L’exposition ‘Dernières lettres’, ou les souvenirs doux-amers de la Shoah
A Yom HaShoah, Yad Vashem permet de faire découvrir des correspondances écrites pendant la guerre, ouvrant un aperçu sur les derniers échanges de dix familles
A l’âge de 93 ans, il est difficile pour Shimon Keller de se souvenir de certaines choses, mais il se rappelle clairement avoir dit adieu à sa mère, Berta, sur le quai d’une gare en 1939, alors qu’il n’avait que quinze ans.
« Elle versait des larmes de joie », dit Keller, ses yeux bleus dans le vague alors qu’il prend place dans son salon de Ramat Gan. « Elle était heureuse parce que je partais. »
Keller a embarqué dans le dernier bateau transportant des jeunes désireux de faire l’Alyah et, avec d’autres adolescents, il est arrivé à Haïfa, fuyant la grande incertitude qui régnait alors dans sa ville et dans son pays natal en proie à l’arrivée de Hitler et à son ascension au pouvoir. Son frère aîné, Kurt, est également parvenu à s’échapper d’Allemagne, fuyant Berlin vers la Suède, où il a fini par vivre le restant de sa vie.
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Pendant les quatre premières années de son existence dans la Palestine pré-étatique, Keller a reçu une lettre de sa mère tous les quinze jours, des lettres fines, sur papier de soie, remplies par son étroite écriture allemande de style gothique.
« Elles passaient à travers la censure, elle ne pouvait pas me dire certaines choses, explique-t-il. Mais je lisais entre les lignes. »

Il a reçu la dernière lettre de Berta en 1942, qui lui disait qu’elle ne pourrait probablement plus lui écrire.
A nos enfants bien-aimés,
Vous avez probablement reçu nos dernières cartes postales d’adieu. Nous ne savions pas alors quel serait le jour exact de notre départ.
Comme l’a écrit votre cher Père, nous partirons le 25, et il semble donc que nous nous reverrons plus tôt que nous l’avions anticipé.
Nous vous envoyons une photo de nous en cadeau d’adieu, et nous espérons que vous la recevrez. Après tout, je veux que vous puissiez rencontrer le cher Père, et nous espérons tellement que cela arrive bientôt.
Maintenant, mes enfants aimés, portez-vous bien et priez pour nous, pour que Dieu prenne soin de nous, qu’Il nous protège et qu’Il vous protège ».
« Je ne pouvais pas croire ce que j’étais en train de lire », dit la fille de Keller, Edna Segev, qui, il y a plusieurs années, a aidé son père à traduire les lettres en hébreu avant de faire don des originaux à Yad Vashem. « Je ne sais pas si elle savait où elle allait. »
« Je pense qu’ils ne voulaient pas comprendre », indique Vicky Keller, la seconde épouse de Shimon. « Ils vivaient dans l’espoir que peut-être leur mère survivrait. »
Cette lettre originale écrite par Berta Keller fait dorénavant partie de la nouvelle exposition en ligne de Yad Vashem, « Dernières lettres de l’Holocauste : 1942 », qui sera à découvrir dès le 24 avril, au début de Yom HaShoah, aux côtés des missives de neuf autres familles.
Yad Vashem a utilisé ses archives complètes de documents et d’œuvres d’art, les milliers de lettres personnelles et autres documentations collectées après des survivants pour cette exposition basée sur l’expérience vécue – en faisant usage de ce qui pouvait raconter les histoires de victimes au niveau visuel, dit Yona Kobo, chercheuse au département Internet à Yad Vashem et qui se consacre aux expositions en ligne.
« Ce qui émeut tellement dans cette exposition, c’est qu’elle est extrêmement personnelle, ajoute Kobo. Aucune lettre n’est similaire à l’autre, et c’est souvent le dernier objet physique qu’ils ont pu toucher de la part de ceux qu’ils aimaient. »
L’exposition en ligne permet de découvrir les histoires de dix familles en utilisant les courriers, les photographies, le tout relayé par plusieurs voix off qui décrivent ce qu’il est arrivé à chacune de ces familles, originaires de villes et de villages de toute l’Europe.

