Sous l’égide d’Erdoğan, les autorités turques font revivre le patrimoine juif
Pour certains, le rajeunissement culturel sert à couvrir l'antisémitisme notoire du président et d'autres estiment qu'il témoigne d'un intérêt pour le passé de la communauté
JTA – La Turquie, un pays dont la population juive est en baisse et dont le président musulman a été accusé de tenir des propos antisémites par le département d’État américain, n’est peut-être pas le lieu la plus propice à une renaissance du patrimoine juif.
C’est pourtant ce qui s’y passe depuis cinq ans. Des synagogues historiques et un centre historique de la vie sépharade qui y organise un festival culturel annuel y ont été rénovées.
Certains observateurs considèrent que cette renaissance, en grande partie financée par des fonds publics, n’est rien d’autre qu’une tentative du président Recep Tayyip Erdoğan de se débarrasser de l’étiquette d’antisémitisme qu’il a gagnée en fulminant contre les Israéliens et les Juifs et en rejetant les critiques comme des laquais d’Israël.
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Mais d’autres identifient un ensemble plus complexe de motivations, qui conjugue motivation touristique et véritable appréciation de la présence ancestrale de Juifs en Turquie et de leur contribution à sa culture.
Le 3 décembre dernier, cinquième jour de Hanoukka, les dirigeants de la communauté juive d’Istanbul ont célébré la réouverture de la synagogue locale de Kilis, une ville située à environ 400 km de la frontière avec la Syrie. Il y a à peine deux ans, le bâtiment était une ruine prisée des gardiens de chèvres.
Les festivités à Kilis, organisées par les responsables municipaux, a coïncidé avec le Festival de la culture sépharade d’Izmir, un événement annuel de la fête de Hanoukka dont le coup d’envoi a été donné en 2019 par le gouvernement local de Konak – le plus peuplé des 11 districts de l’agglomération d’Izmir – et la Fondation communautaire juive d’Izmir. Le festival propose des visites de sites du patrimoine juif dans la ville de l’ouest de la Turquie, historiquement connue sous le nom de Smyrne. Quatre des neuf synagogues d’Izmir ont été rénovées récemment, bien que très peu de Juifs y vivent.
Toujours en 2019, les autorités ont rénové et rouvert une synagogue à Gaziantep, près de Kilis – alors même qu’aucune de ces villes ne compte de résidents juifs. En 2015, une synagogue historique et richement décorée à Edirne, une ville située près de la frontière occidentale de la Turquie avec la Grèce et la Bulgarie, a été rénovée et rouverte grâce à des fonds publics.
Cet effort rappelle des initiatives similaires dans d’autres pays méditerranéens dotés de petites communautés juives et d’un riche patrimoine juif, notamment l’Espagne, le Portugal, l’Italie et la Grèce.
Mais en Turquie, l’investissement dans les sites du patrimoine juif coïncide avec ce que les critiques décrivent comme un antisémitisme institutionnel et un programme farouchement anti-israélien dirigé par Erdoğan, que le département d’État américain a accusé en mai 2021 de tenir des « propos antisémites. »
Erdoğan « cherche à paraître magnanime sur les questions juives afin de se montrer sous un jour plus humain « , a déclaré Raphael Sadi, ancien porte-parole de l’Association des Turcs en Israël, qui a été à l’université avec Erdoğan.
Le département d’Etat réagissait à un discours décousu d’Erdoğan, chef du Parti de la justice et du développement, dans lequel il avait utilisé indifféremment les termes « Juifs » et « Israéliens ». « Ce sont des meurtriers, ce sont des meurtriers capables de tuer des bébés de 6 ans », avait déclaré Erdoğan, selon le journal Hurriyet. « Ce sont des meurtriers capables de faire ramper les femmes au sol ».
Sous Erdoğan, l’antisémitisme en Turquie « est d’un caractère qualitativement différent de celui des époques précédentes », a écrit Rifat Bali, un auteur et éditeur turc qui a étudié le sujet pendant des décennies, dans un essai de 2021. Il a cité la vénération et la promotion par le Parti de la justice et du développement de journalistes et de politiciens ouvertement antisémites.
Les détracteurs du parti conservateur d’Erdoğan, qui a déclenché une renaissance du sentiment nationaliste musulman alors qu’il réprime la dissidence dans les médias, l’armée et la société quotidienne, affirment qu’il est islamiste et fondamentaliste. Erdoğan a rejeté ces étiquettes et il a récemment parlé avec le président israélien Isaac Herzog de la possibilité d’organiser une rencontre diplomatique chaleureuse.
Aujourd’hui, seulement environ 15 000 personnes qui se définissent comme juives vivent en Turquie, presque toutes à Istanbul. C’est une diminution de 61 % par rapport à 1970, où la Turquie comptait 39 000 Juifs, selon un rapport de 2020 de l’Institut de recherche sur la politique juive de Londres. Erdoğan est arrivé au pouvoir en 2003.
