L’humanité vit-elle un moment moral admirable ? Les réflexions d’un philosophe
Si Moshe Halbertal est enthousiaste en constatant que la santé des personnes âgées passe avant l'économie, il estime que "tout se mélange – avec des aspects très sombres"
David est le fondateur et le rédacteur en chef du Times of Israel. Il était auparavant rédacteur en chef du Jerusalem Post et du Jerusalem Report. Il est l’auteur de « Un peu trop près de Dieu : les frissons et la panique d’une vie en Israël » (2000) et « Nature morte avec les poseurs de bombes : Israël à l’ère du terrorisme » (2004).

Moshe Halbertal est philosophe et professeur en réflexion juive, expert sur Maïmonide et co-auteur du code éthique de l’armée israélienne – la personne la plus à même, ai-je pensé, d’apporter une certaine sagesse morale susceptible de compléter les visions d’ensemble, politique et scientifique, qui commencent à se dégager de la crise du coronavirus.
Le COVID-19 s’est révélé comme étant hautement contagieux et terriblement dangereux pour les personnes âgés et les personnes les plus vulnérables au niveau médical.
Inquiètes à l’idée – et à juste titre – que leurs systèmes de santé sous-financés ne soient pas capables de faire face à la pandémie qui s’est abattue sur le monde, un grand nombre de sociétés – notamment aux Etats-Unis, en Israël et dans une grande partie de l’Europe – ont largement fermé leurs économies et confiné leurs citoyens chez eux. Objectif : minimiser les pertes de ces vies les plus fragiles face à la menace.
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Tandis que les gouvernements luttent pour trouver un équilibre impossible entre isolement massif et maintien d’un semblant économique, cette guerre contre cet ennemi invisible a soulevé de multiples interrogations chez un grand nombre d’entre nous : qu’avons-nous donc fait pour mériter cela ? Subissons-nous aujourd’hui la rébellion de la nature qui viendrait sanctionner tous les dommages imposés à la planète ? S’agit-il d’une sorte de correction cosmique ? D’un abattage aux accents darwiniens auquel nous avons néanmoins choisi de résister ? Y a-t-il une main divine derrière tout cela ?
Je reconnais que certains d’entre vous peuvent ne pas s’être posé ces questions. Et que certains d’entre vous pourraient même les trouver gênantes et déplacées. Mais pourtant, elles se posent toutes. Et Halbertal a accepté de les aborder.
Nous avions à l’origine prévu de nous voir pour cet entretien – deux habitants de Jérusalem qui se seraient rencontrés face à face, vous savez, comme nous avions l’habitude de faire les choses avant. Mais finalement, par esprit de citoyenneté, nous avons opté pour une interview via Zoom. Et voici la retranscription révisée de notre conversation.
The Times of Israël : J’ai parlé à des scientifiques et à des médecins au cours de cette crise. Mais je voulais évoquer ce sujet avec quelqu’un qui puisse m’amener un point de vue philosophique et même un peu religieux. Et c’est pour ça que j’ai pensé à vous : peut-être avez-vous un peu de sagesse à partager.
Une manière particulièrement dure et amère d’envisager cette pandémie et son impact, c’est de dire que nous sommes peut-être en train d’assister en ce moment à un processus d’évolution normal – avec la disparition des personnes âgées ou vulnérables par un virus envoyé par la nature, et ce même si nous avons suffisamment de compétences au niveau médical pour empêcher une partie du désastre. On pourrait envisager ainsi les choses – comme une sorte de correction de la nature. Et pour un esprit religieux, il pourrait s’agir d’une sorte de correction émanant d’une force supérieure et invisible. Que dites-vous de ça ?
Moshe Halbertal : Voyez la grippe espagnole. Elle a été bien plus dévastatrice. Elle a tué plus de gens – des jeunes principalement, des individus qui jouissaient de toutes leurs forces. Présumer que ce type d’événement répond à une logique d’évolution en soi – comme si, aujourd’hui, la main invisible du processus évolutionnaire se substituait à la providence divine, comme si la nature avait sa propre logique morale et rationnelle – c’est à la fois faux au niveau empirique et moralement répugnant.

