Dans cet étrange nouveau monde, les Israéliens font appel à un déontologue
Durant la crise sanitaire, le déontologue Yuval Cherlow a été sollicité par des médecins qui veulent quitter leur travail, des victimes de violences conjugales et d'autres

Durant l’épidémie de coronavirus, les Israéliens ont massivement sollicité un éminent déontologue afin d’obtenir des conseils – il a notamment été contacté par des médecins désireux de quitter leur travail jusqu’à des personnes furieuses du maintien de l’ouverture des magasins IKEA alors que les cimetières ont fermé pendant Yom HaZikaron.
« Je reçois habituellement en moyenne cinq questions par semaine, mais j’en ai reçu des centaines ces deux derniers mois », s’exclame Yuval Cherlow.
Tout le monde a obtenu une réponse à ses interrogations – parfois décevante parce qu’allant à l’encontre des convictions de ceux qui les avaient posées. Les questions ont émané de personnes qui se sont senties frustrées par les restrictions de confinement, qu’elles ont pu considérer comme manquant de logique, une opinion qu’elles espéraient voir confortées pour y trouver une sorte d’apaisement moral.
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« Mais nous faisons face à un virus qui ne suit pas les règles de la logique », explique Cherlow, qui siège au sein d’une commission d’éthique au ministère de la Santé et qui a fait de nombreuses conférences sur l’éthique, notamment une allocution prononcée en 2018 à l’UNESCO, l’instance culturelle des Nations unies.
Cherlow dirige une yeshiva et est le directeur du centre d’éthique juive au sein de Tzohar, alliance de rabbins orthodoxes. Il reçoit ainsi des questions provenant d’un large spectre de la société israélienne, traitant d’éthique laïque ou d’idées religieuses.
« Nous avons eu des médecins qui nous ont dit qu’ils avaient peur et qui demandaient si c’était éthique de quitter le travail », explique Cherlow au Times of Israël. « Des gens qui ont dit qu’ils avaient peur pour eux comme pour leurs proches. Il ne s’agissait pas seulement d’eux-mêmes, mais bien de ce qui relevait, pour eux, d’un conflit entre deux engagements. »
« Un médecin m’a dit les choses de cette manière : ‘envers qui mon engagement est-il le plus important ? Est-ce celui envers mes malades, ou celui envers mes enfants ?' », continue-t-il.

Cherlow a alors répondu que démissionner dans le cadre de cette crise serait similaire à l’abandon d’un bunker pendant une guerre.
« J’ai comparé leur situation aux soldats. Au cours du temps, ils ont bénéficié d’avantages en tant que médecins – avec une formation, un salaire – et ils ont donc l’engagement de rendre ce qui leur a été donné quand cela s’avère nécessaire, comme le font les soldats sur le front, durant la bataille », poursuit-il.
Il a également fait remarquer au médecin que sa jeune famille était mieux équipée à lutter contre le virus si ses membres devaient l’attraper, que les malades hospitalisés qui avaient besoin de soins.
La réponse a été différente quand un agent d’entretien travaillant dans un hôpital lui a posé la même question. Il lui a répondu qu’en tant que travailleur sous contrat, ayant bénéficié de moins de formation et d’investissement de la part de l’Etat, son niveau d’obligation était moindre.
« Son engagement est moins important », estime Cherlow. « Il prend part à la guerre et a donc un engagement vis-à-vis de l’hôpital, mais si le danger qu’il doit affronter est élevé – parce qu’il vit avec ses parents, par exemple – il peut facilement dire qu’il ne veut pas servir. »
Finalement, l’employé a décidé de continuer à travailler. « Il n’a pas délaissé son poste parce qu’en prenant compte de tous les facteurs, j’ai souligné qu’il réalisait un travail très important, et cette reconnaissance était importante pour lui », note Cherlow.
Au cours des derniers jours, il y a eu tellement de parents qui lui ont demandé s’il était éthique de renvoyer les enfants à l’école malgré la possibilité de les voir propager le coronavirus qu’il a publié un article de blog pour le Times of Israël consacré à ce sujet. Le risque fait partie de la vie et il n’y a pas « d’obstacle éthique ou moral à la décision prise par un parent de faire reprendre à son enfant le chemin de l’école », conclut-il.
Certains sont entrés en contact avec lui afin d’évoquer la réponse gouvernementale apportée à l’épidémie sous un point de vue éthique – notamment au sujet des journalistes exemptés du suivi effectué par le biais des téléphones cellulaires, une exemption accordée pour protéger leurs sources confidentielles.
« J’ai répondu que si c’était un privilège personnel accordé aux journalistes, alors ce ne serait pas éthique », clame-t-il. « Mais les journalistes font un travail très important pour le public et doivent être en mesure de conserver le secret des sources qui leur permettent de mener à bien leur mission, et c’est donc justifié. »

