Le livre « monstre » d’Emil Ferris, un miraculé face aux accidents
La bande dessinée, dans laquelle Karen raconte sa vie et le meurtre d'une survivante de la Shoah dans son immeuble du Chicago des années 1960, a bien failli ne pas voir le jour
Plus qu’une bande dessinée, « Moi, ce que j’aime, c’est les monstres » de l’Américaine Emil Ferris est un livre « monstre », du propre avis de l’autrice, et miraculé après une suite d’accidents.
Cette œuvre extravagante compte 832 pages découpées en deux tomes. Le deuxième est sorti en français vendredi, aux éditions Monsieur Toussaint Louverture, cinq mois après l’édition originale en anglais.
C’est le journal dessiné d’une jeune fille de Chicago dans les années 1960, Karen, fan d’horreur et surdouée du dessin, qui raconte sa vie et le meurtre d’une autre habitante de son immeuble, Anka, survivante de la Shoah.
« C’est un monstre dans son genre », concède l’autrice, interrogée par l’AFP à son domicile de Milwaukee (nord des États-Unis) depuis Paris. « Ce livre est fait comme si on pouvait faire mal à quelqu’un avec ».
Emil Ferris, 62 ans, est une rescapée. À 40 ans, le virus du Nil occidental lui a fait perdre l’usage de la main. Mais elle s’est battue pour se remettre à dessiner, avec une technique très originale : entièrement au stylo à bille.
Il a fallu une bonne dose de courage, comme l’enseigne l’empereur romain et philosophe Marc-Aurèle.
Trop indéfinissable
« L’enseignement numéro un de Marc-Aurèle, qui est que l’obstacle, c’est le chemin, a vraiment été la phrase globalement qui a le mieux décrit l’ensemble de ce qui a fait voir le jour à ce livre », dit la dessinatrice. « J’avais dit à l’éditeur initial que cela ferait environ 200 pages et j’avais l’impression que je pouvais y arriver en un an ».
Emil Ferris travaillait alors 16 heures par jour, dans un grand dénuement, aidée financièrement par un ami employé de parking, et avec une petite avance de cet éditeur… qui refusa le tome 1. Trop indéfinissable, trop extravagant.
Un autre éditeur, Fantagraphics, prit le risque. Il eut des ennuis : imprimés en Chine, les exemplaires furent saisis au Panama quand le transporteur fit faillite.
« Le livre a suscité beaucoup d’intérêt parce qu’il a été pour tout dire volé, on pensait, par des pirates », se souvient Emil Ferris.
Il parut en 2017, fut loué par la critique, puis traduit en français en 2018, pour se vendre, avec 160 000 exemplaires, encore mieux qu’aux États-Unis.
« Mieux en français »
Emil Ferris avait bien avancé sur le tome 2 quand elle se lança dans une très longue et difficile procédure contre son éditeur, s’estimant mal payée. Une fois l’accord trouvé, un premier imprimeur en Chine abandonna la partie et un second prit le relais.
Les fans désespéraient de lire cette suite. Elle n’est arrivée qu’en mai 2024, en VO. Mais tout n’était pas parfait, pensait l’autrice.
« Quand on a commencé à recevoir des PDF [versions électroniques du livre, NDLR] pour la traduction, à chaque fois l’œuvre était différente », s’étonne l’éditeur français Dominique Bordes. « Emil a recommencé à travailler dessus, elle a refait des dessins, des textes. Ça va de petites phrases à des pages entières, en passant par des détails sur la couverture. Elle voulait aller jusqu’au bout de ses envies ».
« Je pense que c’est en fait une meilleure version que celle en anglais », estime l’autrice, francophile. « Ne le dites pas à tout le monde aux États-Unis mais c’est mieux en français ».
Les éditions Monsieur Toussaint Louverture misent gros. La première impression est de 60 000 exemplaires, tirage modeste par rapport à un Astérix ou un Lucky Luke, mais risqué pour un livre aussi volumineux et cher.
« Très gros pari économique. Je suis plus stressé que pour le tome 1. Avec un nouveau titre, personne ne nous attend vraiment. Là, les libraires ont acheté du stock pour trois mois: pas 20 exemplaires, non, 150 pour en avoir jusque mi-janvier », confie Dominique Bordes.