Ce que nous constatons davantage, c’est notre fragilité profonde en tant qu’espèce. Si le virus devait muter ne serait-ce que légèrement – et que Dieu nous en préserve – il pourrait tuer des bébés. Nous sommes en train d’expérimenter notre vulnérabilité complète, totale. Comme on le dit dans la prière Ounetanè Toqef, nous sommes une ombre qui passe, un rêve flottant.
Il n’y a pas de raison inhérente à cela. Mais il y a un message inhérent : nous sommes là – et notre vulnérabilité nous apparaît de manière horrible.
Une des caractéristiques de cette vulnérabilité, c’est que nous avons tous été pris par surprise. Il y cet hubris humain – que d’une certaine manière nous avons conquis à travers la technologie et à travers nos capacités, et qui a déjà pu ravager l’humanité par le passé. Et il s’avère que les événements nous donnent complètement tort. Et pas seulement cela. Les sources de nos fragilités, d’une certaine façon – et c’est là le paradoxe dominant – sont issues des sources de nos forces présumées parce qu’entre autres choses, la propagation de ce virus fonctionne à partir de notre avancée en tant qu’espèce, de notre pouvoir, de notre puissance globale.
Mais vulnérabilité ne signifie pas fatalisme. Et maintenant, je vais parler d’un point de vue juif – à partir de l’élan le plus profond de la tradition.
On peut se dire que nous sommes vulnérables, que nous nous trouvons entre les mains de Dieu, et démissionner du monde, en parlant d’un point de vue monastique. On peut aussi se réclamer d’une sorte de retrait stoïque. Mais plutôt que le fatalisme, la vulnérabilité devrait entraîner l’introspection, l’autoréflexion. Maïmonide a dit que, pendant les périodes de malheur, la communauté doit se repentir, que l’apathie face au malheur est « la voie de la cruauté ». Le malheur doit nourrir la réflexion qui, à son tour, doit se transformer en action.
Et ici, j’amène indirectement la notion de sanction. La sanction est intimement liée à notre comportement et, parfois, à ce que nous n’avons pas fait. Dans le cas qui nous occupe, la pandémie expose au grand jour tous nos éléments de négligence – négligence du système de soins, négligence des infrastructures sociétales pour y répondre. Ce qui nous amène à chercher, à chercher en soi, à chercher en communauté, à nous interroger : « D’accord, alors voyons où nous nous sommes trompés. »
Rien ne se contente d’arriver jusqu’à nous. Les choses sont intimement liées à nos structures et à nos comportements passés. Je veux dire que de tels désastres, avec cette ampleur, ne relèvent pas uniquement de l’accident. Ils sont liés de manière inhérente à la manière dont nous avons agi dans le monde. Et le moyen d’éviter ce chemin qui nous amènera directement à passer de la vulnérabilité au fatalisme est le repentir, qui comprend que des évènements humains d’une telle envergure ne puissent jamais être distingués ou séparés de l’action humaine.

Autre chose : il y a quelque chose d’admirable dans la réaction globale à la crise. De vraiment admirable. Et c’est la priorité accordée à la vie sur l’économie. Que cette réponse soit bonne ou mauvaise, même quand il s’agit de sauver des vies, c’est une question différente. Nous ne le savons pas encore. Mais nous connaissons les chiffres, nous savons quels sont les modèles. Et résister à cette idée de laisser seules les personnes âgées, les personnes vulnérables, c’est quelque chose d’étonnant au niveau moral.
Voilà le monde entier qui s’arrête pour protéger ce qui peut sembler superflu au nom d’une norme morale profonde et puissante
Tout est mélangé, comme c’est toujours le cas avec les êtres humains – avec des aspects très sombres. Mais c’est vraiment remarquable. Dans la tradition juive – mais pas seulement dans la tradition juive – qu’est-ce qui vient déterminer le respect de la dignité humaine ? C’est cette capacité à appréhender les êtres humains pas seulement comme des instruments. C’est pour cette raison que la relation entretenue avec les personnes âgées est intéressante, qu’elle examine profondément ce qu’est le respect de la dignité humaine – parce qu’elles n’ont pas, de nombreuses façons, de fonction. Comme si elles étaient finalement superflues.
