La musique peut-elle harmoniser les relations israélo-turques ?
Grâce à un partenariat mélodique, une poignée de musiciens veulent maintenir des liens culturels entre les deux pays
Dans un restaurant situé au cœur du marché aux puces de Jaffa, un groupe de six musiciens joue de vieux airs ottomans pour la grande joie du public.
Autour des dizaines de tables à l’extérieur, les clients se régalent et se socialisent, mais à l’intérieur, dans un espace plus petit que de nombreux salons d’appartement, c’est la musique qui est la vedette – la musique traditionnelle et classique turque, qui, ces dernières années a connu un pic de popularité en Israël.
Le groupe, c’est « Harel Shachal et les Ottomans » et le lieu, le Shafa Bar, où ils se produisent tous les lundis soirs. A la fin de leur concert, à 23 heures précises, l’endroit se transforme en piste de danse, avec danseuses du ventre et trémoussements sur les tables, sous l’œil bienveillant des patrons.
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Le chef d’orchestre et clarinettiste Shachal fait partie d’un petit groupe d’Israéliens voués à l’apprentissage et à l’enseignement des nuances complexes de la musique turque, très différente de la musique de style arabe généralement jouée en Israël, par des Juifs et des Arabes. Ce style de musique a envahi le pays au cours des dernières années, malgré les difficultés politiques.
Shachal, qui se consacre à la musique turque tout en gagnant sa vie en tant que musicien de jazz et de musique du monde à New York, voyage régulièrement en Turquie depuis des années pour apprendre et s’inspirer. La première fois qu’il est arrivé à Istanbul, confie-t-il au Times of Israel, « j’ai senti que j’avais grandi là-bas. J’ai eu une connexion spirituelle inexplicable ».
Décrivant le processus d’apprentissage de la clarinette turque comme « un travail effectué depuis l’enfance », il a finalement réalisé qu’il devrait renoncer à ses autres activités musicales et se concentrer uniquement sur la musique turque s’il voulait faire de réels progrès. « Je ne serai jamais un gamin de cinq ans qui a grandi en Turquie… mais je veux me rapprocher de l’essence, parce que cela me donne la chair de poule », dit-il.
Shachal est reparti des États-Unis vers Israël il y a cinq ans, il dirige aujourd’hui régulièrement des ateliers sur le système d’échelle turque complexe – qui attirent plus de 30 élèves, dont nombre de musiciens professionnels – et se produit plusieurs fois par semaine avec ses divers groupes. La première fois qu’il est revenu, dit-il, « personne ne connaissait [cette musique], » mais maintenant « je pense que la musique turque exerce une forte influence » sur la scène de la musique ethnique.
La Turquie a été le premier pays à majorité musulmane à reconnaître le nouvel Etat d’Israël en 1949, et les deux nations entretenaient des liens politiques, économiques et militaires étroits. La Turquie était, il y a quelques années, une destination de choix pour les touristes israéliens, avec des centaines de milliers de visiteurs chaque année.
Cependant, les relations se sont tendues, surtout depuis l’arrivée au pouvoir du dirigeant Recep Tayyip Erdogan, Premier ministre de 2003 à 2014 et aujourd’hui président, dont la rhétorique anti-israélienne est largement relayée.
La guerre de 2008-2009 entre Israël et Gaza, l’incident du Mavi Marmara en 2010 (où neuf citoyens turcs, en route vers Gaza, ont trouvé la mort lors d’une opération de Tsahal), et les nouvelles hostilités entre Israël et le Hamas cet été, entre autres, n’ont fait que creuser le fossé entre Ankara de l’Etat juif.
L’effort du président américain Barack Obama pour améliorer les relations entre Jérusalem et Ankara en 2013, et les excuses pour les victimes du Mavi Marmara du Premier ministre Benjamin Netanyahu, ont peu réchauffé les liens. Une récente étude Pew, publiée fin octobre dernier, a montré que seulement 2 % des Turcs ont une opinion positive d’Israël et 86 % une opinion négative.
Mais pour Shachal, la situation politique n’a aucune incidence sur la musique. « La musique est éternelle, la politique est temporelle… Je crois en la différence entre la politique et la musique. L’art de qualité réussira à traverser l’épreuve du temps », dit-il, notant que la majorité de la musique qu’il interprète a été composée pendant la période ottomane, il y a plus de 120 ans, et donc bien avant la situation politique actuelle.
