Ombre et lumière : à Hanoukka, des survivants de la Shoah racontent leur miracle
Trois-cent jeunes adultes invités au Dinner of Miracles annuel à Toronto ont entendu des témoignages sur la victoire de la lumière dans les ténèbres de la Seconde Guerre mondiale
TORONTO – Par un dimanche soir, dans une salle de bal élégamment décorée de la synagogue Beth Emeth de Toronto, 45 vieux survivants de la Shoah ont regardé 300 jeunes adultes se tenir debout, le visage solennel, en lisant à haute voix des petites cartes.
« Nous sommes les générations nées après les ténèbres », ont-ils récité à l’unisson dans le cadre du Dinner of Miracles qui a lieu chaque année. « Par le souvenir des paroles et du silence de ces survivants, nous sommes liés à cette existence juive anéantie dont les échos imprègnent notre existence. Nous promettons de nous souvenir. Nous dirons au monde dans quelles profondeurs l’humanité peut s’enfoncer, et les hauteurs qui ont été atteintes, même en enfer. Nous affirmons notre engagement à faire croître la vie juive. »
Ce fut un moment poignant qui rappela le jour guère lointain où il n’y aura plus de survivants et où la responsabilité de préserver la mémoire de la Shoah passera à ceux qui ont aujourd’hui 20 ou 30 ans.
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Ce sont ces jeunes que le Dinner of Miracles mobilise aux côtés de ceux qui sont assez âgés pour être leurs grands-parents ou arrière-grands-parents. Lors de cet événement annuel, organisé par la Fédération de l’UJA de Toronto, les participants peuvent entendre des témoignages poignants et directs d’hommes et de femmes qui ont, d’une façon ou d’une autre, défié l’attaque génocidaire d’Hitler contre les Juifs d’Europe.
L’événement de cette année, qui a marqué le 15e anniversaire du dîner annuel, a eu lieu juste avant Hanoukka et le 75e anniversaire de la libération d’Auschwitz le mois prochain. L’élément central de la soirée a réuni des survivants et des participants assis à des tables où les premiers ont parlé de leurs expériences de la Shoah, parfois avec des photos ou une tablette.
En dépit du sujet, la soirée était synonyme d’humanité et de vie. Son atmosphère presque festive – tout le monde a dansé la hora à un certain moment – côtoyait les cauchemars que les survivants ont endurés pendant leur enfance ou leur adolescence.
« Pour moi, c’est un événement joyeux », a commenté Rose Lipsyc, 90 ans, auprès du Times of Israel au milieu du dîner, le troisième auquel elle assiste. « Je ne me sens pas coupable d’avoir survécu aux nazis. Je ne sais pas pourquoi certains survivants disent qu’ils se sentent coupables d’avoir survécu. Pourquoi devrais-je me sentir coupable ? Je n’ai commis aucun crime. Pourquoi ne serais-je pas heureuse d’avoir été en vie à la fin de la Shoah et de l’être encore aujourd’hui ? »
Née à Lublin, en Pologne, Mme Lipsyc a échappé à une déportation forcée en 1942 et a survécu jusqu’à la fin de la Shoah sous une fausse identité, travaillant pendant trois ans comme ouvrière polonaise en Allemagne. Ses parents et deux frères ont été assassinés par les nazis.
« C’est merveilleux d’avoir l’occasion, lors de ces dîners, de parler aux jeunes et de leur apprendre ce qui s’est passé pendant la Shoah, ce dont certains se souviendront peut-être », dit Mme Lipsyc, dont l’énergie et l’esprit sont en complète contradiction avec son âge. « C’est également formidable que les gens d’ici tiennent compte de nous et nous honorent. Ils savent qu’avec si peu de survivants, demain il n’y en aura peut-être plus. »
Elle a emprunté un itinéraire sinueux de l’Europe au Canada après avoir été libérée par l’armée britannique en 1945. Trois ans plus tard, elle s’installait en Israël avant d’émigrer au Canada en 1952.
Ils savent qu’avec si peu de survivants, demain il n’y en aura peut-être plus
Au total, le Canada a accueilli environ 40 000 survivants de la Shoah après la Seconde Guerre mondiale – en plus de 3 000 criminels de guerre nazis, dont peu ont été déportés ou traduits en justice par Ottawa. Aujourd’hui, le Canada compte moins de 5 000 survivants, tous au crépuscule de leur vie.