Et voilà le monde entier qui s’arrête pour protéger ce qui peut sembler superflu au nom d’une norme morale profonde et puissante. Ce sursaut se confronte à l’inclinaison mauvaise qui amènerait à dire que l’évolution serait presque une alliée.
Et c’est l’un des moments de transcendance humaine les plus remarquables qui s’empare de l’humanité dans son ensemble aujourd’hui. Et c’est réellement remarquable, quand on y pense.
C’est une idée très plaisante. Je ne suis pas sûr que tous les pays aient fait ce choix mais peut-être l’ont-ils fait. Mais la réaction mondiale n’a-t-elle pas été également motivée par la crainte que même ceux qui pourraient être le moins vulnérables pourraient être touchés si la maladie n’était pas déjouée ? Et on peut aussi ajouter – c’est cynique – qu’un grand nombre des décisionnaires ne sont plus si jeunes, eux non plus…
On peut effectivement tourner les choses de cette façon… Comme dans toutes les activités humaines, les choses sont mélangées. Les motivations sont mélangées, les facteurs aussi.
Et pourtant, aujourd’hui, on sait que 95 % des décès, en Europe, concernent les personnes âgées de plus de 65 ans. Ces chiffres sont frappants. Et on ne peut pas éviter de voir cet aspect moral de la réponse – qui induit aussi du respect. C’est vrai qu’on peut prendre en compte ce que vous dites, mais les faits sont là.
Non, je l’accepte. C’est bien et c’est encourageant, en particulier en prenant en compte les conséquences économiques.
C’est un grand moment moral, parce qu’il ne s’agit pas seulement d’un rejet du Darwinisme, mais il s’agit également d’un rejet de l’utilitarisme, sous la forme d’un calcul moral. Et cela, encore une fois, ne fait pas des décisions qui ont été prises les décisions qui s’avèreront appropriées à long-terme. C’est trop tôt pour le dire. À long-terme, les effets sur l’économie se traduiront par la perte de vies, sous différentes formes.
L’idée, c’est qu’il y aura des individus que nous aurions pu sauver et que nous allons laisser mourir parce que le système est surchargé – et on se demande comment il est possible que nous ayons permis au système d’en arriver là ?
Vous avez dit au début de l’interview que ce qu’il se passe est une conséquence de notre comportement, que ce n’est pas arrivé de nulle part. Qu’avons-nous fait ?
Je pense précisément à ce que nous n’avons pas fait. Les omissions – qu’elles concernent la politique ou la vie humaine – peuvent être plus préjudiciables que les actions. Réfléchissons au système de soins actuellement surchargé. C’est une grande préoccupation. L’idée, c’est qu’il y aura des individus que nous aurions pu sauver et que nous allons laisser mourir parce que le système est surchargé – et on se demande comment il est possible que nous ayons permis au système d’en arriver là. Et en particulier, comment il est possible que certaines sociétés possédant des richesses et des capacités immenses en soient arrivées là.
Une partie de ça relève de l’hubris. Ou de cette stupidité d’un mode de pensée qui laisse croire que demain sera la réplique exacte d’hier. Il y a un manque de vigilance qui coûte beaucoup trop cher, que ce soit dans le quotidien et ailleurs.
Machiavel avait dit que toutes les sociétés seraient à la merci de la Fortune – des sécheresses [et autres circonstances dépassant leur contrôle]. Mais les sociétés se mesurent par leur capacité à résister à de telles crises
Et pourtant, dans tout ça, il y a notamment l’idée, dans certaines sociétés, que le marché est la bonne solution à tout. Et voilà le paradoxe : même les gens les plus durcis, les plus acquis à la nécessité du marché, agissent dorénavant complètement en-dehors des calculs relatifs au marché. Ils jettent de l’argent dans l’économie. Face à un problème moral, ils prennent à revers la logique du marché – c’est quelque chose que j’applaudis. Ils font aujourd’hui un choix moral qui résiste à la façon dont ils se comportent généralement dans la structuration politique, dans les structures d’investissement et de distribution.
