France : Comment 4 000 juifs libérés sous l’Occupation ont finalement été déportés ?
Sous le régime de Vichy, une procédure administrative permettait d’interner des personnes que la justice venait pourtant de déclarer libres. Aujourd'hui, grâce aux recherches de Johanna Lehr, l'histoire de ce stratagème refait surface

Pendant trois ans, Johanna Lehr a tenté de retracer le parcours de 4 000 juifs emprisonnés à la Santé, à Fresnes, aux Tourelles, à la Petite Roquette et dans d’autres centres de détention parisiens pendant la Seconde Guerre mondiale. Un retour en arrière qui a nécessité d’étudier une multitude d’archives des années 1950-1960. Registres d’écrou, documents policiers et judiciaires, la chercheuse s’est intéressée à des documents jusque-là tombés dans l’oubli.
« Aux Archives de Paris, j’étais la première à les demander. Les magasiniers, un peu surpris, ont coupé au cutter la vieille cordelette jaunie qui fermait les dossiers d’appel. J’ai ouvert prudemment les chemises en carton imprégnées de poussière, ouvert à mon tour quelques scellés, et j’ai tout lu », explique-t-elle au journal Le Monde.
Un voyage exceptionnel que Johanna Lehr resument en une phrase : « les registres officiels donnent une image erronée du rôle de l’administration, de la police et de la justice françaises dans la persécution des juifs ».
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Selon la chercheuse, en France, pendant l’Occupation nazie, près de 4 000 juifs emprisonnés ont été libérés de façon fictive pour être finalement déportés.
« Pour eux, mettre un pied en prison, pour quelque raison que ce soit, même minime, revenait à être pris dans un engrenage effroyable. C’était le début de la mise à mort », résume-t-elle.
Un rouage discret et perfide
Dès lors que ces personnes étaient arrêtées, elles entraient dans un effroyable engrenage : la « consignation provisoire ». Une mesure au nom imprécis qui cachait une réalité brutale. Créée en novembre 1939 dans le cadre de la répression contre les communistes avant de s’appliquer aux mendiants, aux étrangers et à d’autres, cette procédure administrative permettait d’enfermer avant leur jugement des hommes et des femmes arrêtés pour des infractions et jugés dangereux. Ils étaient transférés au dépôt, qui servait de centre de « tri » et faisait office de prison, et y attendaient leur libération, leur incarcération décidée par un juge français, ou leur internement en camp prononcé par les autorités françaises ou allemandes.
Au total, 40 000 personnes environ ont ainsi été « consignées » provisoirement durant l’Occupation. Près d’un tiers étaient juives, selon Johanna Lehr.
Des noms et des visages sur des chiffres
Parmi les victimes, Ernest Fruchte, 20 ans. Ingénieux, matûre et désireux de vivre, aux policiers, il racontera son bonheur d’être récemment devenu parents avec la femme qu’il aime. Arrêté le 14 mai 1941, il est tombé dans les mailles du filet de la police parisienne lors de la rafle dite « du billet vert », en même temps que plus de 3 700 juifs étrangers convoqués pour un « simple contrôle d’identité ». Un piège, en réalité.
Comme des centaines d’autres, Ernest Fruchter avait beau disposer de papiers en règle et d’un métier honorable, il a été arrêté et interné au camp de Pithiviers, dans le Loiret. Après s’en être échappé deux fois, il a définitivement été arrêté. Parallèlement, sa mère, Rachel, sa sœur, Edith, et son frère, Richard, ont tous les trois été déportés lors de la rafle du Vél’d’Hiv, le 16 juillet.

De son côté, Ernest a été gardé prisonnier au « dépôt », un local de la Préfecture de police situé au sous-sol du palais de justice, sur l’île de la Cité pour être interrogé pour des accusations qu’il a toujours niées. « Je n’ai jamais appartenu à aucune organisation relevant de la IIIe Internationale, je ne me suis jamais occupé de politique », a-t-il affirmé lors d’un interrogatoire alors qu’on l’accusait d’être un activiste communiste et d’avoir participé à un attentat.
Déféré pour évasion et infraction à la loi sur le statut des juifs, le 1er août 1941, le jeune père de famille a été placé en détention provisoire à la maison d’arrêt de la Santé, dans le 14e arrondissement de Paris. En octobre, il a été mis hors de cause pour l’attentat et a obtenu un non-lieu pour ne pas s’être déclaré juif, mais a écopé de six mois d’emprisonnement pour « évasion » et « usage de fausse carte d’identité ». Mais une fois sa peine purgée, il a de suite été transféré au camp d’internement de Drancy. Il y est resté jusqu’au départ du premier convoi suivant pour Auschwitz, le 9 février 1943. Sur les 1 000 déportés de ce convoi, seuls 21 figureront parmi les survivants en 1945. Le jeune horloger n’en fera pas partie.
« Il ne faut pas s’arrêter aux documents judiciaires qui parlent de ‘libération’ », continue Johanna Lehr.
Selon elle, environ 45 % des détenus ainsi consignés à la suite de poursuites pour infraction à la loi sur le statut des juifs ont été déportés. Quant aux autres, « certains payaient les policiers corrompus pour ne pas être envoyés à Drancy, d’autres ont pu rester au camp jusqu’à sa libération, et une poignée a pu s’évader ».
Cette procédure a laissé peu de traces. Dans le registre de la prison des Tourelles, une simple mention à la plume « C. Etranger » en face du nom d’Ernest Fruchter, à la colonne « motif de sortie », signifie qu’il est
« consigné » comme étranger, et ne quitte donc pas la prison libre. Dans le livre d’écrou de la Santé, le même ordre se lit de façon sibylline dans le mot « Préfecture » inscrit à côté de la date de libération du détenu. Il s’agit pourtant d’un mécanisme tout à fait hors norme. Une seconde sanction plus dramatique que la première qui aurait dû se solder par la libération.
Pire : les motifs de l’emprisonnement initial étaient parfois très minces, et les condamnations limitées. À l’image d’Adolf Rosen emprisonné à la Santé pour revente prohibée d’œufs à 5,50 francs l’unité, de Chaim Samborski pour avoir, avec sa femme, proposé du chocolat « à un prix supérieur au prix autorisé » dans le train Compiègne-Paris ou d’Abraham Lobel pour avoir écoulé du tissu sur le marché de Saint-Fargeau-Ponthierry, en Seine-et-Marne. « Ces maigres transactions sont automatiquement assimilées par les juges à de la vente ou du courtage, interdits en tant que tels aux juifs, et entraînent la condamnation de leurs auteurs », conclut Johanna Lehr.
Finalement ces hommes et ces femmes n’étaient pas « consignés » pour ce qu’ils ont fait, mais pour ce qu’ils étaient : des juifs. Du moins ce qu’ils sont censés être, puisque, à leur arrivée en prison, plusieurs d’entre eux s’affirment catholiques, sans religion ou encore protestants, comme le montre la ligne « religion déclarée » dans les registres d’écrou de la Santé. Une façon pour certains de justifier pourquoi ils ne se sont pas fait recenser comme juifs, alors que la loi les y obligeait depuis le 2 juin 1941.
La consignation post-carcérale était ainsi un outil discret et puissant de la répression antisémite menée par la police et la justice françaises. Nombre de « consignés », notamment français, ont ainsi été mis dans les tout premiers convois vers Auschwitz.
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