La chanteuse et ethnomusicologue basée à Jérusalem Hadass Pal Yarden, musicienne israélienne ayant passé beaucoup de temps en Turquie, sent que les vents politiques fluctuants ont affecté les possibilités de collaboration interculturelle.
En 1999, elle a vécu à Istanbul pendant six ans pour étudier la musique judéo-espagnole et turque. Elle a finalement reçu un diplôme de maîtrise en interprétation de la musique turque de l’Université technique d’Istanbul.
Pendant cette période, « merveilleuse », il « faisait bon pour les Israéliens d’y vivre [en Turquie] ». Le superbe premier enregistrement de Pal Yarden, « Yahudice », sorti en 2004, était une collection de musique religieuse et profane ottomane juive enregistrée à Istanbul, sous label turc et financé en partie par le gouvernement turc. Pal Yarden a visité plusieurs à reprises les États-Unis et l’Europe accompagnée de musiciens turcs, pour diffuser « Yahudice », dans un véritable effort international israélo-turc.
« Mais maintenant c’est différent, malheureusement, » dit Pal Yarden. « Je pense que le ‘lavage de cerveau’ d’Erdogan a influencé tout le monde, y compris les musiciens… Il est faux de dire qu’il n’y a pas de lien entre la musique et la politique, parce qu’il y a beaucoup d’interaction. » Elle ajoute que ces dix dernières années, la « promotion intensive » d’idées anti-Israël et antisémites a affecté tout le spectre politique.
« Même le peuple turc, qui est très ottoman, très ouvert aux autres cultures, n’a pas résisté au lavage de cerveau anti-israélien, » dit-elle. Ces nouvelles idées antisémites en Turquie, ajoute-t-elle, sont « très tristes. Je pense que c’est la fin de la très ancienne culture ottomane ».
Ce dernier point est un commentaire révélateur : le répertoire musical judéo-espagnol que Pal Yarden a étudié à Istanbul est un patrimoine des Juifs séfarades d’origine, qui, suite aux vagues successives d’expulsion de la péninsule ibérique qui ont connu un pic à la fin du 15e siècle, a trouvé une nouvelle maison dans le puissant empire ottoman d’alors, où il a prospéré et est devenu partie intégrante du tissu économique et culturel de cette société méditerranéenne multiculturelle, la « culture ottomane ancienne », que Pal Yarden regrette.
Une communauté juive assez importante, de quelque 30 000 âmes, vit en Turquie, mais elle maintient un profil bas dans le climat actuel.
Pal Yarden conserve des liens avec la Turquie où elle se rend encore au moins une fois par an. « Mes amis turcs seront toujours mes amis, malgré le lavage de cerveau… Je pense pourtant qu’ils ont une mauvaise opinion de nous », dit-elle.
Aujourd’hui, il serait « beaucoup plus difficile de faire les choses merveilleuses que nous faisions avant Erdogan. Ensuite, l’Etat a donné beaucoup pour la culture juive, ce qui est extraordinaire si vous y pensez, mais rien n’aboutira aujourd’hui ».
Dans la période précédant le refroidissement des liens israélo-turcs, les grands ensembles musicaux turcs donnaient des concerts en Israël, y compris le chanteur superstar et personnalité de la télévision Ibrahim Tatlises, qui a donné un grand concert mémorable à guichets fermés à Eilat en 2005.
Tatlises a ensuite invité la chanteuse israélienne Yasmin Levy à son émission de télévision turque, mais aujourd’hui, selon Pal Yarden, même Levy, une chanteuse ladino qui se produit partout dans le monde, a du mal à donner des concerts en Turquie.
Mais il y a des exceptions. Le groupe métallique israélien Orphaned Land est très connu en Turquie et s’y produit toujours, et en décembre 2013, le musicien turco-soufi basé à New York Omar Farouk Tekbilek, sans doute le musicien turc le plus connu vivant en Occident, a défié les appels du mouvement BDS et donné plusieurs concerts en Israël.
