Avec l’ouverture du procès de la tuerie à Pittsburgh, le spectre de la suprématie blanche
Les audiences commenceront lundi après un long retard ; l'accusé devra répondre de la mort d'onze fidèles à la synagogue Tree of Life, au mois d'octobre 2018

JTA — Tous les jeudis, Brad Orsini échange par visioconférence avec des dizaines d’autres spécialistes de la sécurité qui, comme lui, œuvrent à appréhender les menaces qui pèsent sur les Juifs américains pour les contrer au mieux. Mais d’ici quelques jours – et pour les prochains mois – ces rencontres virtuelles hebdomadaires ne s’intéresseront pas seulement aux dangers planant sur le présent et sur l’avenir. Elles serviront aussi à faire le bilan d’événements survenus il y a plus de quatre ans.
En effet, le procès de l’homme armé qui est accusé d’avoir tué onze fidèles d’une synagogue de Pittsburgh, au mois d’octobre 2018, commencera la semaine prochaine.
Orsini, qui était en charge de la sécurité communautaire le jour de l’attaque commise dans le quartier de Squirrel Hill, espère qu’il y aura, à terme, un sentiment d’aboutissement avec les poursuites intentées contre le tireur présumé. Mais il sait aussi que les audiences risquent également de donner un nouvel écho à l’idéologie suprématiste blanche qui avait été à l’origine de la fusillade, et qui continue encore aujourd’hui à mettre en danger les communautés juives. Et s’il pense que le procès permettra aux survivants et aux familles des victimes de trouver enfin un chemin qui les autorisera à aller de l’avant, il s’inquiète de ce qu’il ne les replonge dans un passé douloureux.
« Mieux vaut tard que jamais », commente Orsini en évoquant l’ouverture du procès. « C’était quelque chose de déterminant pour la communauté de Pittsburgh et, soyons honnêtes, pour toutes les communautés juives de la nation. Nous sommes impatients de voir ce procès se terminer et de voir l’accusé sanctionné pour ce dont il s’est rendu coupable ».
En même temps, ajoute-t-il, « le procès va rouvrir les blessures qui font souffrir la population juive depuis presque cinq ans aujourd’hui, et il pourrait infliger un nouveau traumatisme à de nombreux membres de la communauté. Et c’est quelque chose dont nous devons nous inquiéter ».
Dès lundi, ces émotions et ces attentes entreront en ligne de compte dans le cadre des audiences consacrées à ce qui avait été la pire attaque antisémite de toute l’Histoire américaine. Débutant avec la sélection du jury, ces audiences devraient durer au moins trois mois. Il y a peu de doute sur la culpabilité du tireur présumé, Robert Bowers, un nom qu’évitent de prononcer les résidents juifs de Squirrel Hill. En revanche, il est difficile de dire ce que ce procès signifiera pour les Juifs américains plus largement – et pour les familles qui ont été le plus directement touchées par l’attaque.
Certains espèrent que l’accusé sera condamné à la peine de mort – même si cela implique que l’épreuve infligée par des réexamens judiciaires répétitifs sera prolongée – et d’autres non. Certains espèrent que les audiences permettront de mettre en lumière le danger représenté par le mouvement suprématiste blanc, même si l’attention qui sera portée à l’attaque par le biais du procès pourrait finalement être source d’inspiration pour d’autres extrémistes. Et certains espèrent également que les audiences les aideront à laisser enfin cette tragédie derrière eux, même s’ils sont conscients qu’il sera difficile d’entendre les détails de la fusillade exposés devant les juges.

« Le pays va devoir traverser ce procès sans précédent du pire assassin antisémite de masse de toute l’Histoire du pays », a commenté Jonathan Greenblatt, directeur-général de l’ADL (Anti-Defamation League). « Cela va être vraiment dur et je pense que notre communauté va devoir s’y mettre, que nous devons nous y préparer ».
La fusillade perpétrée dans la matinée du 27 octobre 2018 avait fait onze morts et six blessés, notamment quatre agents de police. Venus de trois congrégations différentes, les fidèles s’étaient retrouvés dans le même bâtiment et l’accusé doit répondre de 63 chefs d’inculpation – notamment de crime de haine et de meurtre. Il a plaidé non-coupable. Le parquet réclame la peine de mort – un choix que certains proches des victimes soutiennent avec ardeur. En revanche, les dirigeants de deux des congrégations prises pour cible dans l’attaque ont fait savoir qu’elles s’opposaient à une condamnation de Bowers à la peine capitale.
« Ce massacre n’a pas seulement été le meurtre de masse de citoyens innocents pendant un service religieux et dans un lieu de culte », a déclaré Diane Rosenthal, la sœur de David et de Cecil Rosenthal, morts dans l’attaque, aux journalistes locaux, selon le Pittsburgh Union Progress. « La peine de mort doit s’appliquer pour rendre justice aux victimes et pour servir d’outil de dissuasion face aux crimes de haine horribles qui se répètent encore et encore ».

