Comment un Juif a contribué au système médical sous la Chine révolutionnaire
Alors que l'armée chinoise fête ses 92 ans, le gouvernement continue à honorer le docteur Jakob Rosenfeld, marxiste et survivant de la Shoah, réfugié à Shanghaï
La Chine a fêté il y a quelques mois le 92e anniversaire de la fondation de son Armée populaire de libération (APL) avec des événements dans les ambassades du monde entier – ainsi qu’une vidéo considérée comme une mise en garde aux manifestants qui défilent actuellement contre le gouvernement soutenu par Pékin à Hong-Kong.
C’est une démonstration de force moins subtile de la part d’une armée qui s’enorgueillit de compter aujourd’hui dans ses rangs plus de deux millions de militaires. Une époque très différente de celle de sa création en 1927, où elle n’en comptait que 20 000.
Il faut toutefois creuser un petit peu plus profondément dans l’histoire de cette armée controversée devenue dorénavant la troisième la plus puissante dans le monde pour découvrir l’histoire – plus passive – d’un médecin juif qui aura contribué à la résurrection de la Nouvelle Quatrième armée, contrôlée par les communistes, au cours de la guerre qui, de 1937 à 1945, opposa le pays au Japon, et son combat contre les nationalistes du Kuomintang au pouvoir.
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Le nom du docteur Jakob Rosenfeld ne dira sans doute pas grand-chose aux Juifs d’Israël ou à ceux de la diaspora. L’endroit où il a été inhumé, sur une petite parcelle de terrain agrémentée d’une stèle modeste au sein du cimetière de Kiryat Shaul, dans les faubourgs de Tel Aviv, n’est pas devenu un lieu de recueillement. Et il est probable que personne ne sera amené à songer que l’homme enterré là-bas a été un jour le ministre de la Santé très influent du gouvernement transitoire de l’Armée populaire de libération.
Néanmoins, depuis le rétablissement des relations diplomatiques entre la Chine et Israël en 1972, des délégations chinoises stationnées en Israël se rendent chaque année sur sa tombe, un bouquet à la main, pour rendre hommage au défunt – d’une manière qui n’est pas si différente de la coutume juive consistant à honorer le yahrtzeit d’un être cher.
Une partie de la raison de ces hommages peut se trouver dans celui qui, pendant la guerre, avait été un proche de Rosenfeld : le commandant de la Nouvelle Quatrième armée, Chen Yi.
Après le conflit, Chen devint ministre des Affaires étrangères de la Chine. Au moment du rétablissement des relations diplomatiques entre Jérusalem et Pékin, Rosenfeld et Chen étaient déjà morts, mais les successeurs de ce dernier ont maintenu en vie le respect qu’éprouvait leur prédécesseur pour le médecin.
« Chaque année, l’ambassade de Chine en Israël se rend sur la tombe du docteur Rosenfeld au cimetière Kiryat Shaul de Tel Aviv », explique l’ambassadeur chinois Zhan Yongxin au Times of Israel. « Ce faisant, nous voulons réaffirmer que le gouvernement et la population chinoise n’oublieront jamais les amis qui ont contribué à la fondation et au développement de la République populaire ».
En territoire chinois, il existe un hôpital Rosenfeld dans le comté du Junan, ce secteur de la province de Shandong où Rosenfeld était stationné et pratiquait la médecine pendant la guerre. Le comté accueille également une salle d’exposition consacrée aux « œuvres du combattant international Rosenfeld », construite en l’an 2000.
Le voyage de Rosenfeld vers le parti communiste chinois (PCC) et la Chine a commencé à Vienne, dans les années 1930, où il vivait l’existence d’un urologue aisé exerçant dans une clinique privée. Il était également membre du parti Social-démocrate.
Sa formation politique avait été interdite dès 1933 par les nazis autrichiens, suite au coup d’Etat fomenté par Englebert Dollfuss. Toutefois, il avait fallu attendre 1938 pour qu’Adolf Hitler déclare l’Anschluss de l’Autriche et commence à vider le pays de ses sociaux-démocrates et de ses Juifs.
En 1938, Rosenfeld fut envoyé à Dachau pendant un an. En 1939, de retour à Vienne, lui et son frère cadet demandèrent rapidement des visas auprès de la Légation chinoise et partirent pour Shanghai.
