Les œuvres d’un portraitiste de l’élite juive britannique exposées à Boston
L'œuvre riche et ludique de John Singer Sargent peut être découverte au musée des Beaux arts de Boston, qui inaugure sa nouvelle salle Judaïca pour Hanoukka, le 7 décembre
BOSTON — Au tournant du 20e siècle, John Singer Sargent avait réalisé un portrait éblouissant de Lady Sassoon, Aline Caroline de Rothschild, drapée dans un manteau d’opéra en taffetas noir avec un col blanc en dentelle minutieusement travaillé et un chapeau à plume noir.
Le rose scintillant qui borde le manteau se révèle à l’arrière, une étole rose, que Lady Sassoon tient dans sa main, tombe de son épaule gauche – une touche de lumière frappante caractéristique de l’artiste Sargent.
Le regard de Lady Sassoon, légèrement tourné vers l’extérieur, est captivant dans ce portrait de maître, qui est considéré comme l’un des chefs-d’œuvre de Sargent. Il était le portraitiste le plus couru de son époque et ses tableaux sont exposés dans les musées et dans les collections privées de tout le globe.
C’est cette peinture exquise qui accueille les visiteurs de l’exposition « Fashioned By Sargent », une nouvelle exposition somptueuse du musée des Beaux-Arts de Boston (MFA) qui est à découvrir jusqu’au 15 janvier 2024. Elle a été organisée en collaboration avec le musée Tate Modern, en Grande-Bretagne, où elle sera présentée à partir du mois de février.
Elle sera aussi ouverte aux visiteurs pendant la célébration de Hanoukka au MFA, le 7 décembre, lorsque des milliers de personnes se rassembleront autour d’un programme de fête spécialement réfléchi, qui sera agrémenté de concerts musicaux – une initiative prise chaque année en partenariat avec les groupes Jewish Arts Collaborative et Combined Jewish Philanthropies.
Les visiteurs seront aussi les premiers à avoir un aperçu de la nouvelle galerie Judaïca du musée – dont l’ouverture au public officielle aura lieu le lendemain. « Intentional Beauty: Jewish Ritual Art from the Collection » est la première exposition en son genre dans une institution artistique de Nouvelle Angleterre. Elle est l’occasion de découvrir 27 objets rituels provenant de toute la diaspora juive, avec notamment 20 acquisitions récentes dont certaines sont présentées pour la toute première fois.
L’exposition « Fashioned by Sargent » comprend 50 tableaux – des portraits ainsi que quelques paysages peints ultérieurement par l’artiste – en plus de plus d’une dizaine de robes et autres accessoires qui avait été portés par les modèles de Sargent, notamment le manteau splendide de Lady Sassoon et son chapeau à plume.
En plus de Lady Sassoon, « Fashioned by Sargent » présente les portraits de huit autres modèles juifs notables – parmi eux, Ena et Betty Wertheimer, Sir Philip Sassoon, Sybil Sassoon et madame Carl Meyer — ce qui reflète le lien étroit et personnel tissé entre Sargent et ses clients juifs.
La plus importante commande faite à l’artiste, qui consiste en 13 portraits de membres d’une même famille, avait été passée par Asher Wertheimer, marchand d’art britannique influent et riche. Un grand nombre de ces tableaux figurent dans la collection du Tate.
« Ses meilleures œuvres ont tendance à être celles où il a peint les gens qu’il admirait, les gens avec lesquels il était parvenu à développer un lien », commente Erica Hirshler, conservatrice au MFA, chargée de la peinture américaine, auprès du Times of Israel. « Ce qui était le cas avec la famille Sassoon et avec la famille Wertheimer ».
Hirshler, chargée de l’exposition aux côtés de James Finch, du musée Tate Modern, où il est spécialisé dans l’art britannique du 19e siècle, a aussi préparé le catalogue haut en couleur qui accompagne la visite – un livret conçu avec son partenaire britannique et d’autres contributeurs. Dans les pages du catalogue, il y a 17 essais et notamment un qui est consacré à Almina Wertheimer.
L’exposition révèle également les récits moins familiers des critiques antisémites qui avaient suivi l’exposition d’un grand nombre de ces œuvres. Le portrait de madame Carl Meyer et de ses enfants avait entraîné un tel phénomène.
« 10 000 dollars n’est pas une somme si importante pour un Israélite multimillionnaire qui paie pour s’assurer de la reconnaissance sociale de sa famille », avait écrit un journal de Boston, selon un texte d’information à destination du public qui est accroché au mur.
« L’antisémitisme qui s’exprimait à l’égard des portraits provenait de personnes qui disaient :’Nous ne voulons pas que vous [Sargent] peigniez des modèles juifs de la façon dont pouvaient le faire les anciens maîtres », explique Finch au Times of Israel lors d’une conversation qui a eu lieu lors de l’inauguration de l’exposition pour les journalistes.
« Fashioned by Sargent » met en lumière tout l’ouvrage de l’artiste sous le prisme de la mode, offrant un contexte qui va bien au-delà de la grandeur de vêtements de luxe et de décors sophistiqués, quoique épurés. L’exposition est judicieusement arrangée, présentée par thématique.
Les visiteurs explorent l’influence qu’avait Sargent sur les vêtements portés par ses modèles, choisissant des uniformes et des costumes, certains provenant de la propre collection de l’artiste, qui reflétaient à la fois leur personnalité, leur statut social et leur sexe.