Pour les survivants et pour les familles des victimes, le procès sera probablement douloureux. Certains d’entre eux ont confié au Pittsburgh Jewish Chronicle qu’ils avaient l’intention de prendre des congés, de retarder des vacances ou de s’éloigner de leur famille pendant une période prolongée pour pouvoir assister aux audiences.
« Je veux que justice soit rendue mais en même temps, je déteste penser que certaines des familles devront potentiellement regarder des images de ce qui est arrivé ou des choses comme ça », a déclaré Steve Weiss, rescapé de l’attaque, au journal hebdomadaire juif. « Je suis sûr qu’ils ont des images mentales mais devoir voir des photos de victimes, des choses comme ça… Je pense que ça va être réellement très dur pour elles. »

Peu sont ceux qui mettent en doute la culpabilité du tireur – même s’il a décidé de plaider non-coupable. Il avait offert de plaider coupable en 2019 contre l’assurance qu’il ne risquerait pas la peine de mort mais les procureurs, déterminés à réclamer la peine capitale, avaient rejeté cette possibilité.
La même chose était arrivée dans le dossier de l’homme qui avait été mis en examen pour avoir tué neuf fidèles afro-américains qui se trouvaient dans une église de Charleston, en Caroline du sud, en 2015. Toutefois, malgré le rejet de la demande de l’accusé de plaider coupable, le procès avait eu lieu un an et demi après l’horreur et l’homme avait été finalement condamné à mort (pour illustrer la longueur des dossiers où intervient la peine de mort, sa dernière audience devant le tribunal a eu lieu au mois d’octobre et il n’a pas encore été exécuté).
En contraste, le procès de Pittsburgh n’aura été lancé que quatre ans et demi après les faits. L’une des raisons de ce retard est le travail qui a été réalisé par l’équipe de la défense, qui a repoussé les audiences par le biais de différents documents judiciaires. La principale avocate assurant la défense de l’accusé, Judy Clarke, s’est distinguée en défendant plusieurs attaquants de premier plan : « Unabomber », alias Theodore Kaczynski, un terroriste américain ; le responsable de l’explosion à la bombe qui était survenue pendant les Jeux olympiques d’été à Atlanta et celui de l’attentat à la bombe commis pendant le marathon de Boston, entre autres. Selon la branche locale de la chaîne CBS, à Pittsburgh, l’objectif poursuivi par l’avocate est de sauver son client de la peine capitale.

Mais les parallèles entre le procès de Charleston et celui de Pittsburgh sont évidents sous de nombreux aspects. Tous les deux concernent des fusillades commises par des suprématistes blancs dans des lieux de culte, des tragédies qui sont devenues les symboles macabres d’un renforcement national des fanatismes. Dans les deux cas, la culpabilité des accusés est admise avant même le début des audiences. Comme l’accusé qui va se présenter devant les juges de Pittsburgh, le tireur de Charleston avait été glorifié par les suprématistes blancs, et certains avaient même déclaré qu’ils étaient une source d’inspiration pour leurs propres actions violentes.
Par ailleurs, dans les deux cas, il y a ce sentiment qu’une condamnation ne suffira pas à panser les blessures causées par le tireur.
« Il n’y a pas de gagnant dans ce procès, il n’y a que des perdants », avait commenté le juge intervenant dans le dossier de Charleston, Richard Gergel, selon le New Yorker. « Ces poursuites judiciaires ne parviendront pas à rendre aux familles ce qu’elles veulent réellement, à savoir le retour de leurs proches. »
Et pourtant, ceux qui observeront avec une attention particulière le procès de la fusillade de Pittsburgh espèrent qu’il permettra de révéler de nouveaux faits, de nouveaux liens. Amy Spitalnick, directrice exécutive d’Integrity First for America, une organisation à but non-lucratif qui a remporté une victoire à hauteur de plusieurs de millions de dollars au cours d’un procès, au civil, qui avait été lancé contre les organisateurs du rassemblement d’extrême-droite de Charlottesville, en Virginie, en 2017, espère que les audiences de Pittsburgh mettront en exergue les liens entre les différents attentats menés par les suprématistes blancs – comme les attaques d’El Paso, au Texas ; de Christchurch, en Nouvelle-Zélande ou de la synagogue de Poway, en Californie.
Ces attaquants avaient repris des théories du complot similaires dans leurs manifestes, faisant aussi référence à d’autres attentats. Spitalnick explique que l’homme mis en examen pour la fusillade de Pittsburgh avait communiqué, semble-t-il, avec les organisateurs du rassemblement de Charlottesville à travers le réseau social Gab, connu comme étant un refuge pour les extrémistes de droite.
« Les procès comme celui-là peuvent vraiment servir à illustrer comment le poison de la suprématie blanche et de l’antisémitisme s’est répandu en profondeur », note-t-elle. « Les piles d’éléments de preuve qui ont pu être accumulés… aident vraiment à révéler ce qui motive les accusés, leur mode opératoire, les outils et les tactiques utilisés par le mouvement, avec les théories du complot en leur cœur. »