Machiavel avait dit que toutes les sociétés seraient à la merci de la Fortune – des sécheresses [et autres circonstances dépassant leur contrôle]. Mais les sociétés se mesurent par leur capacité à résister à de telles crises.

Et clairement, notre capacité à dépasser cela dépend de la confiance. On nous demande à tous de montrer une confiance collective, d’afficher un sens collectif de la responsabilité. Certaines sociétés le font bien, d’autres moins bien.
On doit s’interroger pour savoir comment établir la confiance de manière à pouvoir subir et traverser, à travers des actions coordonnées, ce type de moments.
Eh bien, ces derniers propos ont une pertinence particulière en Israël, ces derniers jours, avec la question de la méfiance affichée par les ultra-orthodoxes – et de la méfiance suscitée par cette communauté.
Je suis très inquiet de la manière dont est traitée cette communauté. Et également de la manière dont elle s’interprète elle-même. La grande majorité de ses membres est attentionnée, elle obéit à la loi – en particulier lorsqu’on en vient à des questions de santé et de vie, du caractère sacré de la vie. Cette communauté ne dispose pas des moyens de communication qui lui permettraient de comprendre quels sont les problèmes et elle est donc à la traîne par rapport aux autres. Les conditions de vie y sont très différentes de celles d’une grande partie du reste de la population – ce qui rend les choses très difficiles.

Mais, en fin de compte, il y a un élément de méfiance mutuelle qui doit être examiné avec sérieux parce qu’il est lié au leadership. Le leadership, ici, n’est pas pleinement informé. Et je ne parle pas ici du leadership politique qui a échoué, dans une certaine mesure, à correctement informer les autorités halakhiques ou les autorités spirituelles.
Les autorités spirituelles ont instinctivement le sentiment que fermer une yeshiva ou fermer une synagogue fait presque toujours écho à une sorte de conspiration contre leur mode de vie. Les choses n’ont changé que lorsqu’il s’est avéré que le virus tuait des gens à Borough Park, quand la communauté haredim, là-bas, a entendu ce qu’il se passait à New York. Cela a été un moment terrible – une rupture de confiance qui a coûté des vies.
Certains des problèmes sont apparus suite au manque de volonté souverain – dans notre cas, du gouvernement d’Israël – d’imposer une discipline unifiée dans l’ensemble du corps civique
Il y a aussi une diabolisation horrible des haredim dans certaines sections de la société israélienne laïque – ce qui est une réponse très perturbante. Avec une sorte de blâme collectif de ce groupe décrié comme étant constitué d’individus qui afficheraient un manque de solidarité et de discipline ostensible, qui se ficheraient de tout, qui croiraient en Dieu en ne vivant que conformément aux ordres des rabbins et qui seraient dénués de tout sens de responsabilité civique. C’est insensé. Et maintenant, il faudrait les blâmer pour avoir été enfermés. C’est une image très sombre de la réalité qui est bien plus complexe que cela. Et c’est également un moment où la confiance est soumise à rude épreuve.
Certains des problèmes sont apparus suite au manque de volonté souverain – dans notre cas, du gouvernement d’Israël – d’imposer une discipline unifiée dans l’ensemble du corps civique. Il y a eu des épisodes qui n’ont rien eu à voir avec le comportement en soi des haredim, il s’agissait plutôt de leurs réponses aux régulations imposées par le gouvernement qui ont exempté les synagogues, les mikvaot. Les bons vieux trucs, les bonnes vieilles concessions mutuelles, les bons vieux marchés sectoriels qui incarnent si bien les maladies du corps politique israélien auraient dû être mis de côté à ce moment-là, et cela n’a pas été le cas. Et cela n’a pas été seulement la faute des haredim. Cela a été la faute de ceux qui se trouvent au pouvoir, qui réfléchissent avec cette structure de pensée, qui ne savent pas dépasser cette structure de pensée. C’est leur mode habituel d’opération – solidifier cette politique de coalition, effectuer des choix différents pour des secteurs différents.
