La minorité juive hispanophone du Maroc mise à l’honneur dans un livre récompensé
Le travail d'Aviad Moreno, lauréat du Prix du livre juif, porte sur les Juifs hispaniques du nord du Maroc, dont les aspirations à une "patrie" renvoyaient à l'Espagne, pas à Israël

Enfant, le Dr Aviad Moreno a pris un jour conscience que sa famille était un peu différente des autres Israéliens venus du Maroc qui vivaient autour de lui à Beer Sheva.
« Dans les années 1980, Beer Sheva était une plaque tournante des immigrants nord-africains », explique Aviad au Times of Israel lors d’une interview vidéo. « Je baignais dans des traditions marocaines que j’ai appris à aimer et que j’ai associées à mon identité israélienne. Pourtant, l’histoire de ma famille est beaucoup plus complexe que cela. »
Moreno s’est ainsi aperçu que ses parents et grands-parents avaient émigré à plusieurs reprises avant de parvenir en Israël, passant notamment par le Venezuela et les États-Unis. Sa famille fréquentait une synagogue ashkénaze, et non séfarade. Et la langue maternelle de son père était l’espagnol.
« J’ai toujours été attiré par le contraste entre l’histoire de ma famille et les récits marocains que j’ai appris en tant qu’Israélien », confie-t-il.
Devenu adulte, Moreno s’est aussi rendu compte que l’histoire de sa famille n’était pas unique, mais partagée avec d’autres personnes appartenant à un autre groupe de la communauté juive marocaine – la minorité juive hispanophone. Cette prise de conscience lui a donné envie de partir à la recherche de cette histoire ainsi que des traditions et de l’identité des près de 30 000 Juifs du nord du Maroc proches de l’Espagne moderne, du monde séfarade du Moyen-Age et de celui de l’Espagne au sens large.
Moreno a commencé ses recherches en sa qualité de membre de la communauté et les a poursuivies une fois devenu universitaire, à l’Université Ben Gurion du Neguev. Elles ont donné lieu à l’ouvrage « Entwined Homelands, Empowered Diasporas: Hispanic Moroccan Jews and Their Globalizing Community [NDLT : Patries entrelacées, diasporas émancipées : les Juifs hispaniques marocains et leur communauté mondialisée ] » (Indiana University Press), qui a remporté l’un des National Jewish Book Awards cette année. Comme chaque année, les lauréats seront mis à l’honneur par le Conseil du livre juif lors de sa traditionnelle cérémonie, le 12 mars.

« Les Juifs du nord du Maroc font remonter leurs origines à l’expulsion de la péninsule ibérique à la fin du XVe siècle, mais contrairement à d’autres communautés juives du Maroc, ils ont maintenu un lien culturel profond avec l’Espagne », explique Moreno.
C’est alors que Franco entre en scène
Les relations culturelles profondes qui les lient à l’Espagne sont alors renforcées par le haketia, dialecte judéo-espagnol parlé par la communauté jusqu’au XXe siècle. Lorsque, des dizaines d’années durant, le nord du Maroc a une fois de plus été sous domination de Madrid, cette dernière a tenté de faire de la population hispanophone, juive ou non, un levier politique.
« Entre 1912 et 1956, la région est tombée sous contrôle espagnol, ce qui a donné lieu à une rencontre unique entre un colon et une population juive locale dont la langue maternelle – l’espagnol – n’était autre que celle des colonisateurs », rappelle Moreno.
« Cet entrelacs linguistique et culturel a produit un récit romancé de ces « retrouvailles » avec une Espagne idéalisée, sorte de patrie juive ressuscitée par les autorités coloniales, les intellectuels et les dirigeants juifs.
La nature des relations entre la communauté juive et les colonisateurs espagnols peut prêter à controverse et Moreno souligne à cet égard que « les Juifs étaient une minorité en quête de protection et de soutien de la part des puissants ».

« Le tableau est très nuancé dans le cas des Juifs du nord du Maroc – en particulier durant la période franquiste », précise Moreno.
Francisco Franco a régné en dictateur sur l’Espagne entre 1939 et sa mort, en 1975.
« Nombre de Juifs ont cherché des points de contact avec l’Espagne moderne, parfois au prix du franchissement de barrières religieuses – comme par exemple en consommant de la nourriture non casher ou en se liant avec des non-Juifs, ou, paradoxalement, en se rapprochant du régime franquiste – et ils étaient acceptés, la plupart du temps », ajoute Moreno.
Selon le chercheur, le régime de Franco a abondé dans le sens du récit du retour des Juifs marocains en terres séfarades, qui allait dans le sens de son projet de renouer avec la communauté juive expulsée d’Espagne au XVe siècle.
Dans le même temps, les Juifs hispanophones du Maroc étaient devenus des pionniers de la migration marocaine, et ce, dès le 19e siècle.
« Ils se sont installés dans les îles Canaries ou en Amérique du Sud, souvent les seuls et uniques représentants de la diaspora marocaine », ajoute Moreno. « Ces migrations ont intégré de nouvelles patries « latines » à cette mythologie séfarade. »

Avec ce livre, Moreno a souhaité évoquer l’identité complexe d’une communauté au sein de laquelle, comme tant d’autres communautés juives ou migrantes, plusieurs identités coexistent ou interagissent.
« La couverture du livre illustre parfaitement cette complexité », ajoute le chercheur. « Il s’agit d’une photo dont je pensais qu’elle témoignait de la ‘vraie’ vie de mes grands-parents au Maroc. Mais en faisant des recherches pour mon livre, j’ai découvert qu’elle avait été prise lors d’une escale en Espagne, en route pour le Venezuela. Ils avaient visité le palais de l’Alhambra et avaient posé en costume d’époque dans une boutique de souvenirs. »
Situé sur un plateau en surplomb de la ville de Grenade, l’Alhambra a été le palais du roi du royaume musulman avant d’être chassé par les monarques chrétiens d’Espagne, en 1492.

