D’incroyables découpages d’avant la création d’Israël inspirent des vidéastes
L’installation de l’artiste Hilla Ben Ari à la Ticho House de Jérusalem dans le sillage du travail de l’artiste de premier plan Moshe Reifer, ancien résident du Kibboutz Yagur
Jessica Steinberg est responsable notre rubrique « Culture & Art de vivre »
Les ciseaux à manucure ont été les outils de prédilection de Moshe Reifer, artiste né en Pologne et résident du kibboutz Yagur dans les années 1930, pour créer des découpages complexes évoquant l’alphabet hébraïque, enrichis de figures mystiques et de formes ciselées.
Aujourd’hui, 90 ans plus tard, l’artiste et vidéaste Hilla Ben Ari, qui a grandi à Yagur dans la fascination de cet artiste local des plus excentriques, a créé « La Voix qui se dit voix », une installation vidéo en hommage à Reifer, actuellement visible à Jérusalem, dans les locaux de la galerie Anna Ticho House, jusqu’au mois d’octobre.
Dans les six vidéos presque grandeur nature, trois danseurs – deux hommes et une femme – se déplacent, courbant et dépliant leur corps, avec des feuilles de papier blanc pressées, pliées et roulées pour créer de nouvelles formes et des ombres.
Les visiteurs de l’exposition peuvent prendre place sur un banc au fond de la galerie, offrant une vue sur quatre des six écrans. Ils peuvent ainsi observer les danseurs prendre des poses apparemment impossibles, les papiers parfois roulés et écrasés sous leur poitrine ou encore accrochés à leurs bras ou à leurs mains, dessinant des plastrons ou des ailes géantes.

« Elle fait du Pilates avec le papier », dit d’elle Timna Seligman, conservatrice en chef de la Ticho House. « Le papier peut être très fragile, mais en même temps incroyablement fort ».
D’après elle, le papier rappelle ce qui était le matériau de prédilection de Reifer, tandis que les figures mouvantes évoquent ses découpages, avec leurs membres démesurés et leurs poses spectaculaires.
Timna Seligman précise que Ben Ari a consacré presque cinq ans à la préparation de l’exposition, depuis le moment où elle a eu connaissance de ces découpages à l’âge adulte, même si l’artiste dit les connaître depuis l’enfance.
« Elle raconte qu’enfant, son grand-père lui avait montré un des découpages et qu’elle en avait été terrifiée », ajoute Timna Seligman.

Avant cela, Ben Ari a exploré le travail d’artistes et figures plutôt confidentiels des archives culturelles israéliennes, avec un attrait particulier pour les artistes ayant fait l’expérience du kibboutz. Jusqu’à présent, explique Timna Seligman, son travail s’est développé autour de deux disciplines : le travail du papier et la vidéo.
Elle se concentre sur le corps humain, collaborant avec des danseurs contemporains et des musiciens, questionnant la relation entre mouvement et son. Dans cette dernière œuvre, le papier est une sorte de matière première, et elle défie son caractère bidimensionnel jusqu’à lui conférer presque une troisième dimension.
« Elle est arrivée à la Ticho House dans l’idée de faire quelque chose en rapport avec l’œuvre de Reifer », précise Seligman, qui a travaillé avec Ben Ari pour trouver comment connecter ce travail à la vocation du lieu, qui fait partie du Musée d’Israël et avait été acquis en 1924 par un ophtalmologue, le Dr Abraham Ticho et sa femme, l’artiste Anna Ticho.
Anna Ticho était portraitiste, réputée pour ses dessins en noir et blanc sur papier, dont beaucoup évoquent la douleur et les difficultés de leurs sujets, en proie à une crise existentielle.

Seligman a organisé l’exposition de manière à ce que les vidéos de Ben Ari soient visibles dans l’aile droite de la galerie, les découpages de Reifer, sur les murs et dans les vitrines du milieu et enfin une sélection de portraits d’Anna Ticho, la représentant elle et son mari, ainsi que des proches, dans la partie gauche de la galerie.
Seligman sélectionne toujours les œuvres de la Ticho House en pensant au contexte de l’exposition, recherchant la connexion entre l’artiste invité et l’esprit du lieu, avec un accent particulier sur les femmes dans l’art, le papier, la lumière, la monochromie.
« C’est ce qui rend tangible le lien entre les deux ailes de la maison », dit-elle.
Ceux qui connaissent bien les œuvres d’Anna Ticho évoquent naturellement ses aquarelles faisant la part belle aux fleurs et aux collines de Jérusalem, alors qu’elles ne représentent qu’une infime part de la collection.

« Si je mettais ses aquarelles de fleurs de l’autre côté, ça ne sonnerait pas juste », dit-elle. « Ses portraits demandent clairement un effort ».
Les portraits sont audacieux et forts, avec des traits sombres et puissants pour dépeindre Albert Ticho, un homme courbé ou encore trois nus de femmes, les genoux levés.
Certains croquis représentent plus d’un personnage, mettant l’accent sur le regard ou les mains, un autre lien fort avec les vidéos de Ben Ari, selon Seligman.
C’est très éloigné de la matière première, mais plus vous passez de temps avec l’œuvre et plus vous percevez les connexions, conclut-elle.
