Fiasco à l’East Room : Kushner explique les écarts de vue entre Netanyahu et Trump
Deux ans et demi après les faits, Jared Kushner explique enfin comment un plan soigneusement élaboré pour "améliorer la vie des Palestiniens et des Israéliens" a déraillé
David est le fondateur et le rédacteur en chef du Times of Israel. Il était auparavant rédacteur en chef du Jerusalem Post et du Jerusalem Report. Il est l’auteur de « Un peu trop près de Dieu : les frissons et la panique d’une vie en Israël » (2000) et « Nature morte avec les poseurs de bombes : Israël à l’ère du terrorisme » (2004).

Un événement très étrange a eu lieu dans l’East Room de la Maison Blanche le 28 janvier 2020 : Le président américain Donald Trump y a révélé sa « Vision pour améliorer la vie des peuples palestinien et israélien » élaborée avec minutie, dont une grande partie devait certainement beaucoup plaire à l’Israélien moyen. Mais le Premier ministre Benjamin Netanyahu, qui se tenait à ses côtés, l’a aussitôt sabotée.
Supervisé par le principal collaborateur et gendre du président américain, Jared Kushner, le plan était innovateur en cela qu’il adressait de nombreuses préoccupations israéliennes qui avaient été marginalisées, voire ignorées, dans les précédents plans de paix. « Essentiellement », comme je l’ai écrit à l’époque, « il était fondé sur l’impératif que la création d’un État palestinien ne compromette ou ne menace en aucun cas la sécurité d’Israël, et que les États-Unis ne demanderaient à Israël que d’envisager des compromis qui sécuriseraient le pays et son peuple à court et à long terme ». « Il comprenait également de nombreux éléments qui ne manqueraient pas d’exaspérer les Palestiniens – en limitant de manière radicale leurs futurs droits souverains, leur refusant un rôle significatif à Jérusalem, ou refusant leur demande du « droit de retour » pour les réfugiés.
Mais cela ne suffisait pas à Netanyahu. Tout en vantant chaleureusement les vertus du plan, le Premier ministre a immédiatement transgressé les paramètres soigneusement délimités et a informé Trump qu’Israël appliquerait dès lors « ses lois à la vallée du Jourdain, à toutes les communautés juives de Judée et de Samarie, et à d’autres zones que votre plan désigne comme faisant partie d’Israël et que les États-Unis ont accepté de reconnaître comme faisant partie d’Israël ».
Le plan Trump avait effectivement désigné certaines zones de la Cisjordanie qui devaient passer sous souveraineté israélienne, mais selon les modalités d’un processus qui serait espérait-on négocié avec les Palestiniens et qui leur conférerait un État restreint. L’annexion unilatérale d’Israël était l’option alternative, à appliquer uniquement si ledit processus échouait. En affirmant immédiatement sa souveraineté, Netanyahu a balayé d’un revers de main toute cette « vision ».
Ce qui s’est déroulé sous les yeux du monde entier était absolument incompréhensible. Une fois encore, comme je l’avais écrit à l’époque, « Nulle part dans ce document minutieusement compilé n’est faite la promesse ou même la suggestion d’une telle annexion israélienne immédiate. Pourquoi le ferait-on ? Cela n’a aucun sens. Pourquoi dévoiler un plan, élaboré pendant trois ans, conçu pour aboutir à un accord, soigneusement calibré pour rassurer Israël et éviter de s’aliéner les principaux alliés arabes, pour ensuite aller brutalement à l’encontre de ces objectifs en promettant à l’une des parties tout son butin immédiatement ? »

