Le glorieux et vivifiant silence de Yom Kippour en Israël
Alors que les voitures disparaissent, laissant les piétons et les vélos régner sur les routes, voilà une chance de s’arrêter, de respirer et de faire le point sur l’année écoulée

Il y a quelque chose dans une autoroute vide, dans un ruban noir tranchant la nuit, qui vous émeut profondément l’âme. Kerouac savait cela, alors que des kilomètres d’asphalte vide se déroulaient sous lui. Mais il n’y a rien d’aussi magique et spirituel que les autoroutes vides d’Israël à Yom Kippour, un silence qui remplit chaque recoin de votre être.
En tant que journaliste, à couvrir les blessures et les cicatrices de ce pays, l’on peut se retrouver plongé dans le sarcasme et le cynisme, se demander pourquoi l’on a choisi de vivre dans cet endroit bruyant, nerveux, rempli de haine. Rien n’est saint en Terre Sainte : tout est politique, ancré dans le conflit qui divise. Tout ce que vous dites ou écrivez entraînera d’une manière ou d’une autre de la colère, de la peine, de la haine.
Yom Kippour n’est pas épargné par ces conflits. Il y a des adolescents à Jérusalem qui chaque année jettent des pierres sur les voitures arabes sur la route de Hébron, et il y a eu des émeutes en 2008 à Akko quand un Arabe a traversé en voiture un quartier juif religieux, avec la musique qui résonnait.
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Ces deux dernières années, Yom Kippour a également coïncidé avec l’Aïd al-Adha, quand les musulmans conduisent habituellement de fête familiale en fête familiale, ce qui signifie qu’au moment où les juifs cessent de conduire, de manger et d’écouter de la musique pour des raisons religieuses, les musulmans font l’exact opposé.
Cela arrive habituellement une fois tous les 33 ans, mais les caprices de l’année intercalée du calendrier juif et le fait que les deux religions utilisent deux calendriers lunaires différents ont entraîné cette coïncidence deux années de suite en 2014 et 2015.
En raison de la confluence des fêtes, les dirigeants religieux et interreligieux avaient tenté d’encourager les deux parties à la tolérance envers leurs voisins, dans des déclarations sans précédent de la part des dirigeants juifs et musulmans.
Mais les incidents sporadiques de jets de pierres et d’émeutes mis à part, Yom Kippour est différent du reste de l’année, seul sur son piédestal. Le fait que presque aucun Israélien juif ne conduise à Yom Kippour me choque tous les ans. Vraiment ? Personne ne conduit ? Les Israéliens ne tiennent rien pour sacré. A part cela, peut-être.
Un jour par an, tout le monde s’arrête. Les routes que nous sillonnons deviennent des bobines vides, ouvertes aux aventures et au jeu.
A Tel Aviv, on assiste à la fête du vélo.
Le soir, l’autoroute Ayalon passe d’un réseau d’angoisse à un festival de foire. A part les occasionnelles navettes de secours ou les véhicules de la sécurité, ces routes, qui sont si hostiles pour les piétons durant l’année, sont rendues au peuple. Des groupes jouent au poker dans la voie de droite, d’autres font du yoga sous les panneaux dirigeant le trafic vers Holon. Dans un tunnel, des adolescents écrivent leur nom dans la suie qui s’est formée sur les murs.
Pendant la journée, l’autoroute devient une rivière de cyclistes et de marcheurs. Les parents apprennent aux enfants comment faire du vélo pour la première fois. Les couples font du roller au milieu de la rue en se donnant la main. Les immeubles qui montent de l’autre côté de l’autoroute semblent rétrécir à taille humaine, maintenant que les gens ne sont plus engoncés dans leurs véhicules. Sans vitre teintée ni air conditionné pour nous séparer, les gens se mélangent librement sur les routes, saluent leurs voisins, rencontrent des amis.
C’est ma journée préférée de l’année en Israël, quand les voitures sont parties et que les gens deviennent les maîtres de la route, quand le silence se déploie dans tout le pays. Il y a enfin une chance de s’arrêter et de respirer, de faire le point sur l’année écoulée, et de voir la beauté qui vit toujours sous le brouillard.

L’année dernière, après Kol Nidré à Jérusalem, j’étais rentrée en vélo jusqu’à Tel Aviv, ma propre prière privée sous les pédales, sans mot mais toute aussi spirituelle. La descente magique après la sortie de Kiryat Yaarim m’avait coupée le souffle : je descendais en roue libre, j’accumulais de la vitesse, je naviguais entre les lignes blanches discontinues, complètement seule, absolument seule.
Parmi les huit millions de personnes de ce pays, toutes respirant, criant, envoyant des textos, conduisant, vivant tous les jours, brusquement ce n’était plus que moi sur la route 1 : seulement moi, pédalant seule sous la lumière orange. Parfois, quand un lampadaire était éteint, je pouvais m’arrêter dans un étang d’obscurité et voir plus d’étoiles que je n’aurais jamais pensé en voir dans le centre d’Israël. Dans le silence, j’ai vu des souris et des rats, et entendu des loups et un sanglier, un véritable safari le long de l’autoroute.

Le lendemain, dans mon quartier du sud de Tel Aviv, j’ai navigué entre les synagogues marocaines, afghanes, irakiennes, perses, ashkénazes, écoutant mes voisins prier de toute leur âme et de tout leur être, puis j’ai pris mon vélo et j’ai roulé dans Tel Aviv pour voir tant de familles et d’enfants dans les rues, patauger dans la fontaine HaBima ou jouer à chat le long des lignes jaunes de la rue Bograshov.
Pédaler entre les mondes d’Israël, Jérusalem et Tel Aviv, religieux et laïc, m’a aidée à balayer les toiles d’araignée de ce pays, à dévoiler la beauté inscrite en chaque endroit.
Alors que le crépuscule tombe à la fin de Yom Kippour, les voitures commencent à revenir sur les routes, le silence s’efface devant le vacarme de la vie normale. Les taxis klaxonneront et les bus grinceront, les gens crieront les uns sur les autres pour leur dire de bouger de là. Les vélos et les piétons se retireront sur le côté et les véhicules affirmeront à nouveau leur dominance, et les tours le long de l’autoroute s’étireront vers leurs hauteurs impossibles.
J’accrocherai mon casque près de la porte et allumerai mon téléphone, pour m’immerger à nouveau dans le cycle sans fin de l’information.
Mais le silence restera en moi, le souvenir d’un jour qui signifie tant de choses différentes pour chacun, mais signifie quelque chose pour presque tout le monde. Et cela me donne de la force jusqu’au prochain Yom Kippour, quand les rues seront vides et que le silence règnera à nouveau.
Les cieux étaient purs et la terre était silencieuse, et toutes les rues étaient propres, et un nouveau souffle flottait dans l’étendue du monde.
Shai Agnon, Les jours redoutables
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