Je veux être sûr de bien vous comprendre. Vous dites que donner des exemptions pour quelques jours supplémentaires dans les synagogues, peut-être en reportant certaines politiques de fermeture jusqu’à après Pourim et ainsi de suite, que cette ostensible indulgence vers les politiques ultra-orthodoxes a été une erreur énorme parce que cela a nui aux conséquences pratiques et entraîné des critiques réciproques ?
Oui, cela a eu des conséquences préjudiciables pour la communauté haredi et pour Israël dans l’ensemble. Et ça a exposé un modèle – ce modèle israélien qui reste de toute façon problématique – qui doit être dépassé.
Il y a ce glissement très bizarre qui va de la conclusion d’accord au blâme et qui oscille au sein de cette société
Et plus tard ? Est-ce que ça a été équitable de fermer Bnei Brak et Mea Shearim, ou est-ce que tout le monde aurait dû subir le même traitement ?
Non, ce n’est pas une question de confinement des haredim. Je ne pense pas que ce soit le fantasme de lâcher l’armée sur les haredim. Il s’agissait alors de réaliser, au point de vue épidémiologique, où se trouvaient les problèmes et de prendre en charge de manière plus rigoureuse certains secteurs. Et c’est une bonne chose.
Il y a ce glissement très bizarre qui va de la conclusion d’un accord pour aboutir sur le blâme et qui oscille au sein de cette société. Alors, avant tout, pas besoin de conclure des accords : à un moment tel que celui que nous vivons, il fallait les transcender. Et au fait, ça s’applique aux deux parties. Puis, après, il n’est pas nécessaire d’entrer dans le reproche, par lequel vous allez diaboliser un secteur entier de la société. Il y a quelque chose de très unique et d’admirable sur ce que sont les haredim et sur la manière dont ils sont perçus.
Les propos que vous tenez là ne sont-ils pas une recommandation supplémentaire de prudence sur le mélange entre la religion et l’État ?
Oui, absolument. Et ce sont des propos de prudence face à la sur-sectorialisation de la vie israélienne et d’une structure politique dans laquelle penser le bien commun – ce qu’on peut attendre à un certain degré de la part des politiciens – ne se trouve pas au devant de la scène. Avec le budget, par exemple, différents secteurs sont en concurrence pour ce qu’ils pourront obtenir.

Alors que l’État social s’est lentement brisé en Israël – et vous pouvez en voir certains des résultats dans la situation sanitaire publique – ce dernier a été remplacé par différents paiements sectoriels. La question du bien commun passe lentement dans l’ombre de celle des intérêts sectoriels.
Alors comment régleriez-vous cela ?
Par le retour à une sorte d’État social et par la prise en charge du citoyen.
Une partie de cette sectorisation est liée à la méfiance. Nous semblons tous penser et agir comme si nous étions seuls, tous les secteurs – les Arabes, les haredim, les habitants d’implantation, les Russes… Il n’y a pas ce sentiment de l’intérêt commun de l’État – dans un sens plus large. Nous sommes en concurrence pour nos propres intérêts.
C’est une question de leadership. Ce qui est nécessaire, c’est un leadership suffisamment puissant pour convaincre un nombre suffisant d’électeurs qu’il a le désir de briser ce modèle. Parce qu’en fin de compte, ce modèle ne nuit pas seulement à la société dans son ensemble mais il nuit aussi à ces groupes d’intérêt eux-mêmes.