« Lorsque je me suis aperçu que cette image n’était qu’une mise en scène touristique, cela a totalement remis en question les hypothèses qui étaient les miennes sur les traditions et l’authenticité des sources en contexte mizrahi », explique-t-il en employant le terme israélien avec lequel on parle des Juifs des pays arabes. « Cela m’a encouragé à me pencher sur la manière dont les traditions juives de la diaspora se sont non seulement réinventées en Israël – ce dont la littérature universitaire se fait un large écho – mais ont également été remodelées sur leur lieux d’origine ou sur le chemin de la migration, avant 1948. »
La puissance fédératrice du football
Le livre de Moreno donne un large aperçu de la vie des Juifs du nord du Maroc.
« La communauté juive du nord du Maroc, comme beaucoup d’autres au Moyen-Orient et ailleurs, a connu une mobilité socio-économique accélérée », explique Moreno. « Ce qui a un impact sur l’endroit où les gens choisissent de vivre, sur ce qu’ils portent et la façon dont ils parlent – par le jeu d’influences sociales, et non plus seulement rationnelles ou pratiques. »
Le football est un bon exemple de la manière dont la culture espagnole a influencé la vie de la communauté. « Les puissances coloniales européennes, en particulier l’Espagne, ont apporté avec elles des pratiques culturelles, comme les sports et particulièrement le football », poursuit Moreno.
Dans les années 1930, la jeunesse juive du nord du Maroc commence à s’organiser en équipes de football locales. D’abord informelles, ces équipes imitent rapidement la structure des clubs sportifs européens et disputent des matchs amicaux contre des équipes musulmanes.

L’une de ces équipes – l’Atlético de Tetuán – a même fait partie de la prestigieuse première division de football espagnol lors de la saison 1951-1952, juifs et musulmans défendant le même maillot.
« Ainsi, l’influence sportive coloniale européenne, que l’on aurait pu considérer comme un outil de contrôle, est devenue un vecteur de solidarité locale et même de camaraderie ethno-religieuse dans le nord du Maroc », remarque Moreno.
L’influence culturelle de l’Espagne allait bien au-delà du seul football, avec le théâtre, la musique, la poésie ou encore la presse.
Comme le dit Moreno, journaux et périodiques communautaires ont été « des outils puissants du développement de la communauté » et l’une des principales sources du chercheur pour les besoins de son ouvrage.
Interrogé sur la communauté marocaine hispanophone d’aujourd’hui, Moreno parle « d’une des communautés juives les plus stratifiées et dispersées dans le monde », avec des représentants aux quatre coins du globe, en Israël, en Amérique latine, en Amérique du Nord ou encore en Europe.
« L’histoire juive montre que l’identité, juive ou ethnique, ne disparaît pas lorsque les gens s’intègrent dans une société », affirme Moreno. « C’est ce qui aide à préserver le caractère unique de la communauté lors du phénomène d’intégration. »

Selon le chercheur, il y aurait aujourd’hui 50 000 à 60 000 descendants de Juifs marocains hispanophones, ainsi que de nombreuses institutions consacrées à l’étude et à la protection de leur patrimoine en Espagne, en Israël et en Amérique latine.
« En Israël, les Juifs marocains sont souvent perçus comme une minorité ethnique qui a besoin d’un coup de jeune, un groupe qui correspond à l’étiquette ‘Mizrahi’ », estime-t-il.
« Il leur faut redéfinir leur identité marocaine à travers un prisme qui les éloigne du stéréotype du ‘Mizrahi’ – tout en les rapprochant de leur passé judéo-espagnol, afin de montrer leur contribution à l’État juif moderne.
Selon Moreno, la migration juive, le transnationalisme et la dynamique diaspora-patrie sont beaucoup plus complexes que ne le suggèrent les modèles conventionnels.
« La diaspora juive hispano-marocaine est liée à un très grand nombre de pays – l’Espagne d’avant 1492, l’Espagne moderne, le Maroc, l’Amérique latine et Israël », dit-il.
« Ces pays ne sont pas que des points de référence symboliques, mais des centres démographiques interconnectés dont les membres actifs génèrent et transmettent des récits partagés, dans le temps comme dans l’espace. Ce réseau complexe de connexions avec la patrie permet à de petits groupes dispersés comme les Juifs hispano-marocains, qui font souvent figure de minorités parmi les minorités, d’être à l’origine de communautés mondiales unifiées avec des racines profondes et multiples. »
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