Il a reçu des questions concernant l’éthique financière posées par des entreprises durement frappées par la crise, et au sujet des institutions d’éducation sommées de fermer leurs portes après paiement des frais de scolarité par les parents.
Il a été également sollicité sur certains des effets les plus atroces du confinement.
« Au cours des dix derniers jours, j’ai eu de plus en plus de questions de la part de femmes qui disent être victimes de violences », clame-t-il.
Certaines émanent de femmes qui doutent du droit éthique dont elles jouissent pour agir contre ces violences – elles ont été rapidement rassurées par Cherlow. Les travailleurs sociaux ont également transmis des messages, demandant un avis éthique qui viendrait appuyer leurs réflexions en plus des réglementations professionnelles.
Une requête était liée à une femme victime de violences qui insistait sur le fait qu’elle ne voulait pas que son époux quitte le foyer conjugal. Le travailleur social avait alors envisagé d’utiliser l’autorité accordée par sa profession pour faire partir de force du logement le mari – se demandant si un tel passage à l’acte ne viendrait pas, par ailleurs, saper la liberté de choix de l’épouse.
« J’ai répondu que d’une perspective éthique, on peut présumer que c’est elle la décisionnaire », dit Cherlow. « Mais lorsqu’il y a de bonnes raisons, dans les situations extrêmes, il est bien possible d’estimer à 100 % qu’elle ne bénéficie pas vraiment d’une liberté de choix. Si elle vit sous le coup de ce genre de menace, alors ce qui est éthique est d’éloigner le mari violent du domicile familial. »
Tout en dispensant ses conseils éthiques, Cherlow s’est affairé à interpeller les gens lorsqu’il a eu le sentiment qu’ils tentaient de poser des questions non-éthiques.
« L’une des choses les plus difficiles à appréhender pour les gens, c’est le fait que le virus n’obéit pas à des règles éthiques et, à cause de cela, certains ont eu le sentiment que la réalité dans laquelle ils ont été amenés à vivre n’était pas juste », déclare-t-il, expliquant que certaines directives entraînées par la pandémie avaient pu souvent sembler injustes même si elles étaient par ailleurs justifiées.
Ainsi, de nombreuses familles ayant perdu un proche ont exprimé leur colère suite à la Journée israélienne de commémoration, la semaine dernière, où les cimetières sont restés fermés alors même que d’autres restrictions, notamment concernant le secteur commercial, avaient été allégées. Cherlow a fait part de sa compassion mais a refusé de reconnaître tout facteur de type éthique dans ce qu’il s’est passé.

Il explique : « Était-ce éthique de maintenir la fermeture des cimetières mais d’ouvrir IKEA ? Je réponds que ce n’est pas une question éthique, mais médicale. Si les gens s’étreignent, dans les cimetières, pour y trouver un réconfort mais qu’ils ne le font pas à IKEA, c’est une question médicale. Et une partie de notre mission est de dire ce qui relève de l’éthique et ce qui n’en relève pas. »
Dans une veine similaire, les synagogues sont restées fermées mais les fidèles, frustrés, qui ont cru trouver une écoute compatissante chez Cherlow, lui-même rabbin orthodoxe, ont pu être déçus.
Certains se sont tournés vers lui pour dire qu’il était illogique de permettre l’organisation de manifestations et d’interdire la tenue des services religieux.
« Il y a là-dedans un facteur éthique dans la mesure où il y a des valeurs rattachées au droit de manifester, et que la liberté de religion est également une valeur », note-t-il. « Mais, d’un point de vue pratique, c’est différent. Dans les synagogues, les gens sont proches les uns des autres et se rencontrent trois fois par jour, tandis que les manifestations sont occasionnelles et moins concentrées. »
La solution adoptée par l’Etat en ce qui concerne la prière est qu’il est autorisé de se rassembler pour les offices, mais en plein air. Cherlow considère que c’est un bon compromis qui pose toutefois un problème.
Les services en plein air sont limités à 19 fidèles, et de nombreuses communautés préfèrent donner aux hommes une place dans cet espace limité, et les femmes y prennent donc rarement part.
Il reconnaît que la loi religieuse orthodoxe ne donne pas aux femmes la même obligation de prier avec un quorum et ne les compte pas dans ces quorums. Mais Cherlow estime qu’il est impératif, au niveau éthique, de garantir que tous les citoyens, hommes et femmes, auront le même sentiment de pouvoir participer à la vie communautaire de manière égalitaire et comme ils le souhaitent.
« La loi gouvernementale est bonne mais en pratique, les gens mettent en place les minyanim et ne laissent aucune capacité aux femmes pour qu’elles puissent prier lors des offices et là, c’est une question éthique », clame-t-il. « Nous devons trouver une solution dans laquelle 50 % de la population ne se sentira pas exclue des minyanim. »
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