Recrutement à Shanghai en temps de guerre
Au cours des années qu’il passa en Chine, Rosenfeld entretint des interactions minimales avec la communauté juive établie là-bas.
« Pour autant que je sache, il n’y avait aucun lien entre le docteur Rosenfeld et les communautés juives de Chine », explique Yossi Klein, président de l’Association des anciens résidents de Chine. Dans les années 1950, l’organisation avait pour responsabilité d’aider les Juifs de Chine à s’installer en Israël et à maintenir des liens entre eux par le biais d’événements réguliers.
Rosenfeld ouvre un cabinet recherché en urologie, en gynécologie et en obstétrique à Shanghai peu après son arrivée, en 1939, avec un capital probablement issu de son ancien travail. Toutefois, son intérêt passé pour le socialisme allait rapidement l’amener à rejoindre un groupe de lecture marxiste placé sous la direction d’un autre Juif autrichien agent de l’Organisation internationale communiste, Hans Shippe.
C’est dans ce groupe que le commissaire à la Santé de la Nouvelle Quatrième armée, le docteur Shen Qishen, allait recruter Rosenfeld, selon le professeur Gerd Kaminski, de l’université de Vienne.
La Nouvelle Quatrième armée était une force de combat appartenant au Front uni qui avait été établi avec les unités nationalistes du Kuomintang, une alliance qui se consacrait à la résistance contre l’invasion nippone au cours de la Seconde Guerre mondiale qui avait opposé la Chine et le Japon entre 1937 et 1945. En 1941, la coopération entre le Kuomintang (KMT) et le PCC prit fin, et les deux groupes commencèrent à se combattre régulièrement en plus de leur lutte contre les Japonais.
Le facteur le plus puissant, dans le recrutement de Rosenfeld, semble avoir été la description faite par Shippe des zones placées sous le contrôle de la guérilla communiste chinoise.
Shippe avait décrit ces secteurs comme des lieux où prévalait la politique démocratique, où la population s’appuyait, pour survivre, sur sa propre production – à l’image de l’utopie marxiste. Pour autant, le manque de soins médicaux dans ces régions et le récit des amputations qui avaient pu suivre une blessure à la jambe, ainsi que le manque de produits d’anesthésie avaient horrifié le médecin et l’avaient encouragé à penser que son aide était nécessaire.
Après son recrutement par Shippe et Qishen, Rosenfeld dût trouver un moyen de sortir de Shanghai et de rejoindre les forces révolutionnaires dans leurs combats contre les Japonais et les forces du Kuomintang — ces forces partisanes et militaires dirigées par le leader Chiang Kaishek qui prônait ostensiblement un gouvernement républicain.
Rosenfeld avait réussi à y parvenir en traversant la province de Shandong habillé en missionnaire allemand, une croix pendue au cou, selon des sources chinoises. Ses compagnons chinois au cours du périple se référaient à Rosenfeld sous le nom de Luo Shengte — adaptation locale du son de son nom occidental.
C’est donc ainsi que Rosenfeld passa du statut de victime passive en Europe à celui de combattant actif contre le fascisme japonais en Chine. Rosenfeld était devenu médecin de terrain sur le front de l’armée, dans le comté de Junan.
Il devint, de manière informelle, le « grand docteur avec un gros nez ». Certains soldats et habitants locaux avaient même salué en lui la réincarnation de Hua Tuo, un célèbre docteur chinois de la dynastie Han.
L’école de médecine de Huazhong
La Nouvelle Quatrième armée manquait cruellement de personnel médical, alors Rosenfeld créa l’école de médecine Huazhong. Les premières classes comptaient 50 étudiants, selon le livre chinois « Vous et nous » qui raconte l’histoire du docteur juif. Lui-même y enseignait : la dissection, la pharmacologie, les soins d’urgence sur le front, pratiquant également des expériences de médecine et de chirurgie.
L’école forma presque 10 000 professionnels médicaux – environ 95 % de l’ensemble de l’équipe médicale de la Nouvelle quatrième armée, selon des sources chinoises. Après la guerre civile, ces personnels constituèrent l’épine dorsale de l’establishment médical dans le pays.