Les participants de l’événement, pour la plupart âgés de 80 et 90 ans, se sentent obligés de partager leurs expériences de guerre avec les autres pendant qu’ils le peuvent encore, généralement avec beaucoup de dignité et peu de rancune malgré le traumatisme, la souffrance et le profond sentiment de perte qu’ils ont endurés. Le passage du temps n’atténue pas la tragédie de leurs histoires.
Ce dîner était le dixième pour Joe Mandel, né en 1924 en Tchécoslovaquie et qui a passé la première partie de la guerre dans un bataillon de travail forcé de l’armée hongroise. Après l’invasion et l’occupation de la Hongrie par les Allemands, il fut envoyé dans plusieurs camps, dont Dachau et Mauthausen, d’où il survécut à une marche de la mort vers Gunskirchen en Autriche où il fut libéré le 4 mai 1945 par des soldats américains.
« Je viens ici chaque année parce que je veux dire à tous ceux qui veulent bien écouter comment il est possible que des gens puissent haïr les autres et que c’est une si mauvaise chose de haïr les gens simplement parce qu’ils sont juifs ou autre », explique Joe Mandel, 96 ans, qui parle encore de la Shoah dans les écoles publiques. Je pense qu’il est important pour moi de parler de mon expérience, de ce qui s’est passé avant et pendant la guerre. Cela me donne un sentiment d’espoir qu’après avoir écouté, les gens essaieront de faire de meilleures choses que ce qui se passe actuellement dans le monde ».
Cela me donne un sentiment d’espoir qu’après avoir écouté, les gens essaieront de faire de meilleures choses que ce qui se passe actuellement dans le monde
De nombreux participants étaient des rapatriés et avaient participé à la Marche des Vivants, le programme éducatif de deux semaines en Pologne et en Israël qui emmène les jeunes, accompagnés de survivants, à visiter les vestiges de l’histoire juive d’avant-guerre et les sites où les nazis ont assassiné des Juifs en masse.
Sasha Stackle, qui travaille dans le domaine de la finance d’entreprise, a assisté à presque tous les dîners depuis 2009.
« C’est incroyable d’avoir une conversation intime avec un survivant », souligne Sasha Stackle, 32 ans. « Je me sens privilégié de pouvoir entendre leurs histoires et d’honorer leur héritage. En tant que génération qui a la chance d’entendre ces récits de première main, il est de notre responsabilité de les transmettre et de s’assurer que toutes les générations futures sachent ce qui s’est passé pour que quelque chose d’aussi horrible que la Shoah ne se reproduise pas ».
La considération et le respect étaient évidents dans la façon dont les participants se sont mis en rapport avec les survivants parmi eux, comme s’il s’agissait de personnages plus grands que nature qui avaient émergé des pages d’un livre d’histoire.
En tant que génération ayant la chance d’entendre ces récits personnels, il est de notre responsabilité de les transmettre
« Chaque année, c’est un survivant différent qui se présente à votre table », explique M. Stackle. « Je ne pense pas que ce concept soit exagéré, car c’est un privilège d’entendre leurs histoires et leurs témoignages. C’est la seule façon de comprendre vraiment à quel point ces atrocités étaient horribles et de les faire connaître. Je suis reconnaissant de rencontrer ces incroyables êtres humains. Nous les appelons des héros pour une raison. C’est inimaginable la façon dont ils ont survécu. Souvent, c’était vraiment un miracle. »
Deux tables se sont distinguées par le fait qu’elles étaient animées par deux survivants au lieu d’un seul. Dans les deux cas, il s’agissait de couples mariés qui ont commencé à se fréquenter seulement après que chacun a survécu à la Shoah et a déménagé au Canada.
Nancy et Howard Kleinberg ont captivé leur table avec leur histoire extraordinaire, qui a fait l’objet d’une vaste couverture médiatique internationale au fil des ans. Ils se sont rencontrés pour la première fois à l’adolescence, en 1945, au camp de concentration de Bergen-Belsen. Il a failli mourir, et elle l’a soigné pour qu’il revienne à la vie avant qu’ils ne se séparent tous les deux après la libération du camp. Deux ans plus tard, chacun s’est retrouvé à Toronto. Ils ont fini par se retrouver, se marier et fonder une famille.
