Le mystérieux voyage d’une valise d’amulettes magiques de Moscou à Jérusalem
Une petite valise noire remplie de manuscrits hébreux confiée à un médecin américain en 1959, fait, six décennies plus tard, le bonheur de la Bibliothèque nationale d'Israël
Moscou, 1959 : un médecin américain est emmené dans une arrière-salle par un rabbin local où une petite valise en cuir lui est confiée.
« Elle n’a pas d’avenir ici », lui explique alors le rabbin russe. « Emportez-la et préservez-la… Mais attention, nous sommes suivis ».
À l’intérieur de la mallette noire en lambeaux de la taille d’une clarinette, le Dr Max Leopold Brodny découvre des rouleaux de parchemin et un livre écrit à la main en écriture hébraïque. Il rentre avec à Chicago et la range dans un placard – tenant ainsi sa promesse au rabbin.
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Deux décennies plus tard, à la mort de Brodny, la mallette est transmise à sa fille, Eleanor Coe. Elle s’est renseignée auprès des marchands de Judaica de Chicago pour savoir quel était son contenu, mais est restée sur sa faim. Ce n’est que récemment, lorsqu’Eleanot Coe a demandé à l’auteure locale Stacy Derby de rédiger une biographie de son père, un éminent médecin et inventeur, que le cas de la mystérieuse valise a de nouveau été découvert.
Derby lui a suggéré de consulter un ancien professeur qui, à son tour, a proposé à la Bibliothèque nationale d’Israël de l’aider. Elle a atterri sur le bureau du Dr Zvi Leshem, chef de la collection Gershom Scholem de la Bibliothèque nationale d’Israël, spécialiste de la Kabbale et du mysticisme juif. Leshem a alerté le Dr Yoel Finkelman, conservateur Judaica à la bibliothèque, et plus tôt cette année, après avoir voyagé de la Russie à Chicago, la valise est arrivée à Jérusalem où elle fut donnée à la bibliothèque – avec tout son contenu.
« En faisant don de ces documents à la Bibliothèque nationale d’Israël, nous avons répondu à la demande du rabbin de Moscou », a déclaré Eleanor Coe, la fille du Dr Max Leopold Brodny.
Le Times of Israel a découvert cette curieuse collection dans une chambre forte il y a quelques semaines, avant qu’elle ne soit traitée dans une chambre étanche et sans oxygène pour tuer les éventuels insectes rampants, un processus indispensable avant son référencement et sa numérisation.
À l’intérieur de la mallette, les chercheurs de la bibliothèque découvrent un total de 85 documents, dont 76 amulettes magiques. Il y a aussi un « livre de recettes » blotti parmi des douzaines de petits parchemins hébreux enroulés – une sorte de manuel pour l’apprenti sorcier. Cet insolite petit carnet de notes écrit à la main a été apparemment tellement utilisé qu’il est très dégradé et doit être manipulé avec précaution.
L’une de ses entrées de choix dit : « Si un ennemi défèque devant votre maison ou votre magasin, brûlez ses excréments en récitant : ‘L’anus de celui qui l’a fait sera brûlé’. L’ennemi susmentionné aura des cloques sur son anus – ceci a été vérifié ».
Le livre, écrit avec différentes calligraphies et contenant des mots en plusieurs langues, contient une myriade de textes, allant du sortilège d’invisibilité à utiliser pour voler des amis, à une cure contre les dards de scorpion – situé juste au-dessus d’une section spéciale « écriture d’ange ».
L’origine de ces parchemins et de ces sorts magiques n’est toujours pas connue, mais les textes recèlent plusieurs indices, a expliqué le conservateur Finkelman au Times of Israel. « Il n’y a pas de preuve évidente », dit-il, « mais nous avons plusieurs hypothèses ».
En se basant sur le style d’écriture et les noms de personnes trouvés dans les textes, les chercheurs de la bibliothèque pensent que presque tous les manuscrits sont originaires d’Afrique du Nord et datent de la fin du 19e siècle ou du début du 20e siècle, certains d’entre eux ayant été écrits en terre d’Israël ou ailleurs. Sur quelques amulettes, il y a peu de place pour le doute, comme il est écrit sur la page, « Ici sur la terre d’Israël ».
La langue est majoritairement hébraïque, mais avec des termes et des phrases parsemés qui ont été tirés de l’arabe, du grec et même de l’italien. On ne sait pas comment ils sont arrivés en Russie, mais Finkelman se demande s’ils formaient la collection d’un érudit décédé ou s’ils y ont peut-être été emmenés par les Habad.
La plupart des manuscrits contiennent des noms majoritairement féminins, indique Finkelman, comme Sultana Bat Istariliya. Beaucoup d’anges – il lit sur l’un d’eux les noms « Gavriel, Podiel, Lehatiel » – qui ont été invoqués pour protéger des démons le porteur du rouleau, souvent des femmes enceintes, ou pour faciliter un accouchement.
« Dans certains cas, il y a des combinaisons de lettres sans signification apparente », dit-il, et des « mots », qui ont été construits en faisant tourner une roue alphabétique de fortune. Ailleurs, il désigne des symboles tels que « l’écriture d’ange », que seules les créatures divines peuvent lire.