L’hôpital de terrain que Rosenfeld avait ouvert sur le front ne prenait pas seulement en charge les soldats, mais également une dizaine d’habitants de la région au quotidien. Pour ce faire, et à cause d’un manque d’approvisionnement d’équipements médicaux réguliers, le docteur développa des pratiques de travail inventives. Par exemple, Rosenfeld utilisait des bâtons de bambous à la place de pincettes en métal, du beurre et du suif de mouton en remplacement de la vaseline, et du papier kraft et de la colle plutôt que des bandages adhésifs. Le médecin se serait également, un jour, fait descendre dans un puits pour faire baisser sa fièvre – suscitant l’inquiétude des paysans qui avaient craint qu’il ne se soit suicidé.
Le départ vers l’Etat juif
Lorsque le Parti communiste chinois entra dans Pékin, désignant la ville comme la capitale de la nouvelle République populaire de Chine en 1949, Rosenfeld était là. Mais ses aventures chinoises allaient rapidement prendre fin.
Au mois de novembre 1949, Rosenfeld retourna en Autriche pour retrouver les quelques membres de sa famille qui n’avaient pas été tués pendant la Shoah. Il retrouva ainsi une sœur plus jeune et un frère aîné, mais les conditions de vie étaient encore trop marquées par l’antisémitisme et trop inconfortables pour le médecin dans le pays.
« Je ne sais pas s’il était sioniste ou communiste, mais il ne se sentait pas à sa place à Vienne, ravagée par la guerre, et la majorité des membres de sa famille et de ses amis n’étaient plus là », explique le professeur Tom Grunfeld de l’Empire State College de l’Université d’Etat de New York.
Rosenfeld demanda alors un visa pour pouvoir retourner en Chine, mais sa candidature fut rejetée en raison de la guerre de Corée en cours.
Il se tourna alors vers Israël.
Au mois d’août 1951, sans autre perspective en vue, il immigra en Israël pour y rejoindre son frère cadet, Joseph, qui avait quitté Shanghai pour s’établir au sein de l’Etat juif. Son frère aîné allait mourir d’une attaque cardiaque moins d’un an après être entré dans le pays, à l’âge de 49 ans.
Les Juifs de Mao
Rosenfeld n’était pas unique en son genre – d’autres Juifs ont joué un rôle dans l’ascension de la République populaire de Chine et se trouvent aujourd’hui négligés par l’histoire.
« Un grand nombre des étrangers venus en Chine et ayant travaillé avec le PCC ou l’aile gauche du parti nationaliste chinois étaient juifs », explique Grunfeld.
Hans Müller, un médecin juif allemand, occupa ainsi un rôle similaire à celui de Rosenfeld en tant que médecin pour la Huitième Armée de route – l’autre groupe armé majeur du Parti communiste chinois qui s’est illustré au cours de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre civile.
Contrairement à Rosenfeld, Müller allait rester en Chine et travailler à différents postes au sein d’hôpitaux et d’écoles de médecine après l’établissement de la République populaire, et ce jusqu’à sa mort survenue en 1994.
La majorité des Juifs qui avaient rejoint le PCC étaient des littéraires – comme le journaliste Israel Epstein, l’interprète Sidney Rittenberg et le traducteur Sidney Shapiro, parmi au moins une douzaine d’autres.
Ils aidèrent collectivement le monde extérieur à comprendre le PCC et le nouveau gouvernement de la République populaire de Chine après la fin de la guerre civile.
Epstein publiait le magazine China Reconstructs, devenu ultérieurement China Today. Rittenberg, pour sa part, traduisait les messages envoyés par Mao au président américain Harry Truman et allait travailler plus tard pour l’agence de presse Xinhua comme interprète en anglais.
Shapiro traduisit des ouvrages littéraires chinois majeurs de la Chine révolutionnaire, comme « la famille », de Ba Jin, pour le public occidental. Il avait également été membre du Conseil consultatif politique.
Avec l’essor de la Chine sur la scène mondiale et les liens plus forts qui existent dorénavant entre le pays et Israël en particulier, il est probable qu’on entendra désormais davantage parler dans les médias de ces Juifs de Chine oubliés.
« Le docteur Rosenfeld est un exemple remarquable de nos amis internationaux », s’exclame l’ambassadeur chinois Zhan. « Il est un grand médecin qui a sauvé de nombreuses vies en Chine et un soldat sans peur qui a consacré sa vie à la lutte contre le fascisme ».
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