« Les survivants sont des gens extraordinaires qui m’inspirent », dit Jonathan Vandersluis, 34 ans, un consultant en gestion qui assiste à son sixième dîner. « Je suis toujours super impressionné d’entendre leurs points de vue et comment, malgré le fait qu’ils aient traversé l’une des périodes les plus sombres de l’histoire juive, ils ont par la suite reconstruit leur vie et créé des familles dans un nouveau pays. C’est particulier d’écouter et d’apprendre, et ça aide à mettre en perspective certaines des luttes que nous menons au quotidien. »
Bien qu’ils aient traversé l’une des périodes les plus sombres de l’histoire juive, ils ont ensuite reconstruit leur vie et créé des familles dans un nouveau pays
Pour Sherri Ettedgui et Shawna Samuel, assister à l’événement était tout sauf une autre soirée de plus. Ayant cofondé le Dinner of Miracles en 2004, les deux amies sont fières de la façon dont il a pris racine depuis sa création. À leur connaissance, c’est le seul événement de ce genre au monde.
« Ce qui rend ce projet particulièrement unique, c’est qu’il ne s’adresse qu’aux survivants et aux jeunes adultes », explique Sherri Ettedgui, 39 ans, qui a travaillé pour la Marche des Vivants du Canada pendant 13 ans jusqu’en 2018. « Nous nous sommes toujours assurés que les participants n’étaient pas les enfants de survivants ou de cette génération, mais plutôt de la prochaine génération. Cette relation entre les survivants et la troisième génération est très spéciale ».
Ettedgui et Samuel ont conçu cette idée après avoir remarqué qu’il n’y avait pas beaucoup d’occasions pour les jeunes adultes de parler aux survivants dans un cadre informel.
« Nous l’avons appelé Dinner of Miracles parce que nous l’avons planifié autour de la période de Hanoukka et donc, avec le miracle de Hanoukka et le miracle des survivants de la Shoah, nous avons combiné les deux pour le rendre plus significatif », dit Samuel, 39 ans, qui a travaillé dans des organisations communautaires juives pendant 16 ans et qui est maintenant à l’UJA. « Notre idée était de faire une belle soirée pour les survivants, de leur rendre hommage, d’avoir à chaque table un survivant et un modérateur et de remplir le reste des sièges avec de jeunes adultes. Depuis lors, nous sommes restés fidèles à ce concept. »
Lors du dîner de cette année, l’une des vidéos a cité le regretté Elie Wiesel, survivant de la Shoah et lauréat du prix Nobel, qui a exhorté les gens à tirer les leçons de la Shoah. Il a souligné « la nécessité de sauver ce que le passé a à offrir pour l’avenir » et la célèbre phrase : « Celui qui écoute un témoin devient un témoin. »
À 87 ans, Pinhas Gutter a été l’un des témoins les plus actifs au dîner de 2019. Né à Lodz, en Pologne, il avait 10 ans lorsque lui et sa famille ont été déportés du ghetto de Varsovie vers le camp de concentration de Majdanek. Le premier jour, les nazis ont tué ses parents et sa sœur jumelle. Plus tard, après avoir survécu au typhus et à la famine et avoir travaillé comme ouvrier esclave dans une usine d’armement allemande, il fut envoyé à Buchenwald, suivi par la captivité dans d’autres camps et une marche de la mort vers Theresienstadt où il fut libéré par l’armée russe le 8 mai 1945.
Nous devons nous rappeler ce qui peut arriver, ce qui pourrait arriver et ce qui ne devrait pas arriver
« Être ici ce soir signifie tout pour moi », dit M. Gutter, qui a ensuite vécu en Grande-Bretagne, en France, en Israël, au Brésil et en Afrique du Sud avant d’immigrer au Canada en 1985. « Il est important pour moi de voir une salle remplie de Juifs, en particulier de jeunes adultes, qui veulent entendre parler de la Shoah et perpétuer sa mémoire pour faire du monde un endroit meilleur, sans haine. La dernière chose que nous voulons, c’est la haine parce que la haine engendre la haine. Nous devons nous rappeler ce qui peut arriver, ce qui pourrait arriver et ce qui ne devrait pas arriver. »
Gutter a déjà en vue le jour où lui et d’autres survivants ne seront pas là pour témoigner. Il apparaît sous forme d’hologramme dans une conversation virtuelle dans « Dimensions in Testimony », une exposition créée par la Fondation de la Shoah de l’Université de Californie du Sud qui permettra aux générations futures de parler avec les survivants et d’apprendre d’eux.
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