Peu de Juifs turcs sont pratiquants. Les offices de la synagogue se déroulent sous haute sécurité et uniquement pour les membres inscrits de la communauté. Les visiteurs occasionnels ne sont pas autorisés à entrer dans les synagogues. Les communautés juives de Turquie, dont la quasi-totalité se trouve à Istanbul, ont tendance à garder un profil bas, notamment en raison des multiples attaques terroristes dont elles ont été victimes ces dernières années.
Après les reproches du département d’État l’année dernière sur l’antisémitisme perçu d’Erdoğan, la Confédération juive de Turquie a défendu le président. « Au contraire, il a toujours été constructif, solidaire et encourageant à notre égard », a déclaré le groupe sur Twitter.
Ishak Ibrahimzadeh, le président de la Confédération, a refusé d’être interviewé pour cet article.
Le rabbin Mendy Chitrik, président de l’Alliance des rabbins des États islamiques, basé à Istanbul, a déclaré que les autorités semblent sincères dans leur dévouement à la préservation du patrimoine juif.
« En tant que rabbin soucieux de renforcer la vie juive et de perpétuer le patrimoine juif, je ne suis pas concerné par les considérations politiques », a déclaré Mendy Chitrik, qui a assisté au festivités de Kilis.
À Kilis, les responsables municipaux et provinciaux « se soucient sérieusement et très sincèrement des questions d’intégration dans une ville qui compte 75 % de Syriens. Ils sont attentifs et chaleureux à l’égard de leur histoire juive », a déclaré M. Chitrik.
L’une des émissions Netflix les plus regardées en Turquie est « The Club« , une série en langue turque qui met en scène des personnages et des coutumes juifs. La série fait mention d’une campagne menée par le gouvernement pour marginaliser et dépouiller les biens des juifs, des chrétiens arméniens et grecs pendant les années 1940.
À Izmir, la promotion du patrimoine juif ne semble pas avoir de lien avec Erdoğan. Sous la direction du maire socialiste de la ville, un bastion de l’opposition laïque au conservatisme d’Erdoğan, des rénovations de la rue des Synagogues, longtemps négligée, qui abrite de multiples lieux de culte, ont été entreprises dans le cadre d’un effort visant à inscrire la ville sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, rapportait Al-Monitor en septembre.
La rhétorique et les actions anti-israéliennes d’Erdoğan ont fait fuir d’innombrables touristes israéliens, pour qui la Turquie était une destination de choix jusqu’en 2010. Cette année-là, des centaines d’activistes turcs et étrangers ont quitté la Turquie pour se rendre à Gaza avec l’accord du gouvernement turc, dans le but de briser les blocus israélien et égyptien sur la bande de Gaza dirigée par le Hamas.
Neuf militants turcs sont morts dans des affrontements avec des commandos israéliens envoyés pour intercepter les bateaux, ce qui a déclenché un incident diplomatique majeur.
Le tourisme en provenance d’Israël, qui comptait alors environ 550 000 entrées annuelles, a chuté brutalement. Il n’a de nouveau atteint ces volumes qu’en 2019. En novembre dernier, la Turquie a détenu pendant environ une semaine un couple d’Israéliens en visite en Turquie pour les vacances, soupçonnés d’espionnage.
Le couple, deux chauffeurs de bus, avait posé pour une photo devant un palais présidentiel turc. Ils ont été libérés suite à la pression internationale, mais cet épisode pourrait avoir un effet dissuasif sur les touristes.
Le tourisme est un aspect important de la promotion du patrimoine juif en Turquie, selon Yossef Ashkenazi, un Israélien de 71 ans natif de Kilis.
« Je pense que ce que nous voyons est un mélange de processus », a-t-il déclaré à propos du renouveau du patrimoine juif en Turquie. « Erdoğan, qui est un antisémite, voudrait adoucir les choses. Mais dès lors que cela touche le niveau intermédiaire et l’homme de la rue, cela devient authentique. Les Juifs sont généralement aimés en Turquie, et il y a une reconnaissance généralisée de la profondeur de nos racines là-bas et de la façon dont elles ont contribué à la société turque. »
À la fin de l’année dernière, M. Ashkenazi s’est rendu à la synagogue de Kilis pour la première fois depuis le départ de sa famille de Juifs syriens il y a plusieurs décennies. Il a fait sa bar-mitsva à la synagogue avant qu’elle ne tombe en désuétude.
« C’était tout simplement magnifique », s’est souvenu M. Ashkenazi en parlant du complexe, dont les façades en pierre blanche et les intérieurs méticuleusement restaurés présentent les larges arches caractéristiques de la structure. La vingtaine de fenêtres à ossature de bois de la synagogue donnent sur une cour intérieure dotée d’un puits octogonal qui a été transformé en fontaine.
« Je pense que les rénovations viennent directement du bureau d’Erdoğan », a déclaré Ashkenazi. « Mais je sais avec certitude pourquoi c’est important pour les Juifs turcs comme pour les non-Juifs : pour les uns comme pour les autres, il s’agit de savoir d’où l’on vient. Et c’est crucial pour aller là où nous voulons aller. »
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