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Les relations proches – et toujours plus compliquées – des Juifs de Rome et du pape

Cela fait 2 000 ans que la communauté juive et l'Église catholique se côtoient et les relations étaient bonnes depuis quelques décennies. Le 7 octobre a ravivé des angoisses

Le pape François entouré du rabbin Riccardo Di Segni lors de sa visite à la Grande Synagogue de Rome, le 17 janvier 2016. (Crédit : Alessandra Tarantino/AP)
Le pape François entouré du rabbin Riccardo Di Segni lors de sa visite à la Grande Synagogue de Rome, le 17 janvier 2016. (Crédit : Alessandra Tarantino/AP)

Le lundi 3 mars devait être un jour important dans le calendrier de Bruno Limentani. L’homme d’affaires juif romain, âgé de 63 ans, devait en effet voir le pape François pour choisir des porcelaines fabriquées par l’entreprise Limentani pour les appartements privés du pontife. En raison de l’hospitalisation du pape à la suite d’une crise respiratoire, le rendez-vous a été annulé.

Cela fait maintenant plus de 150 ans que la société, qui porte le nom de son fondateur, Leone Limentani, est le fournisseur du Vatican en arts de la table – verres et vaisselle en porcelaine. En sa qualité de septième génération Limentani à la tête de l’entreprise, Bruno Limentani a personnellement offert un ensemble de porcelaine de 24 pièces à Jean-Paul II et Benoît XVI.

« Lorsque Jorge Bergoglio a été élu, en 2013, nous avons contacté les services particuliers du Pontife mais le secrétaire a décliné notre offre en nous disant qu’il n’était pas intéressé », se remémore Limentani pour le Times of Israel, lors d’un entretien téléphonique. « Nous étions un peu déçus. »

Mais il y a de cela quelques semaines, une connaissance commune en a reparlé au pape François, qui a assuré qu’il serait ravi de ce cadeau.

« Apparemment, personne ne lui en avait parlé », ajoute Limentani. « Je suis triste de le savoir malade. »

L’histoire de la famille Limentani et de sa relation spéciale avec le Vatican n’est pas la seule au sein de la communauté juive de Rome.

David Limentani et son frère Fabrizio livrent un service en porcelaine au pape Jean-Paul II en 1982. (Avec l’aimable autorisation de Bruno Limentani)

Le peuple éternel dans la ville éternelle

A Rome, ville éternelle, la présence des Juifs remonte à plus de deux millénaires – l’essentiel du temps sous le règne de l’Église catholique.

Contrairement à ce qui s’est passé dans d’autres parties de l’État pontifical ainsi que dans le reste de l’Italie et plus globalement dans toute l’Europe, les Juifs ont été constamment persécutés mais n’ont jamais été expulsés de Rome, pour des raisons théologiques, incarnant ce qu’il advient à ceux qui refusent Jésus.

« Le pape a très longtemps été le roi des Juifs de Rome : cette relation était très ambiguë, tout à la fois faite de discriminations et de protection », explique Serena Di Nepi, professeure agrégée d’histoire moderne à La Sapienza – Université de Rome, spécialiste du ghetto romain et de ses relations.

« L’Église a voulu faire de Rome la nouvelle Jérusalem », ajoute-t-elle pour le Times of Israel. Les Juifs de Rome ont été persécutés afin de les amener sur le chemin de la conversion au christianisme. Leur vie était supposée être dure mais pas impossible. » Les Juifs devaient ainsi prêter allégeance aux papes nouvellement élus sous l’Arc de Titus, spectaculaire monument élevé en hommage à la victoire de Rome sur les Judéens et la destruction de Jérusalem. Jusqu’en 1870, ils devaient, chaque samedi après-midi, assister à un sermon sacerdotal en vue de leur conversion.

Les dépouilles de Jérusalem, Arc de Titus, vers 82 de notre ère (Projet Arc de Titus, Université Yeshiva)

Di Nepi elle-même vient d’une famille juive installée à Rome depuis la création du ghetto, en 1555.