« C’est intéressant de réaliser que les vêtements ne sont pas nécessairement fidèlement représentés. Il met de l’asymétrie là où cela s’adapte en particulier à sa composition. Il épingle, il drape », dit Hirshler, évoquant le soin qu’il prenait pour arranger les vêtements de manière à ce qu’il puisse aller au bout de son intention artistique.
Né de parents américains à Florence, où il avait étudié l’art, Sargent est parti pour Paris à l’âge de 18 ans pour y poursuivre ses études. Il avait régulièrement présenté ses œuvres, à partir de 1877, au Salon de Paris mais il s’était installé à Londres neuf ans plus tard, suite à une controverse sur l’un de ses portraits enchanteurs, « Madame X, » qui représentait Amélie Gautreau, épouse d’un banquer français née en Louisiane.
Au fil du temps, Sargent s’était taillé la réputation d’être le peintre le plus recherché sur les deux continents, notamment suite à ses portraits d’Isabella Stewart Gardner, de Lady Agnew of Lochnaw et de John D. Rockefeller, originaires de Boston – les deux derniers sont à découvrir dans la salle du musée des Beaux arts actuellement.
L’élite juive britannique avait adopté Sargent – et ce sentiment était réciproque, note Hirshler qui a fait une conférence, l’été dernier, sur Sargent au musée juif de New York. Les amitiés du peintre avec des Juifs remontaient à ses années passées à Paris, lorsqu’il avait partagé un studio avec un artiste juif nommé August Hirsh.
En 1896, Sargent avait peint le tableau intitulé « Mrs. Carl Meyer and Her Children. » Un spectacle d’opulence, un hommage explicite au style de décoration Rococo français, explique Finch aux journalistes. Meyer, assise sur un divan richement agrémenté, à la structure dorée, porte une robe rose avec un long collier de perles.
Les visiteurs apprennent du texte qui est accroché au mur que Meyer, qui était l’une des femmes les plus riches d’Angleterre, était également l’une des voix les plus progressistes de son époque. Elle avait notamment coécrit un rapport sur la situation déplorable des ouvriers immigrants de l’industrie du textile.
Un portrait d’Ena Wertheimer, appelé « A Vele Gonfie », peint en 1904, est l’une des toiles les plus audacieuses et les plus inhabituelles de l’artiste. Il parvient à capturer le dynamisme d’Ena, drapée dans un manteau noir, présentée en train d’épouser un rôle de cavalier masculin, avec un manche en bois, sorte d’armement, qui sort de son manteau.
« C’est un portrait joyeux », estime Finch, qui montre le caractère informel de la relation entretenue avec son modèle, et une certaine improvisation. Il reflète également la volonté d’Ena de poser en habit militaire d’homme, mettant en lumière une ambiguïté sexuelle et vestimentaire ludique, estime-t-il.
Hirshler se dirige ensuite vers un portrait d’Ena et Betty Wertheimer plus ancien – il date de 1901 – appelé « Daughters of Asher and Mrs. Wertheimer. »
C’est l’un des plus intéressants du groupe [des portraits de la famille Wertheimer]. C’est beau », déclare-t-elle. Elle souligne les contrastes, chez les deux sœurs, dans l’expression et dans les habits. Ena porte un satin blanc éclatant et Betty une robe de soirée en velours rouge.
« C’est une peinture qui prend vie », s’exclame-t-elle.
Dans le portrait énigmatique d’Almina, « Daughter of Asher Wertheimer, » Almina prend la pose dans un manteau turc blanc qui couvre sa robe de soirée d’un blanc chatoyant et elle porte un somptueux turban argenté, avec des perles.
Le texte accroché au mur explique que la culture populaire dépeignait souvent les femmes juives ou originaires du Moyen-Orient et d’Afrique du nord en les montrant sous les traits de figures exotiques voire sexualisées de l’Orient. Mais ici, c’est une Almina souriante et confiante qui apparaît sur le tableau, selon le catalogue de Caroline Corbeau-Parsons.
La question soulevée par l’œuvre reflète parfaitement le débat contemporain sur l’appropriation culturelle, ce qui est un exemple de la manière dont l’exposition parle également d’aujourd’hui, en plus des problématiques portant sur l’antisémitisme et sur la vérité des images.
Certains critiques – à l’époque de Sargent mais également à l’époque qui est la nôtre – ont laissé entendre que les portraits de modèles juifs, avec ces images de richesse, étaient antisémites, dit Hirshler.
Une affirmation qu’elle rejette avec conviction.
« C’est dur pour moi de penser que Sargent était antisémite », relève-t-elle. « Les critiques faites par d’autres au sujet des portraits l’étaient en revanche très certainement. Mais il s’était lié d’amitié avec un grand nombre de ses modèles, il aimait beaucoup être en leur compagnie. Pourquoi auraient-ils continué à commander des œuvres s’il n’en appréciaient pas le résultat ? », interroge-t-elle.
Laura Conrad Mandel, directrice exécutive du Jewish Arts Collaborative à Boston et présidente du Council of American Jewish Museums, aux États-Unis, dit avoir été très séduite par l’exposition.
« La puissance de cette exposition en matière d’étude de l’antisémitisme et d’outil permettant de combattre ce dernier m’a sidérée » écrit-elle dans un courriel – ce qui était un élément du travail de Sargent dont elle n’avait absolument pas conscience.
« Nous avons besoin d’espaces tels que celui-là pour nous faire voyager dans la beauté et de l’art et pour comprendre les histoires révélées par les œuvres », ajoute-t-elle.
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