Le fils d’une survivante raconte la vie clandestine de sa mère à Berlin
La mère de l'historien Hermann Simon, Marie Jalowicz, a promis de faire tout son possible pour échapper aux nazis. Et c’est ce qu’elle a fait
LONDRES – Le 22 juin 1942, la jeune Berlinoise de 20 ans Marie Jalowicz a pris une décision extraordinaire. Ayant été témoin de la déportation de ses amis et famille par les nazis, elle a décidé de faire tout son possible pour survivre.
Ainsi, lorsque deux officiers de la Gestapo sont venus l’arrêter à six heures du matin un jour de juin, elle a réussi à les distraire et à quitter le bâtiment, vêtue d’un simple jupon. Dès lors, elle est devenue « clandestine », l’une des Untergetaucht, aussi appelés « sous-marins » – nom donné aux 1 700 Juifs qui ont disparu et survécu à la guerre en vivant illégalement et en cachette.
La farouche détermination, la débrouillardise, la grande intelligence et la capacité d’improvisation de Jalowicz l’ont aidée à survivre. Elle a vécu à Berlin sous une fausse identité, a enduré la faim, le viol, ainsi que des relations difficiles, mais opportunes, y compris avec un nazi syphilitique qui affirmait qu’il pouvait « renifler les Juifs à un kilomètre à la ronde ».
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Jalowicz est passée par 20 cachettes en raison de la pression constante de la dénonciation. Pourtant, après la guerre, elle a peu parlé de son expérience et n’a commencé à s’ouvrir qu’en 1997, lorsque son fils Hermann Simon a placé un magnétophone sur une table de l’appartement de ses parents et l’a invitée à raconter son histoire.
Elle a enregistré 77 bandes, dont la dernière dans un hôpital quelques jours seulement avant sa mort, le 16 septembre 1998.
Les mémoires de Jalowicz, « Gone to Ground », sont le résultat des transcriptions transformées en manuscrit par Simon, historien et directeur de la nouvelle synagogue de Berlin – Centrum Judaicum -, et par l’auteure/journaliste Irene Stratenwerth. Le livre, un best-seller allemand, a été récemment publié en anglais.
Dépourvu d’apitoiement sur soi, c’est un texte à couper le souffle – un réel flux verbal de la conscience, qui ne se départit jamais de sa droiture inébranlable, de sa clarté et de sa franchise brutale.
Simon, qui se trouve à Londres pour la publication du livre en anglais, affirme qu’il lui a fallu 15 ans pour composer l’œuvre. A certains moments, le projet était en friche mais l’historien, méticuleux dans ses recherches, a suivi toutes les personnes mentionnées par sa mère, et référencé chaque détail pour garantir l’exactitude des faits. Les souvenirs et descriptions de sa mère étaient toujours remarquablement exacts. Mais pourquoi a-t-elle attendu des décennies avant de parler ?
« Parfois, elle me disait : il faut 50 ans pour parler de tout cela [et quand je le ferai] je raconterai toute l’histoire, et je dirai la vérité », confie Simon. Sa mère, dit-il, était une personne qui vivait dans le présent et qui a réussi à compartimenter cette période de sa vie.
« Après la guerre, après la libération, sa libération, une nouvelle vie a commencé et elle souhaitait mettre ce chapitre de sa vie derrière elle. Elle n’a pas fait de son statut de survivante une profession. Jamais », raconte Simon.
Jalowicz a mené une carrière réussie de professeur de littérature et d’histoire culturelle de l’antiquité classique à l’Université Humboldt de Berlin et a épousé Heinrich Simon, un vieil ami d’école et un collègue, avec qui elle a eu deux enfants.
Simon a parlé avec beaucoup d’anciens étudiants de Jalowicz, aucun d’entre eux n’était au courant de son passé. Quand il était enfant, il n’a pas posé à sa mère de questions à ce sujet, mais il ignore pourquoi, suggérant que, « peut-être n’était-elle pas la personne à interroger ».
