Le penseur juif George Steiner est décédé à l’âge de 90 ans
Né en 1929 à Neuilly-sur-Seine, sa famille, juive, avait quitté Vienne cinq ans plus tôt en raison de l’antisémitisme – face à l'Occupation, ils ont ensuite déménagé à New York
Il pouvait parler de Kafka, Homère, Dostoïevski, de la Shoah ou de la pornographie avec la même fougue, sans jamais être superficiel. George Steiner, philosophe anglo-franco-américain, critique littéraire, universitaire et linguiste, est décédé ce lundi à Cambridge (Royaume-Uni) à l’âge de 90 ans.
Grand intellectuel du XXe siècle, se démarquant par son érudition et les enseignements qu’il a tirés de ses racines juives et de son expérience durant la Shoah, il laisse derrière lui une vaste œuvre comptant essais, études, romans, conférences, critiques et articles.
Né le 23 avril 1929 à Neuilly-sur-Seine, sa famille, juive, avait quitté Vienne cinq ans plus tôt en raison de l’antisémitisme.
« Ma vie entière a été hantée par la mort, le souvenir et la Shoah », a-t-il écrit, sauvé grâce à l’instinct de son père, grâce auquel la famille a déménagé à New York en 1940. George y a obtenu son baccalauréat au Lycée français en 1947, avant d’entamer des études à Yale, Chicago, Harvard et Oxford. Polyglotte, il lisait le français, l’anglais et l’allemand et maîtrisait le grec et le latin. Il a longtemps été le critique littéraire du New Yorker et n’avait qu’une croyance : celle du verbe.
« J’aimerais que le souvenir qu’on garde de moi soit celui d’un maître à lire », aimait-il dire, ajoutant qu’il souhaitait être reconnu comme « quelqu’un qui a passé sa vie à lire avec d’autres ».
Sa culture était encyclopédique. Penser, expliquait-il, c’est dialoguer avec d’autres langues, d’autres cultures. Le don des langues dont il était doté, lui avait donné la jubilation de communiquer au lecteur le savoir le plus érudit.
Il aura publié plus d’une vingtaine d’ouvrages allant de la Grèce antique aux grands romans russes, de Shakespeare à l’abîme de la Shoah.
Parmi ceux-ci : La Mort de la tragédie (1965), Après Babel (1978), Réelles présences (1991), Le transport de A.H. (1981) et Préface à la Bible hébraïque (2001).
Dans l’ouvrage Un long samedi, des entretiens entre le philosophe et Laure Adler, il expliquait : « Je suis anti-nationaliste, férocement. Je respecte absolument ce qu’est Israël, mais ce n’est pas pour moi. »
Le penseur, qui haïssait passeport et drapeaux et qui se présentait comme « athée de culture et de tradition juives », a ainsi toujours pris ses distances avec l’Etat d’Israël, considérant que l’essence même du peuple juif était d’évoluer en exil, bien qu’il reconnaissait « l’indispensable miracle » de l’existence d’Israël.
« Je crois que le Juif a une tâche : celle d’être un pèlerin des invitations, a-t-il expliqué. D’être partout un invité pour essayer, très lentement, dans la limite de ses moyens, de faire comprendre à l’Homme que, sur cette Terre, nous sommes tous des invités. D’apprendre à nos concitoyens de la vie qu’est nécessaire cet art très difficile d’être chez soi partout. »
La question de l’identité juive et la philosophie juive ont ainsi occupé une grande place dans ses écrits.
Parmi les thèmes récurrents de son œuvre, il y avait ce mantra : la culture ne sauve pas de la barbarie. Le camp nazi de Buchenwald, rappelait-il souvent, n’était situé qu’à une poignée de kilomètres de Weimar, la ville du poète allemand Goethe.
Il aimait dire : « J’ai été l’un des tout premiers à dire : ‘On chante du Schubert le soir et on torture le matin.’ Je voudrais comprendre mais je n’ai jamais eu la réponse. »
Lucide et volontiers ironique, George Steiner agaçait aussi parfois, notamment en France. D’aucuns lui ont reproché sa défense de l’œuvre de Céline et plus encore de Lucien Rebatet, auteur du pamphlet antisémite Les décombres. On lui a reproché amèrement son amitié avec Pierre Boutang, un proche de Maurras.
Interrogé sur Rebatet, il répondait : « C’était évidemment un salaud et j’ai peut-être surestimé son œuvre. Mais je tiens toujours son roman écrit en prison, Les deux étendards, pour un grand livre. Il n’y a rien à y faire. La grande littérature est souvent de droite. Et je continue de préférer Céline à Aragon… ».
George Steiner se disait préoccupé par la montée de la xénophobie sur le continent européen. « La haine pour l’étranger, la chasse aux Juifs, les excuses de l’autodéfense et les armes sont les signes dangereux d’une terrible régression, prélude à la violence », s’inquiétait-il.
Depuis 1994, il vivait retiré dans sa maison de Cambridge. Dans un de ces derniers entretiens, publié par le quotidien italien Corriere della Sera en avril 2019, il avouait : « Je ressens la fatigue des années et beaucoup de mes amis sont partis. Mais les souvenirs me gardent en vie. »
« Nul mieux que [George Steiner] n’a décrit la culture et l’esprit européens », a réagi à l’annonce de sa mort le président français Emmanuel Macron. « Cette Europe des langues, des écrivains et des cafés, chaleureuse et humaine, loin des routines qui l’assèchent. »
« Avec la disparition de George Steiner, nous perdons un penseur majeur », a réagi Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Education nationale. « Son érudition littéraire immense donnait du bonheur à tous ceux qui le lisaient ou l’écoutaient. Elle donnait aussi des clés et de la lucidité pour l’analyse de notre temps. »
George Steiner a été récompensé par de nombreux prix et distinctions, parmi lesquelles la bourse Guggenheim (1971-1972), la bourse Rhodes (1950) ou encore le prix Prince des Asturies (2001). Il a été reconnu chevalier de la Légion d’honneur en 1984 et était docteur honoris causa d’une douzaine d’universités.
Taxé parfois d’élitiste, jusqu’au bout George Steiner est resté caustique, pas dupe et doté d’un humour pince sans rire. Il se définissait comme « un anarchiste platonicien ».
Dans un entretien, accordé en français (il écrivait principalement en anglais), au journal Le Monde en 2013, il racontait : « Maintenant que je suis tout près de ma fin, je m’agrippe à une boutade que je trouve d’une profondeur époustouflante. Elle vient des cercles yiddish de Brooklyn : ‘Est-ce qu’il y a un Dieu ? – Bien sûr, mais pas encore.’ Ce ‘pas encore’ m’apporte une certaine force intérieure. »