Shimon Keller est l’un des quelques survivants de ces familles, grâce à la décision visionnaire de sa mère de l’envoyer en Israël.
Chez lui, dans son salon, Keller aime feuilleter les photos de sa collection, regardant des photos de lui lors de voyage scolaires à l’époque où il était en Allemagne, ainsi que les clichés de sa famille.
En 1938, les deux fils de Berta, Kurt et Siegfried — qui a plus tard changé son prénom en Shimon — ont rejoint différentes fermes connues sous le nom de Hachsharot, en Allemagne. La période passée dans cette Hachsharot s’est achevée durant la Nuit de Cristal, en novembre 1938, une nuit dont Shimon Keller se souvient avec une grande clarté, notamment de sa propre fuite de son dortoir lorsqu’il a sauté depuis le deuxième étage dans le jardin en contrebas.
Keller et son frère sont rentrés au domicile de leur mère dans le village de Werden où elle, mère célibataire, les a gardés. Leur père biologique était décédé pendant la Première guerre mondiale d’un empoisonnement au gaz moutarde.
« Nous savions que nous ne pourrions pas rester longtemps », dit Keller.
Kurt est rapidement parti pour Berlin et, de là, a rejoint la Suède. Shimon a choisi pour sa part de se rendre dans l’Israël pré-étatique, mais les deux frères sont restés en contact, se rendant visite régulièrement.
Berta Keller a fini par se remarier en 1940, mais malgré la richesse et les contacts de son nouvel époux aux Etats-Unis, le couple n’a pas pu quitter l’Allemagne. Shimon Keller a découvert en 1962, vingt ans après, que sa mère avait été tout d’abord déportée à Theresienstadt puis à Auschwitz en 1943, où elle est morte.

En Israël, il a fini par rejoindre les forces de la police israélienne naissante, recommandé par un autre cousin qui était également parvenu en Palestine pré-étatique. Une partie des débuts du service dans la police de Keller a eu lieu à Sarona, à Tel Aviv, qui est aujourd’hui un complexe regroupant boutiques et restaurants complètement rénové, qui avait été fondé par la communauté de la Société allemande des Templiers. Keller, alors en formation, gardait les templiers allemands qui vivaient là-bas et, avec son allemand natal, était souvent sollicité.
« C’était un sentiment terrible, dit-il. Je lisais ces noms et je savais ce qui était en train d’arriver aux Juifs d’Allemagne à ce moment là. Et j’avais une sorte d’avantage parce que j’étais en train d’appeler ces noms. »
La fille de Keller, Edna Segev, indique que son père n’a pas toujours évoqué les années de guerre durant son enfance à elle. Une fois qu’il a eu des petits-enfants, il a été toutefois très important pour lui de raconter son histoire, rappelant son évasion au cours de la nuit de Cristal ainsi que ce qui était arrivé à sa famille au sens large.
« Et il a pris soin de toutes ces pages, comme un yekke [ces Juifs allemands connus pour leur soin du détail], de manière simplement remarquable », dit-elle, désignant du doigt les photocopies familiales des lettres, conservées dans des pochettes en plastique et et stockées dans une série de classeurs.
« Il avait le désir d’écrire à ce sujet, il a passé du temps à écrire le récit de sa vie, continue Segev. Et il ouvrait les blocs-notes et les lettres, les originaux, sur ce papier fin, qu’il a protégés depuis qu’il a quinze ans. C’est un miracle. »

C’est Segev qui a convaincu son père de travailler sur une traduction des lettres, qui étaient toutes écrites en Allemand, une langue qu’elle ne connaît pas. Ils ont passé un an à travailler sur ce projet.
« J’avais la chair de poule en lisant ces courriers », dit Segev, dont la sœur aînée, Noga Nabaro, a également été impliquée dans ce processus compliqué.
En 2013, Segev et son père, son châle de prière à la main, ont fait un pèlerinage à Yad Vashem pour remettre officiellement les lettres.
« Je voulais qu’elles soient dans un endroit sûr parce qu’un jour, nous ne serions plus de ce monde, dit-elle. Je voulais savoir qu’elles seraient en sécurité pour que nos générations futures, mes petits enfants et mes arrières petits-enfants, puissent les voir et comprendre. »
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