Selon ce qui se raconte dans sa famille, le 20 septembre 1870, lorsque l’armée italienne a conquis Rome et mis un terme au pouvoir temporel du pape, l’une de ses ancêtres, la fille du grand rabbin de la communauté, s’est faufilée hors de chez elle et a passé la nuit à explorer la ville, au grand désarroi de son père.

Le ghetto a été aboli en 1870 mais le quartier demeure le cœur vibrant de la vie des Juifs de Rome, dont le nombre actuel est estimé à 14 000. C’est d’ailleurs là que se trouve le magasin de Limentani, rue Portico D’Ottavia, ou, comme les Juifs de Rome l’appellent affectueusement depuis plus d’un siècle, la « place ». L’entreprise a été fondée en 1820.

Bruno Limentani (à droite) dans son showroom. (Autorisation)

« À l’époque, les Juifs ne pouvaient pas faire autre chose que vendre des chiffons ou des articles d’occasion », ajoute Limentani. « Mon ancêtre Leone récupérait le verre usagé et l’apportait à une verrerie pour le fondre et en refaire des verres à vendre. »

Une cinquantaine d’années plus tard, son petit-fils, qui se prénomme lui aussi Leone, se faisait délivrer un passeport papal spécial l’autorisant à passer plusieurs nuits, chaque mois, en dehors du ghetto. À cette même époque, le Vatican a commencé à acheter des produits Limentani et, dans les décennies qui ont suivi, l’entreprise a prospéré.

L’ombre de la Shoah

La Shoah est un autre moment crucial dans les relations entre les Juifs de Rome et l’Église. En 1943, les nazis occupent la ville. Nombre de Juifs ont trouvé refuge dans des couvents – y compris l’oncle et la grand-mère de Di Nepi et le père de Limentani –, mais la communauté juive estime que Pie XII aurait pu faire beaucoup plus.

« Le 16 octobre 1943, les nazis ont attaqué le quartier juif », souligne Di Nepi. « Ils craignaient une réaction violente de la part du pape, et trois jours durant, ils ont enfermé les Juifs dans la ville. Le pape ne s’est employé à sauver que ceux qui s’étaient convertis au christianisme. Les autres ont été envoyés à Auschwitz. »

Sous l’occupation nazie, le magasin Limentani sert de quartier général aux SS.

Le pape François, avec à sa droite le rabbin Riccardo Di Segni, lors de sa première visite en tant que pape dans une synagogue, le 17 janvier 2016. (Crédit : AP Photo/Alessandra Tarantino)

« Ils ont tout pillé ou détruit », explique Limentani. « De nos collections d’avant 1943, il ne reste rien. »

Après-guerre, l’entreprise a bénéficié des effets de la croissance économique rapide de l’Italie. Les Limentani sont devenus des fournisseurs de vaisselle haut de gamme pour des chefs d’État étrangers, comme la première dame d’Argentine, Evita Peron, ou le shah d’Iran, Reza Pahlavi.

Limentani garde de très bons souvenirs de Jean-Paul II. « Il avait choisi un ensemble avec de grands bols parce qu’il disait qu’en tant que Polonais, il aimait manger de la soupe », se souvient Limentani.

La visite d’un pape

Le père de Limentani, David, a été proche du pape, au point où Jean-Paul II lui a demandé de sonder discrètement le grand rabbin de Rome, Elio Toaff, sur l’opportunité d’une visite de sa part à la synagogue. Cette visite a effectivement eu lieu en 1986.

Le passeport pontifical spécial accordé à Leone Limentani en 1870. (Avec l’aimable autorisation de Bruno Limentani)

« La visite de Jean-Paul II a marqué un tournant historique, qui a eu plus d’impact que n’importe quel document théologique », explique au Times of Israel le grand rabbin de Rome, Riccardo Di Segni, lors d’un entretien téléphonique. En 1986, Di Segni se trouvait dans le public lors de la visite du pape : en 2009 et 2016, lorsque Benoît et François sont eux aussi venus à la synagogue, il les a accueillis en sa qualité de grand rabbin de la ville.

Di Segni a rencontré Francis à plusieurs reprises au fil des ans.