Et pourtant, à peine la cérémonie de l’East Room terminée, l’ambassadeur de Trump en Israël, David Friedman, confirmait aux journalistes que Netanyahu pouvait effectivement aller de l’avant et annexer les quelque 30 % du territoire de Cisjordanie que le plan attribuait à Israël – comprenant en grande partie la vallée du Jourdain et toutes ses implantations – avec l’assurance supplémentaire qu’une fois qu’Israël aurait étendu son droit à ces zones, les États-Unis reconnaîtraient ce geste. Friedman avait alors ajouté : « Israël ne doit pas attendre un seul instant ».
Comme nous le savons, bien sûr, la loi israélienne n’a jamais été appliquée par Netanyahu dans les implantations, la vallée du Jourdain ou toute autre partie de la Cisjordanie – ni immédiatement après la cérémonie à la Maison Blanche, ni depuis. Dans les jours, les semaines et les mois qui ont suivi le grand dévoilement, Kushner a rendu de plus en plus explicite le fait que l’administration Trump ne soutiendrait pas l’annexion unilatérale, et que Netanyahu le comprenait et l’acceptait.
Après avoir, sans aucun doute, dû rassurer les dirigeants des Émirats arabes unis et du Bahreïn, dont les ambassadeurs étaient présents à la cérémonie de l’East Room, en leur affirmant qu’ils ne devaient pas se fier à ce qu’ils entendaient, Kushner et l’administration Trump ont ensuite négocié les accords d’Abraham, en vertu desquels Netanyahu a abandonné l’annexion comme condition préalable essentielle aux traités de paix avec les Émirats arabes unis, le Bahreïn et le Maroc, et avec la promesse d’autres accords de normalisation régionale à venir.

Netanyahu a reçu de nombreux éloges pour ses qualités d’homme d’État et sa sagesse en optant pour un processus de normalisation régionale pour Israël plutôt que pour ses intérêts et ceux de son bloc politique en matière d’annexion unilatérale. Mais depuis cette semaine, nous comprenons mieux les messages étrangement contradictoires de Trump et de Netanyahu à la Maison Blanche en janvier 2020, la ténacité avec laquelle Netanyahu a lutté pour persuader Trump de soutenir son projet d’annexion, et pourquoi la direction américaine n’a pas laissé d’autre choix au Premier ministre de l’époque que d’accepter le principe des Accords d’Abraham contre l’abandon de l’annexion.
Dans des extraits pré-publiés de son livre à paraître, A White House Memoir, Jared Kushner a clairement indiqué que Friedman – qui réfute catégoriquement le témoignage de Kushner, tout comme le parti Likud de Netanyahu – « avait assuré à Bibi qu’il obtiendrait plus rapidement un soutien à l’annexion de la Maison Blanche. Il ne m’en avait pas fait part, ni à moi ni à personne de mon équipe. »
Lorsque Netanyahu, dans son discours de l’East Room, a annoncé qu’il allait procéder à son projet d’annexion, écrit Kushner, « je me suis agrippé à ma chaise si intensément que mes articulations sont devenues blanches. »
« Ce n’était pas ce que nous avions négocié », développe Kushner. « Selon notre plan, notre reconnaissance éventuelle de la souveraineté d’Israël sur des zones convenues était conditionnée par la prise de mesures par Israël pour faire progresser la création d’un État palestinien sur le territoire que nous avions délimité. »

Kushner était furieux parce que la déclaration de Netanyahu venait de saboter ses négociations fragiles avec les nouveaux alliés potentiels d’Israël dans la région, mais, principalement, parce qu’elle fournissait au président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas un prétexte pour se soustraire à la « vision » du président et condamner l’initiative.
« Si le dévoilement du plan s’était déroulé comme prévu, il aurait mis Abbas dans une position impossible », écrit Kushner. « Réagir durement à une proposition crédible aurait pu l’aliéner encore plus, tout en exposant le caractère creux de sa position. Mais le Premier ministre israélien avait donné à Abbas exactement le genre de prétexte dont il avait besoin pour rejeter notre plan. »
Non seulement Kushner a été pris de court, mais Trump aussi, selon son livre. « Bibi a fait un discours de campagne. Je me sens souillé », a déclaré le président à Kushner immédiatement après la cérémonie.