Un pied dans les deux mondes
Et puis il y a des exceptions encore plus marquantes, comme le musicien turc Mumin Sesler, qui vit occasionnellement en Israël depuis des décennies et est une figure influente de la scène musicale pop d’Israël. Sesler est un descendant d’une famille de musiciens musulmans d’Istanbul. Son défunt frère, Selim Sesler, était l’un des meilleurs clarinettistes de Turquie et l’un des professeurs de Harel Shachal.
Il est arrivé en Israël en 1985 après son passage dans l’armée turque, pour donner quelques concerts dans un club turc de Tel Aviv, mais, « un mois s’est transformé en douze ans, » a-t-il déclaré récemment lors d’une conversation téléphonique depuis son studio de Bat Yam.
http://youtu.be/yf9kZrUiiD8
Sesler, maître du Qanun (cithare du Moyen-Orient), a ensuite travaillé avec des chanteurs de la musique Mizrahi. Sur son CV figurent des noms aussi prestigieux que : Sarit Hadad, Ofer Levy, Zehava Ben, Lior Narkis, Kobi Peretz, Zion Golan. Il continue à travailler avec beaucoup de ces artistes.
« J’aime la vie ici, je me suis connecté à Israël, j’ai appris l’hébreu, » explique Sesler simplement. Il a fait venir un groupe de musiciens turcs au pays, dont certains ont fini par épouser des femmes israéliennes.
Ils « font le Kiddoush, et ont reçu la citoyenneté », dit-il. Le fils de Sesler, Uğurcan, est né en Israël et parlait l’hébreu jusqu’à six ans, mais en 1997, la famille a déménagé à Istanbul. Depuis lors, « j’ai un pied en Israël, et un pied en Turquie », explique-t-il. Uğurcan Sessler et aujourd’hui un violoncelliste qui partage aussi son temps entre Istanbul et Tel Aviv.
Au fil des ans, Sesler s’est impliqué dans de nombreux projets avec des musiciens israéliens et turcs dans les deux pays, et aujourd’hui, malgré les liens politiques effrités – Sesler utilise le mot hébreu « masriah », puant ou sale, pour décrire la politique des deux pays – il est encore capable de gagner sa vie.
Il a même enregistré, à Istanbul et avec des musiciens turcs, un album de mélodies religieuses juives, qui sera vendu en Israël l’année prochaine, et, en septembre 2013, il a organisé une série de spectacles en Israël du chanteur adolescent turc Mehmet Dash.
Cependant, ce qui incite les musiciens israéliens à travailler à Istanbul est une autre histoire. « Avant, il était beaucoup facile de se produire en Turquie », admet Sesler, qui s’empresse d’ajouter qu’ « entre les peuples, il n’y a pas de problèmes, » et s’il y en a, ils sont causés par un « petit groupe de fanatiques ».
Sesler semble accuser en partie les médias. Pendant la conflagration de cet été entre Israël et le Hamas, il regardait à la fois la couverture de la télévision israélienne et turque.
En Turquie, « ils ont montré uniquement Israël qui tue des enfants, ils n’ont pas montré pas les trois enfants qu’ils ont pris pendant le Ramadan », dit-il, en référence aux trois adolescents israéliens enlevés et assassinés par des membres du Hamas au début de l’été.
Aujourd’hui, il rencontre « des centaines d’Israéliens qui vont à Istanbul pour apprendre et rencontrer des musiciens. Ils vont en Turquie, restent pendant des mois, achètent des instruments, puis reviennent ici et donnent des concerts. »
http://youtu.be/QFTCiEfcJXc
Si le niveau de la musicalité israélienne vis-à-vis de la musique turque a « beaucoup progressé », dit-il, il est « n’est pas encore totalement professionnel ».
A Jaffa au bar Shafa, les choses semblent beaucoup plus simples tandis que « Harel Shachal et les Ottomans » entament leur deuxième partie de soirée.
Personne ne pose de questions politiques alors qu’un chanteur, un guitariste professionnel, apparaît, effectue quelques notes géniales, saute sur une chaise, et se lance avec passion dans un medley de chansons turques.
La piste de danse se remplit rapidement de fêtards, et personne ne parle de relations internationales, d’Erdogan ou de Netanyahu, ou même des méthodes musicales du Moyen-Orient. L’heure est à la fête, et tous sont les bienvenus. En ce moment, c’est certainement ce qu’il nous faut.
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