. D’autres ont admis que le dialogue avec les militants leur avait permis de changer de point de vue sur les manifestants et de ne plus les considérer comme des traîtres, même s’ils ne sont toujours pas d’accord avec eux.
Une femme ultra-orthodoxe, raconte Haim-Langford, a été étonnée à l’évocation de mes nuits blanches, morte d’inquiétude pour l’un de mes enfants qui faisait son service militaire, chose « à laquelle elle n’avait jamais pensé ».
La dynamique est forcément bijective. Nous « en savons aujourd’hui beaucoup plus » sur les difficultés de certains, en Israël, notamment sur les plans économique, éducatif et de l’emploi, dit Haim-Langford. « Il n’y a aucune raison pour que mon enfant à Zichron Yaakov ait plus de chances qu’un autre à Or Akiva. Il faut en parler, tout comme du racisme, qu’il est impossible d’ignorer. »
La population d’Or Akiva est essentiellement ouvrière et d’origine mizrahi (moyen-orientale) alors que Zichron Yaakov est considérée comme une ville touristique ashkénaze plutôt riche. Les questions autour du pouvoir politique et de l’inégalité des chances entre Juifs ashkénazes et mizrahi en Israël sont complexes et souvent considérées comme un sous-problème entretenu par les courants politiques, les Ashkénazes étant renvoyés à l’image de « nantis » laïcs et les Mizrahim à celle de « démunis » traditionalistes/religieux.
Pareil clivage a été signalé ailleurs, comme à Kiryat Shmona, dans le Golan, où Katzenelson tient fréquemment l’une des tables de dialogue. Il existe depuis longtemps de fortes tensions entre les habitants de la classe ouvrière et ceux des environs, pour l’essentiel des kibboutzim ashkénazes, dit-il.
« Une personne d’un kibboutz était là : elle s’est assise et a écouté pour la première fois… Elle a convenu qu’il y avait un certain déséquilibre. De l’autre côté, ils l’ont également entendue parler pour la première fois », dit Haim-Langford.
Tout ne se passe pas toujours aussi bien devant la table de l’organisation, à Or Akiva. Une dame est passée rapidement, disant avec sarcasme : « Promouvoir la démocratie ! », réaction tout à la fois déconcertante mais finalement peu étonnante pour les militants. Une autre fois, un homme a crié depuis sa voiture : « C’est Bibi et personne d’autre. Il a été béni par le Rabbi Loubavitch ! » avant de déguerpir. Bibi est le surnom du Premier ministre.
Haim-Langford assure que son groupe est resté extérieur aux tensions qui se sont déchaînées à Tel Aviv autour de la question de la célébration publique de Yom Kippour, affirmant que Bo Nidaber ne s’intéresse pas aux « provocations » amplifiées par les médias. Ce qui s’est passé là-bas n’a vraiment eu d’effet sur les gens en dehors de Tel Aviv – les « vraies provocations sont les politiques gouvernementales » qui détournent l’aide aux survivants de la Shoah et autres citoyens dans le besoin, dit-elle.
« Nous sommes ici pour un bout de temps… et nous sommes soutenus par de nombreux électeurs de droite », ajoute-t-elle. « J’ai eu une conversation intéressante avec un électeur du Likud, nous avons parlé politique… il était lui aussi contrarié par ce qui s’est passé à Tel Aviv. Remédions-y. »
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