Il y a aussi la possibilité que – alors que l’attaque et les motivations du tireur seront remises sous le feu des projecteurs – le procès ne serve de source d’inspiration pour les autres suprématistes blancs. Dans les années qui ont suivi la fusillade commise à la synagogue, la ville de Pittsburgh est ainsi devenue une sorte de site de pèlerinage pour les admirateurs de Bowers, entraînant des incidents continus de harcèlement des Juifs locaux.
« Nous offrons une plateforme à un individu qui hait littéralement les Juifs, qui voulait tuer tous les membres de la communauté », indique Orsini. « Qu’est-ce que ça peut inspirer chez ceux qui partagent le même état d’esprit ? Nous devons rester très informés, pendant tout ce procès, du genre de discussions qu’il va y avoir sur le dark web ou même sur des portails ouverts ».
Face aux inquiétudes portant sur la répétition ou sur l’apparition d’un traumatisme pour les victimes et pour les familles de victimes – mais pas seulement – Greenblatt a déclaré que l’ADL était en train de mettre au point des ressources sur la manière d’évoquer les audiences avec les étudiants et dans la communauté juive de manière plus générale.
« Revivre l’horreur de l’événement ou le deuil entraîné par l’événement – avec sa présence constante dans les informations – est quelque chose qu’il va être difficile d’éviter ; ça sera dur et ça pourra être potentiellement atroce et bouleversant », a dit Greenblatt. « J’aurais préféré que ce procès n’arrive jamais – j’aurais préféré que ce crime n’ait jamais été commis, j’aurais préféré que tous ces gens soient encore à nos côtés aujourd’hui – mais nous ne pouvons pas l’éviter ».
Il a ajouté que « si ça pouvait servir à sensibiliser encore davantage la population non-juive aux dangers que nous courons, alors ça vaudra la peine ».
Une difficulté potentielle pour les Juifs américains dans leur ensemble, explique Spitalnick, c’est que les procureurs ne partagent pas nécessairement les mêmes besoins que les Juifs qui suivront les audiences. Si le procès fera naître des émotions intenses et différentes chez les Juifs américains et au-delà, note-t-elle, le parquet sera de son côté plus focalisé sur les détails de la fusillade et sur les particularités des actes commis par l’accusé présumé et de ses motivations.
« Nous allons probablement passer beaucoup de temps à écouter le parquet parler de ce qui a motivé le tireur, mais il ne s’agit pas d’appréhender cette question de la même manière que nous, les Juifs, le faisons lorsque nous réfléchissons à notre sécurité », précise-t-elle. « Là, on va examiner un cas spécifique, on va s’intéresser à ce qu’a fait cet homme, sur la base de son extrémisme et de sa haine… Cela va être très réfléchi, très précis, très tactique, alors que nous, Juifs américains, appréhendons cette question depuis une perspective très personnelle, à partir d’une perspective de sécurité communautaire ».
Le travail détaillé des procureurs pourrait toutefois ne pas entrer en contradiction avec les besoins émotionnels des Juifs, selon Orsini. A la fin du procès, la reconnaissance de la culpabilité de Bowers pourrait transformer la manière dont les Juifs se relient à la tragédie, que ce soit à Pittsburgh ou ailleurs.
« Le fait que cet individu n’ait pas été totalement amené devant la justice… et qu’il n’a pas encore été condamné pour cette fusillade de masse – d’une certaine manière, oui, il y aura un sentiment d’aboutissement à l’issue de ce procès », déclare-t-il. « Et quand l’épreuve sera enfin terminée, la communauté pourra se regrouper et elle pourra réellement se relever, faire preuve de résilience ».
JTA et le Pittsburgh Jewish Chronicle couvriront l’intégralité du procès de la fusillade survenue à la synagogue de Pittsburgh. Pouvez-vous nous aider à récolter 10 000 dollars pour soutenir notre couverture des audiences et aider le journalisme juif à avoir un avenir ?