En tant que mère, dit Simon, « elle était normale. J’ai eu une enfance merveilleuse », bien qu’avec du recul, il pense que peut-être y avait-il des aspects de son passé traumatique qui ne l’ont jamais tout à fait quittée. Il se souvient qu’elle était très en colère si quelqu’un rentrait tard, cela la rendait très nerveuse, et il se demande si cette réaction était en quelque sorte liée à ses expériences de guerre.
Une fois qu’elle a décidé d’enlever son étoile jaune après avoir fui les nazis en 1942, Jalowicz a commencé son existence nomade. Elle avait perdu ses deux parents avant les déportations de masse. Sa mère est morte d’un cancer en 1938 et son père, qui n’était plus en mesure d’exercer la profession d’avocat, en 1941. La nourriture se faisait rare. Elle cherchait constamment refuge ; elle ne restait généralement pas plus de quelques nuits à quelques semaines dans une cachette.
D’avril 1943 à 1945, cependant, elle a vécu dans un appartement loué avec un nazi et Gerrit Burgers, un Hollandais, avec qui elle partageait une chambre. La plupart du temps, c’était une relation cordiale, mais, lorsqu’il était en colère, Burgers battait Jalowicz avec sa botte. Pourtant, elle a compris qu’une blessure pouvait être utilisée à son avantage, car il l’aidait à passer inaperçue dans l’environnement de la classe ouvrière où elle s’était retrouvée.
Elle a adopté la fausse identité d’une femme, Johanna Koch, connue sous le nom de Hannchen, qui est devenue sa protectrice. Malgré cela, Jalowicz s’est toujours sentie ambivalente envers elle, d’autant plus que Koch s’est avérée possessive et jalouse d’une autre personne qui a aidé Jalowicz.
Koch et son mari ont vécu dans la vieille maison d’été de la famille Jalowicz, et quand Frau Koch est morte en 1994, Jalowicz a appris que la maison lui avait été léguée. La nature complexe de leur relation était telle que Jalowicz a légué la maison à Simon et sa famille, à la condition qu’elle soit vendue immédiatement.
Pendant de longues périodes, Jalowicz n’avait d’autre choix que d’errer dans les rues de Berlin, pendant des jours et des nuits. Un tel épisode de désespoir l’a amenée à déféquer sur des portes d’appartements, dont les propriétaires avaient des noms à consonance nazie.
Jalowicz n’hésitait devant rien si cela était synonyme de survie. Elle fut brièvement fiancée à un Chinois qui devait l’aider à acquérir un passeport chinois. Il ne l’a pas fait. D’autres fiançailles – cette fois avec un Bulgare – impliquaient une tentative de s’enfuir en Bulgarie mais Jalowicz revint bientôt à Berlin, seule, après avoir compris qu’il était plus facile d’être invisible en ville qu’à l’étranger.
Simon a compartimenté sa propre réaction émotionnelle quand il a appris ce qu’avait vécu sa mère. Il admet que « les émotions sont venues plus tard », au cours du processus de comparaison de la transcription des enregistrements sonores. Il lui était si difficile pour lui d’entendre la voix de sa défunte mère.
« Le livre reflète sa manière de parler », explique-t-il, mais ce qui est vraiment étonnant, c’est la structure narrative claire de Jalowicz. « Elle avait passé des années à affiner et à mémoriser les détails dans son esprit, et l’ordre de son histoire est totalement séquentiel. »
Simon écrit dans sa postface que Jalowicz pouvait reprendre le fil de son histoire précisément à l’endroit où elle avait terminé à la session précédente. Il pense que sa mère a ressenti qu’elle devait raconter son histoire, en particulier vers la fin de sa vie, mais que cela était difficile pour elle. Il croit que cela a prolongé sa vie de quelques mois.
Finalement, « elle l’a fait et son jugement du comportement des autres était assez implacable et impitoyable, mais le jugement qu’elle se réservait à elle-même l’était bien plus ».
Évidemment, nous ne pouvons que deviner ce qu’aurait été la réaction de Jalowicz devant ses mémoires sur papier. Mais, pour Simon, être publiée par le grand éditeur Fischer en Allemagne, ainsi qu’en anglais et en français, l’aurait rendue, elle, «une petite femme, [avec] une grande voix », très heureuse.
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