J’ai très peu confiance dans le pouvoir de transformation entraîné par les événements
Vous attendez-vous à ce que nous sachions tirer les leçons de tout ça ? La société israélienne et les sociétés à travers le monde émergeront-t-elles de cette crise un peu plus tolérantes et moins divisées ? Pensez-vous que l’humanité va apprendre de ce qu’il se passe, que ce soit aux niveaux comportemental et politique ?
J’ai très peu foi en un pouvoir de transformations qui serait entraîné par les événements. Des transformations réelles et significatives au niveau moral – le féminisme, par exemple, ou l’apparition de l’État social, ou l’effondrement du communisme – n’ont pas eu de réels événements pour base. Ces processus de transformation ont été lents et sont liés à la forme des institutions, aux pratiques, aux normes, aux sensibilités morales.
Il pourrait y avoir un peu plus de sensibilisation aux épidémies. Peut-être certains investissements supplémentaires dans le développement des vaccins. Mais ce n’est pas un moment de transformation. Ce n’est pas un cas où, nous, toute l’humanité, nous retrouvons dans le même bateau, où le virus efface les frontières et où nous commencerons à agir différemment.
‘Plus jamais’ est l’une des déclarations les plus faussées que je n’aie jamais entendue
Qui se souvient de la grippe espagnole ? Elle était bien plus importante. Et l’idée que les guerres, dans le monde, ont permis de changer les individus… Non. Les événements ont très peu d’impact sur la manière dont nous nous comportons en tant qu’êtres humains. Dans deux, trois mois, on aura des missiles envoyés depuis Gaza, quelque chose comme ça. Le monde continuera tel qu’il est de si nombreuses manières.
Je voudrais que vous me parliez des sources de transformations majeures. Est-ce que la Shoah n’a pas entraîné un comportement plus décent des individus depuis quelques décennies ?
En fait, non. Juste après la Shoah, il y a eu l’émergence de la Guerre froide qui aurait pu mettre un terme à toute l’humanité. ‘Plus jamais’ est l’une des déclarations les plus faussées que je n’aie jamais entendue. Il y a eu le Rwanda, et ainsi de suite.
Quelque chose qui stupéfie toujours, c’est de constater combien la mémoire est courte. Même le souvenir de la Shoah. Si on évoque la recrudescence de l’antisémitisme, il suffit d’aller aujourd’hui sur le même continent qui s’est abreuvé de sang juif, et de tenter d’entrer dans une synagogue, à Shabbat, dans l’une de ces capitales de l’Occident éclairé – on y rentre en tremblant, comme on entrerait dans une forteresse. Certaines d’entre elles n’arborent même plus à l’extérieur d’étoile de David ou de signe distinctif spécifiant la présence d’un lieu de culte juif. Et cela se passe en Europe. La mémoire des êtres humains est-elle si courte ?
Les événements vont et viennent. Et un grand nombre d’entre eux se sont assimilés dans l’histoire du monde sans pour autant la transformer.
Et en termes de cohésion interne, de dialogue et de tolérance en Israël, vous n’anticipez aucun changement pour le meilleur ou pour le pire ?
Je constate des changements en Israël. Mais pas à cause du coronavirus ou de ce qui pourrait se passer après. Il y a de profonds changements. Même les haredim sont bien plus profondément intégrés dans la société. Certains changements sont économiques, d’autres non. Certains ne reflètent que le pouvoir d’Israël en tant qu’État-nation. Je vois des choses empirer. Je suis témoin de transformations mais elles ne vont ni accélérer, ni régresser à cause d’un drame, d’un spectacle – ceux de cette épidémie.
Où empirent les choses ?
Je constate une dialectique. Regardez nos citoyens arabes. L’un des résultats de la dernière série d’élections a été l’augmentation de 50 % de la participation électorale dans la communauté arabe israélienne. Un sentiment immense de citoyenneté participative qui marque une opportunité qui est, elle aussi, immense. Et pourtant, ce fait a motivé, d’une certaine manière, une expression de rejet très regrettable, un rejet presque a priori, de 20 % de nos concitoyens qui, s’ils ont le droit d’élire, n’ont pas le droit d’être élus. Quelque chose est arrivé ici dans la politique israélienne – pour le mieux, pour le pire, quelque chose de spectaculaire parmi les Arabes.