Un rouleau est orné d’une hamsa – une main du Moyen-Orient utilisée pour conjurer le mauvais œil – avec le nom de Heftsiba bat Sarah. Elle appelle à la protection contre les fantômes masculins et féminins, les esprits et les « lilithes », dit Finkelman avec un haussement d’épaules, « Il y a beaucoup d’images sexuelles bizarres pour la protection des femmes ».
La taille des parchemins varie d’un mètre de long à de minuscules pages très faciles à transporter, que l’on pourrait imaginer glissées dans un portefeuille ou une poche. La plupart étaient roulés serrés, et peut-être portés jadis autour du cou dans une poche d’amulette ou portés comme bijoux.
Finkelman note rapidement qu’il n’y a rien de « stupéfiant » dans les objets figurant dans la collection. C’est probablement le cas pour un spécialiste, mais alors qu’il déroule quelques rouleaux supplémentaires, très détaillés, dont certains contiennent des illustrations de l’arbre séphirotique – la carte de la structure divine, selon la Kabbale – la journaliste que je suis ne peut s’empêcher d’être impressionnée par le savoir-faire complexe du scribe.
D’autres encore ont été probablement produits en grand nombre, comportant notamment des invocations réclamant la puissance ou une naissance heureuse, avec des blancs laissés pour le nom, ou spécifiant simplement, sur le papier, « Ce détenteur ».
« Tout le monde a besoin de protection », explique Finkelman. Il pense pour sa part que ces amulettes sont profondément ancrées dans la culture juive – et que c’est encore le cas aujourd’hui. « Tout ce qui se réfère à la magie est encore bien vivant et se porte bien », note-t-il.
L’expert en magie juive Gal Sofer, qui mène de concert un doctorat en pensée juive et des études de médecine à l’université Ben-Gurion, partage le même point de vue.
Il a vu la collection il y a quelques semaines et s’il reconnaît que les objets ne sont pas nécessairement uniques, le grand nombre d’amulettes et certains écrits magiques contenus sont impressionnants et représentent également une aubaine pour la bibliothèque. « C’est une très bonne collection qui contient des matériaux orientaux et occidentaux », a précisé Gal Sofer lors d’un entretien avec le Times of Israel.
« Ce type de choses a circulé dans le monde entier depuis les débuts de l’antiquité jusqu’à aujourd’hui. Ce n’est donc pas rare », indique l’expert. Ce qui le surprend, ce sont les sortilèges plus « agressifs », appelant à la mort d’un ennemi ou au vol d’un ami.
Le fait que le sort du vol rende invisible s’il est correctement suivi n’étonne guère Gal Sofer, qui a vu un grand nombre d’incantations magiques juives similaires. C’est l’intention clairement énoncée de prendre pour cible un ami qui attire l’attention.
« Il y a énormément de formules portant sur l’invisibilité. Ce qui est intéressant spécifiquement, c’est qu’on vous donne la raison de le faire ici : si vous désirez entrer dans l’habitation d’un ami, alors faites ça et ça. L’objectif en lui-même est explicitement défini, ce que je n’avais jamais vu auparavant », dit-il.
En tant que futur médecin, Gal Sofer propose un point de vue différent sur certains sorts et leur efficacité.
« On peut vraiment se le demander : la magie est-elle efficace, d’une manière ou d’une autre ? Je pense qu’il y a des choses qui peuvent avoir marché », estime-t-il, dans la mesure où certains éléments – procédures ou herbes – se retrouvent dans des traitements prescrits aujourd’hui.
« Elle peut avoir aussi été utile comme placebo », estime-t-il.
Il note néanmoins qu’aujourd’hui, en psychiatrie, il existe des approches dans le traitement des « pathologies culturelles » comme la possession dans lesquels les professionnels suggèrent aux patients de s’entretenir avec des rabbins ou avec des prêtres pour mettre en place un exorcisme.
« Cela ne signifie pas que le monde est magique », dit-il en riant, ajoutant que même s’il voulait le croire, il a la conviction que ce n’est pas le cas.
« Il y a des milliers et des milliers de livres et d’objets similaires alors j’y suis habitué. Mais c’est toujours amusant de voir quel ‘effet waouh’ ce type de choses a sur les gens », poursuit le spécialiste.
Comme Finkelman, il affirme qu’il n’est pas rare de trouver des personnes qui ont foi dans les vertus de la magie aujourd’hui. « Les gens utilisent encore la magie en déambulant avec des amulettes », explique-t-il.
Lors de ses gardes à l’hôpital, par exemple, il est fréquent qu’il aperçoive des amulettes similaires à celles de la collection dans les lits des malades, sous les coussins.
« C’est encore très vivant dans le monde en général et de manière spécifique à l’hôpital où les patients en ont besoin et comptent vraiment dessus », d’après lui.
Mais ces amulettes marchent-elles ?
Peu après que la petite valise noire a quitté le domicile de la fille du docteur Brodny, Eleanor Coe, à Chicago, une canalisation s’est cassée – très exactement là où étaient conservés les rouleaux depuis des décennies.
Une coïncidence très certainement. « Peut-être que non », s’amuse Finkelman.
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