« Lorsque François a été nommé, on a vite vu qu’il était très actif au niveau du dialogue avec les communautés juives », rappelle Di Segni. « Très souvent, des délégations juives du monde entier venaient lui rendre visite : j’en ai plaisanté en disant qu’elles avaient peut-être besoin d’une synagogue au Vatican. »

Selon le rabbin, la visite de Bergoglio à la Grande Synagogue de Rome a fait passer un message important à la communauté juive de la ville.

Le pape François priant devant la « Nativité de Bethléem 2024 », lors de son inauguration dans la salle Paul VI, lors de l’audience privée avec les donateurs de la crèche et de la cérémonie de l’arbre de Noël sur la place Saint-Pierre, dans la salle Paul-VI au Vatican, le 7 décembre 2024. (Crédit : Andreas Solaro/ AFP)

Di Segni ajoute que les relations se sont compliquées après le 7 octobre 2023, lorsque des terroristes dirigés par le Hamas se sont introduits dans le sud d’Israël pour y massacrer plus de 1 200 personnes, en blesser des milliers et faire 251 otages – dont 59 sont encore à Gaza.

« Mu par un fort pacifisme, le pape s’est rangé avec force contre la réaction d’Israël », explique Di Segni. « Cela a occasionné un fort mécontentement au sein de notre communauté. »

Ces 16 derniers mois, François a souvent durement critiqué les actions militaires d’Israël dans le cadre de la guerre à Gaza, contre le Hamas, qui a suivi le pogrom. En novembre dernier, il a demandé l’ouverture d’une enquête afin de déterminer si ces actes étaient constitutifs d’un « génocide ». Quelques semaines plus tard, la crèche du Vatican représentant un enfant Jésus enveloppé dans un keffieh – un symbole palestinien – avait suscité l’indignation à Rome comme partout ailleurs.

« Beaucoup perçoivent les déclarations du pape comme un manque d’empathie envers ce que vivent les Juifs », poursuit Di Segni. « Il ne s’agit pas seulement d’une question de politique, mais aussi de doctrine, ce qui laisse planer le doute sur une possible régression par rapport aux acquis de décennies de dialogue. »

Elle ajoute que que certains des termes employés renvoient à des stéréotypes chrétiens du Juif vengeur. L’incident du keffieh a été perçu par beaucoup comme un déni de l’identité juive de Jésus.

« Depuis le 7 octobre, je crois que les gens pensent qu’il est impossible de faire pleinement confiance au pape », ajoute Di Nepi.

Serena Di Nepi, de La Sapienza – Université de Rome. (Andrea Astrologo)

Selon l’historienne, la relation entre l’Église et les Juifs est encore marquée par l’ambiguïté.

« S’il est vrai que l’Église a aboli la prière pour les ‘méchants Juifs’, la question de la mission d’Israël demeure, bien que beaucoup de choses aient changé en termes d’approche et de modalités », affirme Di Nepi. « C’est le problème au cœur du dialogue judéo-chrétien. »

Elle ajoute que ces questions accompagnent l’histoire de la ville et de sa communauté juive depuis longtemps.
« Il y a une église, ici, dont les fresques représentent la dispute théologique entre le pape Sylvestre et le grand rabbin de Rome devant l’empereur romain Constantin », explique-t-elle en parlant de l’église de l’Oratorio Saint-Sylvestre, achevée en 1246. (C’est ce même Constantin qui a accordé au christianisme un statut légal au sein de l’empire et s’est converti au 4ème siècle de notre ère.)

« Cela montre à quel point ces débats sont anciens », ajoute-t-elle.

Interrogé sur sa relation avec François, le rabbin évoque une grande cordialité.

« Je lui souhaite un refuah shelema, un rétablissement complet », conclut-il. « J’espère qu’il se sentira très vite bien mieux. »

Pour en savoir plus sur les relations entre catholiques et juifs, écoutez ceci (en anglais) : https://omny.fm/shows/the-daily-briefing/day-427-as-pope-floats-genocide-a-dive-into-cathol

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