Maintenant, voyons les groupes ultra-orthodoxes : il y a un long processus d’intégration également – dans l’économie, dans la politique, dans la vie. Il y a des choses porteuses d’espoir qui surviennent à ce niveau.
Il y a des gens, bien sûr, qui citent des versets bibliques pour prouver que tout avait été pré-ordonné ou qu’il y aura des preuves qu’une puissance divine est à l’origine de ce qui est en train d’arriver. Plutôt que de dire que oui, le verset X du livre Y nous montre que cette catastrophe devait nous frapper en 2020, y a-t-il des leçons authentiques que ces textes pourraient nous offrir ?
J’ai toujours espéré que ces lecteurs de présage puissent nous avertir à l’avance (Rires).
Mais si vous parlez de leçons, alors revenons au point de départ de notre conversation. Il y a deux leçons majeures relatives à la condition humaine dans sa globalité.

La première, c’est la réelle internalisation de notre extrême vulnérabilité – la vulnérabilité à laquelle, paradoxalement, nous sommes exposés, entre autres, parce que nous avons de plus en plus de moyens de contrôle. On peut dire que le péché humain est de traverser la frontière entre l’humain et le divin – une sorte d’autodéification. C’est un échec profond en nous. Nous devons comprendre que nous sommes des créatures finies, nous présentant devant Dieu dans notre extrême finitude.
Le second aspect, c’est de réaliser que rien qui nous arrive de cette magnitude peut être indépendant de qui nous sommes, de ce que nous faisons ou de ce que nous pouvons faire. On peut dire que c’est une manière constructive de penser ce que sont les idées de rétribution ou de providence.
Le présage, là-dedans, n’a rien à voir avec le fait que, par exemple, nous n’aurions pas respecté le Shabbat ou autre. Il est toujours intrinsèque à ce qui est arrivé. Il est toujours lié. Quelque chose nous est arrivé en tant que groupe, en tant qu’espèce, quelque chose que, parce que nous sommes ce que nous sommes, nous devons pouvoir affronter, prendre en charge – voire éviter. Tout ce qui nous arrive n’est jamais pleinement indépendant de ce que nous avons fait ou de ce que nous avons omis de faire. C’est à ce point précisément que le sentiment de vulnérabilité peut ne pas se transformer en fatalisme ou en nihilisme mais en moment d’introspection.
Une sorte de jour du Jugement, c’est ça ?
Oui.
Mais pour juger quoi ? Aux sujets pour lesquels nous devrions prendre le temps de la réflexion ? À la manière dont nous avons surchargé la planète ? Aux choses que nous avons mal faites ?
L’image écologique est en effet une dimension. Mais la principale, c’est ce que nous avons échoué à faire dans deux domaines majeurs : le premier échec, c’est le manque total de préparation de la société. Le deuxième, c’est concernant notre réponse civique : nous devons sérieusement nous pencher sur la rupture de la confiance. Sur le manque de confiance, de confiance communautaire. Si cette confiance n’existe pas, la capacité d’une action coordonnée et partagée sera d’autant plus difficile.
Le jugement, aussi, sur la manière dont la société est structurée depuis de si nombreuses années.
Mais je suis sûr que la tentation va être grande – pour ceux qui en ont les moyens – de tenter de se soustraire au danger plutôt que de régler les problèmes plus profonds.
Absolument. Et là, nous en arrivons aux réflexions sur la puissance des événements en soi. Voyez un pays comme les Etats-Unis : il est à la fois et simultanément meilleur que le monde développé sous de nombreuses formes et il en est encore au stade d’un pays en développement, là encore, de nombreuses manières – sur un seul habitat, dans un seul territoire. Alors oui, il y aura des gens qui tenteront de se soustraire au danger.
Et ce sera encore un autre échec des êtres humains à juger les choses. Et là, malheureusement, ils devront à nouveau faire face à un autre présage, à un autre signe.
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