D’après le Likud, les dires de Kushner selon lesquels Netanyahu aurait surpris Trump et saboté le plan de paix avec sa déclaration d’annexion non coordonnée n’ont « absolument aucun fondement. » Tout au contraire. Une déclaration publiée par le parti de Netanyahu jeudi a indiqué que les deux dirigeants avaient échangé des lettres les jours précédant la cérémonie, dans lesquelles Netanyahu indiquait clairement qu’Israël irait de l’avant et ferait une déclaration concernant la souveraineté « dans les jours à venir. » (Plus d’informations sur ces lettres dans cet article de notre correspondant Jacob Magid).
Netanyahu n’a pas renoncé facilement, assure Kushner, et a chargé son ambassadeur aux Etats-Unis, Ron Dermer, d’appeler Kushner pour lui demander que l’administration soutienne l’annexion sans délai.
« Je n’arrivais pas à le croire. Trump était encore furieux du discours de Bibi. En fait, il m’avait même demandé s’il ne devrait pas prendre une mesure exceptionnelle et soutenir le rival politique du Premier ministre, Benny Gantz », écrit Kushner. « Si j’avais fait vingt pas dans le couloir vers le bureau ovale et demandé à Trump d’aller de l’avant avec l’annexion, le président m’aurait expulsé. »
Kushner affirme avoir dit à Dermer : ‘Ne nous prenez pas pour acquis… Nous avons travaillé comme des fous pendant trois ans pour en arriver là. Pour la première fois, Israël a une position morale supérieure … Mais maintenant, tout est foutu … Vous pensez que vous et votre gouvernement avez été si efficaces. Mais, et je déteste devoir vous le rappeler, nous n’avons jamais agi que parce que nous pensions que c’était la bonne solution, et non parce que vous nous avez convaincus d’agir de telle ou telle manière. »
Il convient de rappeler que Trump – qui était et est adoré par une grande partie de la droite israélienne et honni par une grande partie du centre-gauche – a démarré sa présidence sans enthousiasme pour les implantations. « Elles n’aident pas le processus », a-t-il déclaré au Israel Hayom de Sheldon Adelson, son principal soutien, dans une interview à couper le souffle en février 2017. « Chaque fois que vous prenez des terres pour les implantations, il reste moins de terres… Je ne suis pas quelqu’un qui croit qu’aller de l’avant avec ces implantations est une bonne chose pour la paix. »

Et il était ouvertement en désaccord avec Netanyahu, lors de sa visite en Israël et en Cisjordanie en mai 2017, sur la possibilité de progrès avec Abbas, affirmant dans le discours final de la visite au Musée d’Israël que les Palestiniens « sont prêts à tendre la main pour la paix. » À l’issue d’une rencontre avec Abbas à Bethléem, le président avait mis de côté le texte qu’il avait préparé pour souligner : « Je sais que vous l’avez déjà entendu. Je vous le dis. C’est ce que je fais. Ils sont prêts à tendre la main pour la paix. »
La « vision » de Trump, telle qu’elle apparaît aujourd’hui clairement, était un effort pour satisfaire à peu près toutes les demandes de Netanyahu concernant le conflit palestinien, mais en le faisant selon les paramètres d’une formule qui ne convenait pas à ce dernier : la solution à deux États sur laquelle a été fondée la légitimité internationale d’Israël en 1947 ; la seule solution permettant à Israël de rester à la fois juif et démocratique.
Élaboré par une administration manifestement favorable à Israël, consciente de ses défis et s’efforçant d’élargir l’acceptation d’Israël dans la région, le plan énonçait des conditions que les Palestiniens étaient presque certains de rejeter. « Un grand plan pour Israël », comme l’avait qualifié Netanyahu, même s’il l’a sabordé.
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David Horovitz, rédacteur en chef et fondateur du Times of Israel